Raúl Dorra, La casa y el caracol, Tome 2 de la trilogie Materiales sensibles del sentido, México, Universidad Autónoma de Puebla-Plaza y Valdés, 2005

Verónica Estay Stange

Université Paris 8 le SES-BUAP : Seminario de Estudios de la Significacion de la Universidad Autonoma de Puebla

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Auteurs cités : Raúl DORRA

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Une première partie de ce livre (les chapitres intitulés « De l’animal gisant » et « Le nid de la voix ») est parue dans les Nouveaux Actes Sémiotiques, N° 94,95, 2004, avec un avant-propos d’Eric Landowski.

La casa y el caracol (Para una semiótica del cuerpo) [La maison et l’escargot (Pour une sémiotique du corps)]1, de Raúl Dorra, est le deuxième livre d’une trilogie qui porte le titre de Materiales sensibles del sentido [Matériaux sensibles du sens] et qui a pour but d’explorer les diverses formes créées et acquises par la sensibilité dans son trajet vers la signification ; un trajet où le corps – le corps perçu et le corps percevant – tend à rapprocher le sensible et l’intelligible, l’extéroceptif et l’intéroceptif, en établissant entre eux une continuité essentielle.

« umbral Del animal yacente » [« seuil De l’animal gisant »]

Dans un style inhabituel où se confondent la sensibilité de l’écrivain et la rigueur du chercheur, l’auteur explore l’altérité qui caractérise le rapport entre le sujet et son corps. C’est ainsi que le livre commence par un passage littéraire qui porte sur la descente vers les profondeurs du soma, cette sorte d’inconscient corporel acquérant les caractéristiques d’un animal qui accompagne et qui guette un je déjà partagé par la confrontation avec soi-même. Un je qui devient alors multiple. En tant que passage entre l’extérieur et l’intériorité, le corps est la chose, l’objet le plus intime et le plus étranger, au seuil de deux mondes dont les frontières sont toujours labiles. Ramené à la conscience par des manifestations involontaires mais vite assimilées par la conscience (la toux, un bruit stomacal, la respiration), ou éparpillé dans un univers appréhendé voire construit à son image, le corps dialogue et négocie avec le sujet ; il l’abrite enfin comme la coquille de l’escargot, ou peut-être est-il abrité par le sujet comme l’escargot par sa coquille. Une aporie que l’auteur nous invite à explorer pas à pas – de la tête aux pieds.

I. El nido de la voz [I. Le nid de la voix]

Note de bas de page 2 :

 Ce premier livre de la trilogie, dont un compte rendu critique a été publié par Massimo Leone (Nouveaux Actes Sémiotiques N° 89, 90,91), nous invite à concevoir le corps comme le modèle de tout discours rhétorique – celui-ci entendu comme une exécution qui « fait figure » devant un spectateur –, aussi bien que comme la base de l’art rhétorique lui-même, depuis l’intellectio jusqu’à l’actio, en passant par l’inventio, la dispositio, l’elocutio et la memoria. En éclairant les formes de la sensibilité sous-jacentes à ces divers processus, l’auteur affirme que c’est à partir de la faculté perceptive du regard que la rhétorique se constitue comme un procédé par lequel un sujet s’adresse à un autre pour que cet autre emprunte le point de vue de l’énonciateur. Ainsi, la rhétorique comme art du regard et pour le regard spatialise le devenir temporel du discours, en faisant de celui-ci l’objet d’une réception auditive qui se déplace vers la visualité pour « voir avec les oreilles », dans un mouvement synesthésique. D’après Dorra, bien que la rhétorique en tant qu’« art de parler » soit communément conçue comme le résultat d’un travail sur le langage où les figures (d’ornement) contribuant à l’accomplissement des fins du discours émergent comme un excès face à l’expression littérale, il est possible d’imaginer l’existence d’une « rhétorique d’usage » qui, à la différence de cette « rhétorique d’invention », serait fondée sur la figure pour créer des catachrèses qui ne remplaceraient pas un terme existant, mais relèveraient de la nécessité d’expansion du langage. Ainsi, chaque pas vers la découverte de la réalité impliquerait le retour à un répertoire limité de figures qui étendent leur champ sémantique au fur et à mesure que s’élargit l’horizon touché par le regard. Aussi le corps, premier espace de reconnaissance et source primordiale de l’analogie, serait-il le fondement du discours humain, à la base duquel résiderait un procédé rhétorique inhérent au processus communicatif. En revenant sur l’idée greimassienne de l’imperfection, Dorra propose de situer l’origine de la figure et de la catachrèse dans l’activité d’un corps qui ne se perçoit lui-même que de façon fragmentaire, et qui se projette sur le monde qui l’entoure dans un effort continuel pour récupérer sa propre image.

