Humour, sémiotique et rhétorique en publicité pour la santé

Jérôme Guibourgé

Université de Limoges, Centre de Recherche Sémiotique (CeReS)

https://doi.org/10.25965/as.2027

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : humour, publicité, rhétorique, sémiotique, stratégie, tabou

Auteurs cités : Jacques FONTANILLE, Jérôme Guibourgé, Alain Rey, Claude ZILBERBERG

Plan

Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 Nathan, éd., Dictionnaire des sciences humaines, 1990, p. 325. Nous entendons tabou au sens figuré c’est-à-dire où il est interdit d’évoquer et non au sens ethnologique où il est question « d’une prohibition dont la transgression entraîne automatiquement un châtiment surnaturel ».

Je vous propose d’étudier comment dans la publicité, un destinateur tente de résoudre la problématique du tabou par des figures rhétoriques dont l’un des composants sémiotique est l’humour. Le corpus est constitué d’annonces de la campagne publicitaire de La Ligue contre le cancer de février 2008. Pour comprendre comment l’humour peut être une tactique intéressante à intégrer dans une stratégie publicitaire dont l’objectif est le dévoilement pour soigner il faut admettre au préalable quelques postulats : (1) en communication de masse, la publicité cherche à réduire la distance maximale entre le destinateur et les destinataires, (2) la stratégie du destinateur vise à le différencier et à donner des informations sur lui mais (3) les tabous1 cherchent à étouffer celles-ci. Parmi les différents objectifs de la publicité, l’un est de potentialiser voire d’actualiser un comportement du destinataire et, pour nous dans le cas présent, son adhésion au service proposé. Dans ce processus de persuasion, l’humour peut l’aider. Il permet de considérer le destinataire non plus comme un simple destinataire, en quelque sorte un lecteur passif  mais comme énonciataire (proche, patient-lecteur), en quelque sorte un lecteur actif  qui participe à l’énoncé. Ainsi l’énonciataire peut-il s’engager ou ne pas s’engager pour le destinateur qui change également de statut et devient un énonciateur. Dans ce processus de persuasion l’humour comme force collective d’énonciation (démontrée dans notre travail en cours) peut également convoquer de l’éthique (au sens de comportement) ou des valeurs, que celles-ci soient liées au secteur d’activité comme  l’humanitaire, à la préoccupation actuelle telle que l’environnement par exemple ou qu’elle soit liée à l’activité économique de l’entreprise.

Mais comment utiliser l’humour (au sens générique sans distinction de types humoristiques) dans un contexte de santé publique sans atteindre les valeurs de tout un chacun ? Comment l’humour permet-il d’aborder les tabous sans heurter qui que ce soit ?

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source : TNS MI

Nous avons trois objets à analyser : (1) le tabou et son objet, (2) l’humour et (3) le processus de persuasion publicitaire. Pour des questions de commodité d’analyse nous étudions les deux derniers points ensemble.

1. Le tabou et son objet

«Dans le cadre de la Semaine nationale de lutte contre le cancer (17 au 23 mars 2008), la Ligue contre le cancer part en campagne pour motiver l’adhésion au dépistage de trois cancers tabous (sein, côlon, col de l’utérus). Moyen : une stratégie de communication basée sur l’amour des proches, l’humour de sic dessinateurs de renom, et s’appuyant sur le relais généreux de médias nationaux (campagne de relations presse et négociation d’emplacements publicitaires gracieux)».

communiqué de presse - nouvelle campagne - Paris, le 22 février 2008

Note de bas de page 2 :

 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2000, Tome III, p. 3738.

Dans son acception française la plus courante le tabou est passé d’une définition anthropologique, « ce qui est interdit, sacré et nom, désignant ce que les profanes ne peuvent toucher sans commettre de sacrilège » à une définition plus sociologique « ce sur quoi on fait silence par crainte ou pudeur » 2. C’est de cette conception du tabou qu’il s’agit. Mais dans ces énoncés, qu’est-ce qui est tabou : les organes, le cancer ou les deux ? Existent-ils des marqueurs pour exprimer ces tabous ? Le tabou est-il un objet sémiotique ou un composant de la rhétorique ?

