Claudine Normand, Allegro ma non troppo. Invitation à la linguistique, Paris, Ophrys, 2006, 249 pages

Marc Bonhomme

Université de Berne

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Mots-clés : langage, langue, linguistique, métalangage, pragmatique, stylistique

Auteurs cités : Roland Barthes, Émile BENVENISTE, Friedrich Ludwig Gottlob Frege, Alexander von Humboldt, Gottfried Leibniz, Claudine Normand, Ferdinand de SAUSSURE

Texte intégral

Comme le suggère la métaphore musicale du titre, cet ouvrage constitue une sorte d’hymne à la linguistique, avec ses phases d’enthousiasme et de doutes. Dans la suite de Bouts, brins, bribes, petite grammaire du quotidien (Le Pli, 2002), Claudine Normand nous donne ici un état de ses recherches et de ses expériences de linguiste sur une période d’une trentaine d’années.

Intitulée « Chemins ouverts », la première partie rassemble pour l’essentiel des articles parus entre 2002 et 2006 dans diverses revues (Linx, Revue de sémantique et pragmatique, Cahiers Ferdinand de Saussure…) et ouvrages collectifs, ainsi que des communications faites à plusieurs colloques (Urbino, Vaalbeck…). Un premier chapitre (« Arrêts sur usages ») s’intéresse à quelques emplois symptomatiques – et souvent inaperçus – de la langue ordinaire, à travers lesquels apparaît la « variation infinie de la parole vivante » (p. 4). Claudine Normand se penche d’abord sur les relations subtiles qui existent entre « sujet », « individu » et « personne ». Elle établit, entre autres, que si le sujet est éminemment abstrait et si l’individu appartient à la sphère publique, la personne relève du domaine privé, se voyant à ce titre valorisée par la langue ordinaire. L’étude suivante porte sur un usage particulier de « car », notamment attesté dans les contes (« La sorcière – car c’était elle… ») et les romans par lettres. Cet usage consiste à répondre par avance à une question que pourrait se poser l’énonciataire, « car » fonctionnant alors comme un « connecteur de connivence », tout en traduisant une réflexivité du dire sur lui-même. Une autre étude analyse les usages courants de « transmettre », terme fétiche des discours didactiques et médiatiques. Suite à un examen rigoureux des propriétés linguistiques de ce verbe, Claudine Normand montre à quelles conditions la langue est un objet transmissible, avant de s’interroger sur les liens entre « transmission » et « appropriation » qui mobilisent la réflexion pédagogique actuelle.

Un second chapitre (« Autres regards, autres objets ») comporte six études davantage générales, à portée stylistique, épistémologique ou plus strictement linguistique. S’appuyant sur les réflexions de Barthes, Claudine Normand commence par explorer la proximité paradoxale entre le haïku et la métaphore proustienne. Si ces deux modes d’écriture obéissent à des principes antithétiques, ils révèlent un même désir de retrouver une émotion première, directement dans le haïku, métaphoriquement chez Proust. L’étude qui suit examine l’attitude ambivalente des philosophes à l’égard du langage. Alors que les uns, comme Leibniz, privilégient une langue universelle abstraite, d’autres sont plus attentifs aux propriétés du langage naturel. C’est le cas de Frege et surtout de Humboldt, tous deux sensibles à l’activité langagière en tant que telle et au nouage de la pensée sur elle. Deux autres études s’attachent à cerner les figures des deux linguistes emblématiques que sont Saussure et Benveniste, dont Claudine Normand est l’une des grandes spécialistes. D’une part, elle met judicieusement en avant les relations complexes de filiation et les désaccords entre Saussure et Benveniste, celui-ci minimisant l’arbitraire du signe et se montrant ouvert à la phénoménologie, ainsi qu’à la singularité subjective. D’autre part, Claudine Normand effectue une « étude philologique » stimulante sur l’un des aspects les plus troublants des manuscrits saussuriens : les « blancs » qui les parsèment. Elle souligne comment, loin d’être des avant-textes ou de traduire une inquiétude devant la page blanche, ces blancs constituent des traces orales marquant la présence de vocalisations intérieures. Après un excursus sur les invariants partagés par les linguistes et la psychanalyse, Claudine Normand présente une dernière étude empreinte d’ironie sur l’assertion « Il n’y a pas de métalangage ». Au terme d’une analyse minutieuse sur les valeurs problématiques de « il y a » chez les grammairiens, les philosophes et les psychanalystes, elle en arrive à la conclusion qu’il y a seulement du langage, le métalangage n’étant finalement que du « langage méta ».