Dans une continuelle réflexion autour de ses propres stratégies discursives, le texte développe le parallèle entre le discours et le corps, ce qui, d’après les postulats de Platon, avait fait l’objet de La retórica como arte de la mirada[La rhétorique comme art du regard]2. Par là, l’auteur arrive à la conception du discours en acte comme un corps qui marche – qui fait chemin –, dans un régime aspectuel caractérisé par une sorte d’inchoativité durative. Cette activité mobilisée par l’énergie créatrice permettrait au corps – et au discours – d’acquérir un certain degré de tensivité et de « faire figure ». Aussi la figure, propre au corps et au discours, témoignerait-elle d’une origine commune qui pourrait bien être considérée comme une mythologie appréhensible en tant que processus déterminant l’apparition de l’altérité et la constitution du corps percevant lui-même.

Objet de l’anthropologie aussi bien que de la linguistique et de la psychologie, la question problématique de l’origine mythique du sujet et du monde est abordée par Dorra du point de vue de l’énonciation. En effet, d’après l’auteur et tenant compte des dernières recherches sémiotiques, c’est au moyen de l’énonciation que le sujet s’auto-expulse pour se constituer en tant que tel, tout en revenant sur lui-même en tant qu’un autre. C’est ainsi qu’aurait lieu la configuration des couples soi-même/autre, corps/monde. L’acte d’énoncer – de s’énoncer – renvoie donc à cet endroit où les conditions de la signification et de la communication prennent forme. Au sein de ce nid de la voix se situe le je qui parle – une instance floue, toujours insaisissable.

Parler et s’entendre parler, toucher et être touché – en considérant les qualités tactiles de la voix –, c’est pénétrer dans le monde et se laisser pénétrer par lui ; c’est établir ses propres limites et en même temps les dépasser, en s’écoulant du coup sur le monde environnant. Parler, c’est en somme s’instaurer comme un sujet parlant par rapport à celui qui écoute et, plus essentiellement, se constituer comme un corps percevant par rapport au corps et au monde perçus. Or, ce corps par définition dressé – traversé, on dirait, par le zénith – serait la source du temps et de l’espace, configurés à partir de l’instauration corporelle de l’ici et du maintenant. Aussi, pour Dorra, l’expérience du corps devient-elle une expérience mythique dont la complexité – et l’intérêt – relève du fait que l’auto-perception est toujours fragmentaire, ne pouvant avoir lieu qu’au moyen de la perception du monde, puisque le corps lui-même en fait partie.

Dans cette perception partielle de soi-même, la vision de ses propres mains – et, plus spécifiquement, de la paume de ses mains, des lignes de ses mains –, bien qu’insuffisante, permet de récupérer quelques traces d’un je qui, du moment où il essaie de s’approprier ces lignes comme des signes indéchiffrables, où il réalise que ses mains ne lui appartiennent pas tout à fait. Car, dans leur va-et-vient du sujet au monde et à l’inverse – en donnant à voir, tour à tour, la paume et le dos – les mains s’instrumentalisent et deviennent incapables de faire figure. Impossible donc de contempler la figure de son propre corps dans cet autre nid de la voix qui tout à coup se referme pour s’intégrer à l’étrangeté du monde. Or, toujours à la recherche d’une appréhension totale et effective de soi-même, si entre le sujet et ses mains s’interpose une altérité fondamentale, entre le sujet et son image dans le miroir s’interpose l’impossibilité de se regarder depuis tous les angles et avec un total désintérêt. Enfin, entre un sujet et son portrait, le rapport est maintenant médiatisé par le temps, nous dit Dorra, et plus que par le temps, par la mort.

C’est donc pour compenser ce déficit du regard que le sujet cherche son image dans les figures du monde et dans le regard des autres, par un procédé d’expansion du corps. Tandis que pour l’anthropologie ce procédé se situe à la base du fait d’habiter le monde, pour la rhétorique il constitue un exemple de la métaphore et de la catachrèse. Pour sa part, la littérature en a fait la source d’un lyrisme narcissique qui s’exprime à diverses époques.