Note de bas de page 3 :

 Jérôme Guibourgé, 2008, Thèse de sémiotique en cours, Université de Limoges. La définition que nous donnons de l’humour est ainsi formulée : « L’humour comme force collective d’énonciation vise a minima la commutation phorique des instances énonciatives ; mais il peut générer un mouvement de participation des dites instances par mutation éthique et/ou axiologique. »

Les énoncés sont tous composés de deux parties : une illustration pour stimuler les proches (dans la mesure où l’humour comme force collective d’énonciation3 permet de considérer le destinataire comme un énonciataire et que la campagne est adressée aux proches) en partie haute et un bandeau combinant plusieurs éléments en partie basse. Il y a sur la scène énoncive, exprimé dans ce bandeau, le corps médical (pour partie l’énonciateur représenté par l’expression "Comité départemental") pour dépister et soigner la maladie ainsi que les proches pour favoriser le dépistage. Les organes sont également clairement exprimés non seulement dans le bandeau mais dans les illustrations également ; l’expression des organes est majoritairement textuelle mais dans un cas textuelle et visuelle (C).

Note de bas de page 4 :

 Nous ne distinguons pas les constituants de l’énonciateur : l’agence de presse, l’agenda publicitaire, l’association, etc.

Sans l’étude des énoncés, le sémioticien ne peut savoir si les organes ou le cancer sont en eux-mêmes tabous. Pour lui, tout doit être contenu dans l’objet d’étude et par conséquent les tabous d’une façon ou d’une autre doivent être exprimés ; il peut observer le décalage entre les aspects illustratifs, les scènes représentées et le contenu médical prédominant des bandeaux du bas et évoqué dans les visuels. La liberté d’expression des illustrations, visible tant dans les différents traités que par les visions singulières et humoristiques des dessinateurs, contraste avec le sujet du dépistage des cancers du sein, côlon rectum et col de l’utérus. On peut présupposer derrière ce contraste (i) soit un sujet commun et très librement abordé (ii) soit au contraire un sujet si tu qu’il faille l’exprimer ainsi pour qu’il puisse être accepté par les destinataires ; mais la première pensée que l’on peut avoir c’est que faire une campagne sur ce sujet est l’indication d’une nécessité à en parler confirmée par le bandeau du bas qui exprime plusieurs fois la nécessité d’encourager les proches à effectuer un dépistage. Il ne s’agit alors plus de se faire dépister mais de participer à une communication qui favorise le dépistage des proches ; dépistage pour une maladie grave, le cancer, et pour des organes particuliers. Il nous semble que c’est dans la mise en scène de cette chaîne de communication (du dépistage à l’humour, de l’humour à l’énonciataire, de celui-ci à un proche… et d’un proche à une campagne d’affichage) à propos d’une maladie grave qu’est exprimé le tabou, c’est-à-dire le silence et, par la présence de l’humour que sont exprimées pudeur et crainte. La campagne pour vaincre le tabou et l’humour pour vaincre les thymies motrices du tabou. Le rôle assigné par l’énonciateur4 à l’humour est la possibilité d’exprimer ces dernières et dans cette expression leur dépassement est recherché; un dépassement qui permet à son tour le passage à l’acte, le dépistage. Avant d’accéder à l’objet du tabou on doit vaincre le tabou et pour cela il faut accéder aux thymies comme la crainte, la pudeur ou l’angoisse. Ces thymies sont d’autant plus intenses que les parties corporelles concernées sont intimes (col de l’utérus, sein et côlon rectum); cette intimité est de plus liée soit à la féminité soit à la virilité du sujet. On pourrait dire que s’exprimer sur ces organes c’est les toucher, c’est potentiellement atteindre la féminité ou la virilité voire l’identité du sujet.