Intitulée « Trajet avec boucles et bifurcations » et se situant rétrospectivement par rapport à la première partie, la seconde partie de Allegro ma non troppo nous livre un bilan des recherches de Claudine Normand depuis les années 1970. Ce bilan se concrétise par une synthèse évaluative de ses principales publications passées, dans une démarche qui se veut un cheminement, avec ses balisages et ses croisements (chapitre 3). Il ne saurait donc être question de fournir une présentation systématique de cette partie, mais on ne peut qu’en dégager les axes directeurs. Dans son chapitre 4 (« Un réseau de chemins »), Claudine Normand opère un retour critique sur ses recherches saussuriennes. Ce chapitre est pour elle l’occasion de revenir sur la spécificité radicale de Saussure, à travers ses principaux concepts (la notion de valeur, l’arbitraire du signe…). Le chapitre 5 (« 1980 : embranchement ou bifurcation ? ») témoigne d’une crise dans la recherche de Claudine Normand, laquelle l’a conduite à abandonner provisoirement Saussure pour s’ouvrir aux nouveaux domaines émergents, telle la pragmatique. Quant au chapitre 6 (« Dans la forêt de la philosophie du langage »), il est dominé par les figures de Morris et de Benveniste sur lesquelles Claudine Normand apporte des éclairages révélateurs. En particulier, si tous deux se positionnent en réaction contre le formalisme et manifestent une même ambition de totalisation, non seulement il s’agit de « deux contemporains qui s’ignorent », mais ils divergent foncièrement dans leur entreprise sémiotique/sémiologique et dans leur approche pragmatique du langage. Divergence qui explique en partie l’ambiguïté des travaux pragmatiques ultérieurs, partagés entre le behaviorisme américain et la subjectivité benvenistienne.

Suite à ces réflexions historiques sur des auteurs donnés comme fondateurs, le chapitre 7 (« Enseigner la linguistique ? Oui, mais comment ? ») fait état des questionnements de Claudine Normand sur le discours pédagogique. A travers ses comparaisons de manuels, ses examens d’exercices consacrés (comme la contraction de texte et le compte rendu) ou la relation de son expérience de vulgarisatrice, Claudine Normand excelle à mettre à nu les problèmes terminologiques et heuristiques, ainsi que l’objectivité trompeuse attachés à la pédagogie de la linguistique. Par ailleurs, elle se fait l’écho des interrogations auxquelles se trouvent peu ou prou confrontés tous les linguistes : convient-il de séparer l’enseignement de la recherche ? Quelles théories exposer aux étudiants débutants ? Faut-il enseigner l’histoire de la linguistique ?

Dans le chapitre 8 (« Questionner la langue »), Claudine Normand se focalise sur l’une de ses autres préoccupations, en filigrane dans toute sa recherche : sa méfiance du métalangage. D’un côté, elle exprime son dilemme de linguiste soucieuse de se libérer du métalangage, alors qu’elle en est officiellement productrice comme enseignante et comme chercheuse. D’un autre côté, elle démontre dans ce chapitre la variabilité extrême du métalangage, fréquemment infiltré par la métaphore, ce qui nécessite des compromis pour parvenir à une terminologie satisfaisante.

Le dernier chapitre de l’ouvrage (« Une linguistique douce ») résume tout le parcours intellectuel de Claudine Normand. Elle y défend une conception de la linguistique qui ne réduit pas la langue au simple rôle d’instrument de la pensée, mais qui demeure attentive à la langue elle-même, dans la complexité de ses formes et l’inattendu de ses effets de sens. En somme, Claudine Normand revendique une linguistique vagabonde, ouverte aux accidents et aux variations qui troublent le langage, ce en quoi elle pense retrouver l’esprit de la psychanalyse.

Au total, le livre de Claudine Normand est passionnant au moins sur trois points. En premier lieu, il nous plonge au cœur des courants qui traversent la linguistique moderne, écartelée entre le structuralisme, la sémiologie et la pragmatique. En second lieu, ce livre apporte une contribution tonifiante aux débats qui animent la réflexion sur la langue : quels liens établir entre la pensée et le langage ? Que faire du métalangage ?... Mais avant tout, cet ouvrage constitue un précieux témoignage sur ce que peut être une linguistique en acte, expérimentée de l’intérieur et rétive aux vernis « méta » qui parasitent trop souvent la démarche des chercheurs en sciences du langage. Cette linguistique en acte est d’autant plus roborative qu’elle est pratiquée avec un style alerte, personnalisé et non dépourvu d’humour – lequel n’enlève rien au sérieux du propos. Nul doute que Claudine Normand a trouvé le bon tempo !