En revenant maintenant sur la voix – ce qui nous paraît être le moyen d’expansion du corps par excellence –, l’auteur propose de la considérer comme « le système d’inflexions qui définit une manière particulière de moduler les sons des paroles » (p. 38). « Morceau de corps qui s’écoule » – d’après H. Parret –, manifestation d’une présence et d’un désir, elle aurait comme fonction principale l’appel de l’autre – ce que Jakobson a appelé la fonction phatique. En tant qu’un plus de son qui complète le signifié, la voix est imprégnée de matière sensible, à tel point qu’elle touche et est touchée. Elle a donc la propriété d’être contagieuse,dans le sens qu’Eric Landowski donne à ce terme dans ses recherches à propos de la contagion du sens. C’est ainsi que la voix « s’inscrit sur le corps de l’autre ; y laisse ses stigmates ».

De l’idée d’inscription à la considération de l’espace d’écriture, il n’y a qu’un pas. C’est en le franchissant que Dorra inverse les termes pour passer de la voix en tant qu’inscription à l’écriture en tant que voix. En effet, lire un texte suppose prendre en charge une voix qui doit être incorporée par le lecteur pour la faire sienne. La page, concrétisation du texte, se montre donc comme un autre nid de la voix qui demande un travail d’interprétation et qui se pose devant nous-même comme une « volonté de sens ». Par son appartenance à un certain genre aussi bien que par ses marques typographiques, la page indique la manière dont elle doit être lue. Elle regarde et interpelle le lecteur et même l’auteur – qui, alors, disparaît face à son œuvre. Elle devient ainsi un autre à la recherche d’un regard qui le reconnaisse, d’un souffle qui l’actualise : un autre à la recherche d’une rencontre corps à corps.

Mais cette rencontre est aussi une négociation qui vise à un équilibre entre la voix du texte et celle du lecteur – une voix qui sera ensuite distribuée, au sens grec, entre des auditeurs réels, dans le cas de la lecture à haute voix, ou imaginaires, dans le cas de la lecture en silence. Cette négociation relève d’une tension entre deux extrêmes : la transitivité extensive et l’intransitivité intensive. Dans la première, le lecteur n’est qu’un instrument de transmission du texte – d’ordre politique ou militaire, par exemple –, tandis que dans la seconde le lecteur est impliqué, du point de vue cognitif aussi bien que pathémique, dans la lecture – comme il arrive dans l’interprétation d’un texte littéraire, voire dans la lecture d’une conférence qui prend la forme d’un récit. C’est dans ce deuxième type de lecture, et surtout quand il s’agit d’un poème, d’une prière ou d’une chanson, que le nid de la voix s’instaure dans le sujet et dans son corps. La voix devient alors l’origine du je/ici/maintenant ; une origine qui est bien l’origine.

II. Cuerpo secretante [Corps sécrétant]

Pour mieux comprendre la façon dont le corps se répand sur le monde au moyen de la voix et d’autres excrétions, et en se posant du coup la question du sentir et du percevoir – soit la question du parcours esthésique du sujet –, Dorra fait appel à la métaphore de l’escargot, dont la motricité est possible grâce à la sécrétion continuelle d’une bave qui sort de lui mais qui fait pourtant partie de lui-même, et qui est lisible après-coup comme la trace du chemin parcouru. Il en va de même, bien que dans un régime plus proche du percevoir que du sentir, pour l’araignée, dont la toile est une expansion de son propre corps. Ainsi, les sécrétions du corps humain font preuve d’un incessant sortir de soi, un processus où le sujet s’écoule et se défait comme il arrive dans l’acte fondateur de l’énonciation, aussi bien orale qu’écrite – l’écriture pouvant être considérée comme une sorte d’excrétion du corps qui, dans les cas où elle est mobilisée par la passion ou par la souffrance, renvoie au topos littéraire d’après lequel l’encre est substituéepar les larmes ou le sang.

Note de bas de page 3 :

 A cet égard, l’auteur fait d’abord appel au passage de la Chanson de Rolandoù Charlemagne pleure la mort de son neveu. Cet extrait montrerait le processus graduel par lequel le sujet, ébranlé par la douleur, passe du percevoir au sentir – et au non-sentir : l’évanouissement – au moyen des larmes. Cette transition serait caractérisée par la primauté du toucher sur le regard et de l’intéroceptif sur l’extéroceptif.