Le tabou intervient donc à trois niveaux :

- Au niveau de la communication en l’empêchant.

En premier lieu, nous posons que l’humour est une commutation phorique qui permet par exemple de passer d’un état dysphorique à un état euphorique. Cette hypothèse est fondée à la fois d’un point de vue théorique par la confrontation de conceptions pluridisciplinaires de l’humour et d’un point de vue empirique, par de nombreuses analyses concrètes qui le valident dans notre travail de recherche en cours. Nous dirons alors que le tabou interdit la commutation phorique au sens où, dans ces énoncés, il interrompt la chaîne de partage entre les hommes et vient s’opposer à l’humour. À ce niveau nous pouvons utiliser la notion d’étendue; en effet, pour le tabou, il s’agit d’interdire la propagation de ce qui ne doit pas être révélé.

- Au niveau des comportement en les bloquant.

Nous dirons qu’il interdit la commutation éthique au sens où il retient les gens de faire quelque chose. En utilisant la « commutation éthique » nous faisons de nouveau référence à nos recherches en cours dans lesquelles nous démontrons que l’humour peut provoquer un changement de comportement, changement que nous qualifions de commutation éthique. Le travail en cours nous a montré le principe de mutabilité de l’humour, c’est-à-dire cette aptitude qu’a l’humour de changer ce sur quoi il agit (la phorie, l’éthique et les valeurs). Ici, il est question de la commutation de comportements, c’est-à-dire la possibilité qu’offre certains types d’humour par l’information qu’ils contiennent de permettre l’adaptation de tout ou partie des destinataires à leur environnement.

- Au niveau des valeurs en les interdisant par crainte ou par pudeur.

Nous dirons qu’il interdit la commutation axiologique et nous nous référons à nos travaux en cours dans lesquels nous démontrons que l’humour peut entraîner un changement de valeur. On peut traduire à ce niveau l’intervention du tabou en terme d’intensité ; par exemple plus la crainte est forte plus le tabou oppresse.

L’énonciateur utilise le principe de divulgation de l’humour pour contrer le principe de rétention du tabou. Il ne faut cependant pas lier directement le tabou à l’humour par une relation de contrariété, de complémentarité ou de contradiction ; il faut passer par la révélation anonyme, nous voulons dire qu’avant d’être humoristiques les énoncés sont des révélations anonymes au sens où on ne peut les rattacher à une personne en particulier.

Sur une scène de pratiques médicales et sur le diagramme ci-après, l’opposé du tabou est l’aveu public, le pathos étalé en public, l’exposition personnelle impudique alors que le non-tabou est la révélation anonyme en l’occurrence humoristique et la négation de l’aveu public le secret. Cela permet de faire une place à la parole médicale, pour qui rien n’est tabou, mais qui est tenue à la fois au secret (individuel) et à la prévention publique (collective), et donc qui doit passer par la dialectique tabou/humour. La position de l’aveu public est présente en arrière-plan, comme la position naturelle de toute campagne publicitaire institutionnelle en matière de santé, que la solution de l’humour s’efforce justement d’éviter. Il est donc possible d’utiliser un diagramme tensif pour exprimer ces contenus en termes d’intensité et d’extensité :

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Note de bas de page 5 :

 Claude Zilberberg, « Pour saluer l’événement », Nouveaux Actes Sémiotiques, en ligne sur https://www.unilim.fr/actes-semiotiques, 2008