Note de bas de page 4 :

 Pour approfondir dans l’analyse de ce parcours, Dorra reprend plus loin la figure de Charlemagne, mais cette fois en imaginant le possible écroulement du personnage sous le poids des armuresque, d’après Jacques de Voragine, il aurait pris dans ses bras pour exhiber sa force devant Dieu et les infidèles.

A partir de l’analyse des larmes3 comme la conséquence d’une affection et comme la manifestation d’un corps sentant, l’auteur montre le passage du percevoir au sentir ; un passage déterminé par la présence croissante d’un corps qui s’écoule en provoquant l’abandon d’un régime de perception discrétisant au profit d’un régime continu où la sensation prend le pas sur la perception proprement dite. Au terme de ce processus, dans un dernier écoulement, le sujet finirait par perdre complètement sa consistance, en devenant un corps latent. Aussi « percevant-sentant-latent serait-elles les trois étapes parcourues par ce corps qui a abandonné progressivement l’esthésie pour trouver son refuge dans l’anesthésie » (p. 68)4. Puis, dans le sens inverse, le passage du latent au sentant et au percevant supposerait d’abord la perception tactile de soi-même, ensuite la perception élémentaire de l’autre et du monde (le con-tact), et finalement la récupération de la mémoire et du langage, avec la reconnaissance de soi-même comme un je constitué face aux figures organisées et catégorisées du monde – trois niveaux interdépendants qui se contiendraient les uns dans les autres.

Note de bas de page 5 :

 Pour développer ce sujet, l’auteur prend comme exemple les pleurs de Marie Madeleine devant le sépulcre de Jésus.

Mais, outre de représenter une expression pathémique du sujet, les larmes auraient une fonction pragmatique5 qui fait penser à une possible « rhétorique des pleurs », fondée sur un pouvoir, vouloir et savoir pleurer – à cet égard et d’après la tradition, les pleurs féminins auraient la capacité de restituer l’objet dont on pleure la perte. Ce type de pleurs, au lieu de finir par la dissolution du sujet dans l’anesthésie, permettrait la mise en marche d’une attente qui fait advenir l’inattendu. Entre le pathémique et le pragmatique, les pleurs seraient donc le témoignage par excellence d’une fracture du sujet, mais aussi la promesse d’une réponse, d’un futur renouvellement du sens.

D’après ces remarques, Dorra suggère que, à la différence de l’escargot – qui devient son propre sujet du fait qu’il s’appréhende et se refait en se défaisant (ce qui donne naissance à la coquille) – le corps humain, dépossédé de lui-même, serait soumis à un déséquilibre provoqué par la tension continuelle entre le processus où il se défait par des affections somatiques et pathémiques conduisant vers l’anesthésie puis vers la mort, et le processus où il se refait par la récupération des sens (permettant la perception du monde et de soi-même) et du sens – à la recherche duquel s’avancent l’art, les chants et les pratiques rituelles, en faisant appel à l’unité perdue.

III. Cuerpo percibiente [Corps percevant]

Assujetti à cette instabilité inhérente, le corps s’ouvre et se ferme, dans un échange incessant avec le monde et avec l’intériorité du sujet– configurée à partir des passions et des souvenirs qui peuplent la mémoire. Or, en deçà de l’activité perceptive grâce à laquelle le sujet se constitue en tant que tel et le monde acquiert un sens, le sentir – que certains identifient, d’après Greimas et Fontanille, avec « le principe même de la vie » – suppose d’abord se sentir, ce qui entraîne un ébranlement en vertu duquel émergent le corps senti – que ce soit le corps propre ou le corps d’un autre – et le corps sentant. Cette activité serait caractérisée par l’intériorisation du monde et de soi-même, de façon que le corps reconstituerait, plutôt qu’un état de choses, un état d’âme. Aussi le passage du corps sentant au corps percevant aurait-il lieu lorsque le mouvement du proprioceptif vers l’intéroceptif cède la place au mouvement inverse (du proprioceptif vers l’extéroceptif).

Note de bas de page 6 :

 L’auteur développe le parallèle entre la main et le regard, tout en soulignant l’importance de la main dans la constitution de la pensée et de la culture.