à propos de rétention et de divulgation, Claude Zilberberg5 écrivait : «Dans le cas d’une sémiotique de la rétention, la conservation de l’intensité, ici celle du secret, exige sa concentration dans la mesure où sa divulgation est pensée comme dispersion et déperdition ; la divulgation est pour ce cas négatrice ». Et il ajoute : « Mais si […] l’accentuation, se déporte de l’intensité vers l’extensité, en un mot si la divulgation devient « bonne », nous assistons à un renversement de la valeur : la divulgation du contenu précieux est signifiée et approuvée comme partage altruiste, empathique, tandis que la confiscation du secret est maintenant moralisée et réprouvée ». Nous verrons par la suite qu’il y a redondance entre la valeur de l’énonciateur (la philanthropie) et ce renversement axiologique de la divulgation promue « comme partage altruiste et empathique » et de la rétention « réprouvée ». Pour lever l’interdit, pour s’opposer au tabou et permettre les différentes commutations il faudra donc une forte accentuation à appliquer à une force particulièrement extense. La mécanique du tabou et l’action de l’humour sont ainsi décomposables :

Pour le tabou :

1) Surévaluation d’un topos : une grande majorité de destinataires surévalue un topos (lieu commun) et en l’occurrence la maladie, l’atteinte à l’intimité et/ou à la personnalité,

2) Dévaluation thymique : cette surévaluation est convertie en dévaluation thymique maximale (la crainte),

3) Interdit d’expression : il ne faut pas en parler. Le topos est rendu inaccessible en raison du danger que représente l’accès à cette survaleur (la maladie, l’atteinte à l’intimité et/ou à la personnalité).

Pour l’humour :

4) Transgression de l’interdit d’expression : l’humour par différentes opérations et notamment l’exagération va exprimer l’incongruité ou l’absurde de la surévaluation initiale,

5) Surévaluation phorique : l’humour convertit la transgression en autorisation d’expression et celle-ci libère la phorie,

6) Dévaluation du topos : l’humour inverse les tendances axiologiques, en dévaluant ce topos, et en réévaluant la possibilité de l’accès à ce topos. Cette dernière opération permet une mutation au niveau éthique, c'est-à-dire un changement de comportement de l’énonciataire.

2 L’humour et le processus de persuasion publicitaire

Au niveau du discours, l’humour comme dimension performative du langage demande de la manipulation et l’énonciateur assigne à l’humour un rôle persuasif dans le processus rhétorique de l’énoncé. L’humour comme moyen rhétorique s’inscrit dans « une stratégie de communication basée sur l’amour des proches ». C’est dire que comme tactique il doit s’intégrer à la stratégie de communication plus globale de l’association et ne pas porter atteinte à la valeur exprimée voire aux valeurs de l’association. Dès lors la problématique à résoudre est de savoir, quelles sont les conditions pour utiliser l’humour (sans qu’il perde ses qualités) comme élément tactique dans une telle stratégie ?

Note de bas de page 6 :

 Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, P.U.F., 2008

Nous avons pu observer que les visuels prennent en charge les tabous et l’humour alors que le bandeau informe (dépistage, cancer, amour, col de l’utérus, sein, côlon rectum, médecin et comité, le bloc marque logo et signature, les coordonnées) et développe les valeurs ; on distingue la philanthropie dans la signature « pour l’amour de l’autre » mais les propriétés éthiques mises à jour par Jacques Fontanille6 notamment la responsabilité, la vulnérabilité et la dignité sont également présentes par la recherche de motivation des proches, la maladie et la nature des organes concernés. Regardons plus en détail les compositions de ces énoncés. Nous ne ferons pas une étude poussée de tous, mais nous nous servons de chacun pour montrer les limites de l’humour comme moyen génératif sémiotique et comme outil rhétorique. Pour cela nous allons étudier les différents énoncés selon :

2.1. Humour et valeur

2.2. Humour et tabou

2.3 Humour et rhétorique

2.1 Humour et valeur

Deux visuels illustrent la philanthropie : A & D

B — (Binet) Les Bidochon l’expriment à rebours à la fois dans le dit «ça va ! Ça va ! Je vais la faire…» Texte présupposant une précédente demande de Mme à M. Bidochon ; voire de plusieurs demandes tant M. Bidochon semble excédé. Dans l’illustration par la forte présence de la bouche, de sa forme et surtout des dents qui servent à marquer l’exaspération c’est-à-dire une accentuation de la sollicitude. L’ensemble, cette forte présence (bouche et dents) associée aux regards barrés (celui de l’homme mécontent et celui de la femme blasée) et à la réplique de la femme marque l’intensité de la sollicitude de celle-ci pour son mari.