Toujours en cherchant à éclairer la façon dont le corps intervient dans ce parcours esthésique du sujet, l’auteur met en question la classification des sens corporels telle qu’elle a été constituée depuis Aristote, en arrivant à la conclusion que, d’après une certaine intuition du philosophe, on pourrait considérer que le toucher est à la base de tous les autres sens, aussi bien dans le sentir que dans le percevoir, assurant le passage de l’un à l’autre. Car, bien que, comme Greimas l’a signalé dans De l’imperfection, la faculté tactile permette l’intériorisation des objets du monde, à la recherche d’une fusion sujet/objet – comme c’est le cas dans l’activité de la langue comme organe –, elle assure aussi la distinction entre ces deux entités, du moment où elle acquiert une fonction discrétisante, voire intellective – comme celle du bout des doigts ou de la main, en tant qu’un complément du regard6.

Note de bas de page 7 :

 A ce sujet, Dorra remarque que dans le rapport entre la perception et le langage, celui-ci prime sur celle-là. En d’autres termes, ce qui est perçu ou perceptible serait fondé sur ce qui est dicible, puisque « le langage contient les structures matrices de toutes les sémiotiques » (p. 146).

A partir de ces réflexions, Dorra propose une échelle des sens qui irait du toucher – de la main – et de la vue, vers l’odorat et le goût – dépendants du toucher de la peau –, en passant par l’ouïe. Il s’agit donc d’un parcours descendant depuis la perception jusqu’aux profondeurs de la sensation. Un parcours qui suppose aussi le passage d’un vaste répertoire linguistique lié à l’organisation et à la segmentation des objets accomplies par la perception analytique, à un répertoire imprécis et insuffisant – qui fait souvent appel à la catachrèse –, relevant de la continuité dans laquelle se situe la sensation, globalisante7. D’autre part, chaque sens serait susceptible de modifier le type d’activité qui le caractérise pour emprunter celui d’un sens appartenant à un autre niveau de l’échelle, comme il arrive, par exemple, dans la dégustation de la nourriture, où le goût accomplit une activité semblable à celle du toucher de la main. De là, dans la langue, la distinction entre voir et regarder, entendre et écouter, toucher et palper.

Malgré la complexité et l’incertitude qui règnent dans le domaine de l’esthésique, ce qui est certain, soutient l’auteur, c’est que « le toucher – sous ses différents aspects et nuances – est un facteur unifiant qui parcourt toute l’expérience perceptive » (p. 146). Ainsi, il serait à la base non seulement de l’activité des sens corporels médiatisant le rapport entre le sujet et le monde, mais aussi des manifestations somatiques les plus subtiles ayant lieu à l’intérieur du corps lui-même, et à travers lesquelles le corps s’ébranle et se prend comme objet, en devenant un corps senti et un corps sentant.

IV. Política del gesto [Politique du geste]

Afin de développer davantage les possibles fondements d’une sémiotique du corps, et avec un style littéraire plein d’astuce et d’ironie, Dorra revient sur la rhétorique en imaginant maintenant que le personnage de Cicéron (qui, d’après Pline, avait des varices), souffrant de diverses affections corporelles, s’intéresse à la sémiotique telle qu’elle a été conçue par la médecine. Ainsi, occupé d’abord par les signes somatiques de son propre corps, le rhétoriqueur aurait réalisé plus tard que la société dans son ensemble était susceptible d’une telle lecture. Par là, il aurait eu l’intuition de l’existence d’une sémiotique générale du corps qui serait à la base d’autres sémiotiques, dont celle des médecins. Cette sémiotique s’occuperait non seulement du corps somatique, passif, mais aussi du corps qui, dressé devant le regard des autres – et du sujet lui-même – pour faire figure, devient un corps parlant et, façonné d’après les règles de la rhétorique, un corps éloquent. La puissance performative de ce type de corps aurait été étudiée attentivement par Quintilien, affirme Dorra. C’est donc à partir des réflexions de ce dernier que l’auteur explore la possibilité de concevoir une théorie du geste, le geste étant entendu comme une « figure de l’expression » ou comme une « forme visible » du corps – éloignée de la « matière somatique » – destinée au regard et accompagnant les inflexions de la voix.