D — Les jeunes femmes (illustrées par Florence Cestac) la supposent clairement dans la phrase « fais ton dépistage… ma chérie ».

Quatre ne la suggèrent pas : B, C, E, & F

A — Quant aux routiers, le premier tient un propos qui balance entre le conseil santé et le rapport sexuel mais dont la salacité est évacuée par la désambiguïsation apportée par les propos des autres personnages.

C — Le dessin de la femme ne la met pas en scène et l’accroche « prends à cœur la santé de tes seins » bien que dans le registre du devoir peut la présupposer. On pourrait alors voir la philanthropie dans la conjonction de l’accroche avec le dessin qui représente le topos «ce qui est beau est bon» ; la beauté du sein impliquant alors la bonne santé. Le dessin illustre l’accroche en dessinant une relation triangulaire entre la beauté du sein, le cœur et le regard de la femme modèle ; mais la philanthropie est-ce aimer ce qui est beau ?

E — Les enfants (Zep) suggèrent plus la crainte du dépistage «GLP » que la philanthropie ; mais celui-là est dédramatisé par quelques mots : la confusion entre la colle et le col et «les vieilles, quoi…!».

F — La scène du restaurant ne la raconte pas. Rien n’est suggéré : ni complicité, ni affection. Le ton est purement informatif.

La valeur identifiée de la marque n’est donc pas véritablement développée dans les visuels tout comme ne le sont guère les propriétés éthiques. Le découpage dans la mise en page sert la séparation à un niveau plus profond entre les tabous et l’humour d’une part et les valeurs et propriétés de l’autre car ni l’humour ni les tabous ne sont développés en partie basse.

2.2 Humour et tabou

Pour illustrer des tabous il faut une situation d’échange entre des acteurs car le tabou est un non-échange dans une situation d’échange ; autrement dit, il faut pouvoir exprimer qu’il y a un objet-tabou mais qu’on ne peut en parler. Ce n’est pas un vide mais un échange potentiel réellement interdit. La disparition du tabou commence à l’instant même où sa nomination est communiquée en masse. Autrement dit, par rapport à cette situation d’échange potentiel réellement interdit, l’énonciateur par la divulgation va actualiser, désactiver le tabou et rendre le « pouvoir dire » aux destinataires. Pour illustrer des tabous par exemple, dans la scène du restaurant (F) l’énonciateur les exprime par le contraste entre les textes des bulles et le lieu ; autrement dit par la révélation de l’intime dans un espace public. Mais l’humour est exprimé entre autre par l’exagération : la taille et la graisse de la typographie, le nom du restaurant et le menu qualifié de « dépistage ». C’est grâce à l’hyper visibilité et l’hyper lisibilité typographique entre autre que l’humour s’installe et que le tabou est vaincu. L’humour permet de supporter la levée de l’interdiction d’expression et l’assomption des destinataires.

2.3 Humour et rhétorique

Dans l’énoncé A (Philippe Vuillemin - le bar des routiers) la génération du sens s’effectue en trois temps :

1- L’harmonie des premiers propos (homme accoudé) avec l’illustration du lieu lui-même (avec notamment les indices du bar des routiers, des posters de femmes nues…) permet à l’énonciataire de reconstruire le « profil » de l’homme pas rasé, petit front et gros nez rouge. En effet l’adjonction des termes « histoire de fesses » avec un tel décor incite l’énonciataire à interpréter l’ensemble du visuel comme une histoire drôle mais un peu dure sur le sexe.