Pour la construction de cette théorie, et afin de faire face à l’imprécision sémantique du mot geste, il faudrait considérer l’existence d’une « dynamique corporelle » pouvant déboucher sur deux types de communication : une communication introjective – et involontaire – qui révèle une émotion du sujet, et une communication projective qui part délibérément du sujet pour faire appel à l’autre. D’après Dorra, le premier type de motions corporelles, à caractère passif, serait associé au signal, tandis que le deuxième, à caractère actif, serait lié au geste. Ainsi le geste aurait-il une fonction essentiellement pragmatique, visant à une transformation chez l’interlocuteur. Ceci suppose non seulement un vouloir, mais aussi un savoir faire modelé par la société à laquelle appartient le sujet. Dans ce sens, et dans la mesure où il traduit et consolide l’éthos social, le geste serait un fait éminemment politique.

D’autre part, l’expression gestuelle, aussi articulée qu’elle soit, serait toujours soumise à l’expression verbale, puisque la fonction du geste est d’exploiter ou de prolonger le sens de la parole – à la différence de la mimique qui, en essayant de la reproduire, la déforme. Mais la portée de la théorie du geste ici esquissée ne s’arrête pas aux motions corporelles car, nous dit l’auteur, les modulations de la voix seraient aussi une sorte de gesticulation, d’autant plus que la voix a déjà été définie comme « un morceau de corps qui s’écoule ». Ceci introduirait une modification dans la tradition rhétorique ; une modification d’après laquelle la pronunciatio ne serait pas constituée de deux parties (le geste et la voix), mais d’une seule : le geste, y compris le geste du corps et le geste de la voix.

Arrivé à ce point, l’auteur revient du corps qui fait figure – comme celui de l’orateur – à cet autre corps qui, obscur, insondable, constitue son support matériel.

Après un discours magistral, Cicéron s’assied sur une pierre, le dos appuyé contre un arbre. Il laisse de côté l’éloquence, les gestes, et repense à ses affections, à ses varices, aux traces que le temps a laissées sur son corps. Tout à coup, son regard se pose sur un escargot qui, à son tour, le regarde de ses petits yeux. Un corps humide, presque amorphe, et une coquille géométrique qui le contient ou le prolonge. Impossible de dire si l’escargot est l’un ou l’autre – ou peut-être est-il les deux ? Interrogé par cette étrange créature, Cicéron ferme les yeux. Il songe au corps-geste qu’il a été auparavant, et sent cet autre corps – le sien – qui maintenant demande, lui aussi, d’être lu ou déchiffré. « Une sémiotique de l’empreinte », se dit-il « une sémiotique du corps ». Non pas du corps-geste, mais « du corps-corps, du corps-ceci ». Sans savoir si ses yeux sont ouverts ou fermés, Cicéron, le philosophe, se demande enfin : « Moi ? Cet animal, c’est moi ? ».

Une question qui reste suspendue comme la dernière trace d’une écriture qui, elle aussi, ayant fait figure, est descendue jusqu’à son propre support matériel et sensible pour explorer les sources de la voix et, par là, les motions d’un corps qui s’ébranle pour laisser son empreinte sur la page – et sur le monde. Les propos résultant de cette réflexion – qui ne cesse d’être une autoréflexion – constituent sans doute une contribution considérable aux recherches sur le corps que la sémiotique a entreprises avec un intérêt croissant. Depuis la sensation jusqu’à la perception, la sémiotique du corps ici ébauchée fait de l’acte énonciatif son modèle et son soutien. Elle s’interroge ainsi sur la voix comme sécrétion du corps, sur l’écriture comme la trace visible de cet écoulement, et sur le corps comme la base et le résultat – le début et la fin – de ce processus par lequel le sujet énonce et s’énonce dans un acte fondateur – et, dans ce sens, cosmogonique. Pour ne mentionner qu’un exemple des lignes de recherche que cette exploration ouvre, nous nous demandons s’il serait possible d’associer la sémiotique du corps somatique (« du corps-corps ») à une sémiotique du cri ou du gémissement, tout en suivant le parallèle proposé par Dorra entre l’énonciation et la perception. Aussi le corps somatique, caractérisé par un degré minimal de tensivité – et opposé donc au corps-geste – trouverait-il son corrélat dans ces manifestations de la voix qui possèdent un degré minimal de modulation.

Les réponses à cette question et à tant d’autres suggérées par le texte lui-même, viendront peut-être du troisième livre de cette rare trilogie qui, située entre la recherche scientifique et la création littéraire, échappe à tout classement définitif.