2- L’histoire drôle dérape vers l’humour noir quand l’énonciataire associe l’histoire de fesses avec les dépistages réguliers du côlon rectum. L’humour noir se réalise lorsque l’énonciataire reste indécidable entre deux faire interprétatifs ; dans le cas présent il tergiverse entre « l’histoire de fesse » et l’histoire de santé avec le dépistage du cancer.

3- L’humour noir est désamorcé par le second propos qui reprend la même structure narrative « je connaissais la même… » mais en remplaçant l’organe. Ce qui lui enlève toute salacité par une opération de désambiguïsation : si le dépistage régulier du côlon rectum peut aussi se lire comme une « histoire de fesse » le dépistage du sein ne le peut pas ; puis vient un rebondissement avec la dernière bulle.

Note de bas de page 7 :

 Une syllepse, du grec súllêpsis, littéralement « action de prendre ensemble ». Il s’agit ici d’une syllepse de sens qui consiste en une seule occurrence d’un mot avec une actualisation de plusieurs sens, souvent le sens propre et le sens figuré.

Note de bas de page 8 :

 Anaplodiplose : reprise à la fin d’une œuvre du motif, de l’événement ou de la configuration initiale.

Note de bas de page 9 :

 Du grec Euphemismos « emploi d’un mot favorable », figure de rhétorique qui consiste à atténuer une idée déplaisante.

L’énoncé conserve ainsi sa dimension humoristique tout en participant à la rhétorique générale de la campagne en utilisant une combinaison de figures : avec comme figure par analogie la syllepse7 avec l’histoire de fesse et comme figure de construction l’anaplodiplose8 quand le motif de fin (le cancer de l’utérus) reprend la logique du motif initial (le cancer du côlon rectum) ; mais par rapport au tabou combattu on pourrait également voir dans l’utilisation de la syllepse un certain euphémisme9 pour parler de la coloscopie.

Note de bas de page 10 :

 Actio entendue comme le parachèvement du travail rhétorique, l’énonciation effective du discours.

Note de bas de page 11 :

 Inventio entendue comme la recherche la plus exhaustive possible, par un orateur, de tous les moyens de persuasion relatifs au thème de son discours (les sujets, les preuves et les arguments, les lieux, les techniques de persuasion, les techniques d’amplification, la logique).

Note de bas de page 12 :

 Dispositio entendue comme l’agencement et la répartition des arguments la composition générale et le plan du discours.

Note de bas de page 13 :

 Périphrase : figure de style qui consiste à remplacer un mot par sa définition ou par une expression plus longue, mais équivalente.

Dans l’énoncé B (Christian Binet - les Bidochon) l’humour est représenté par les expressions des visages et dans la confusion entre photocopie et coloscopie avec par ailleurs de l’affectif exprimé à rebours comme nous l’avons montré ci-dessus. L’humour garde alors ses qualités tout en participant à la rhétorique, c’est-à-dire que l’énonciateur n’assigne de rôle ni argumentatif ni démonstratif à l’humour. Nous pourrions dire que dans cet énoncé comme pour le précédent, l’humour n’a de rôle qu’au niveau de l’actio10 et non aux niveaux inventio11 et dispositio12. L’humour s’articule sur le propos de M. Bidochon «ça va ! ça va ! je vais la faire ta photocopie du côlon » qui tient à la fois de la périphrase13 et de l’euphémisme. La périphrase car en quelque sorte il s’agit de reproduction par l’image, exprimée par le personnage actant valant pour l’énonciataire. L’euphémisme, car l’énonciateur via l’actant M. Bidochon utilise les termes de « photocopie du côlon » soit une image produite à l’extérieur du corps pour exprimer la « coloscopie », c’est-à-dire une image d’un organe interne produite par l’introduction d’un appareil d’imagerie dans le corps. L’euphémisme permet l’expression du tabou tandis que la périphrase et l’effet consonantique copie/copie dans photocopie/coloscopie et côlon/colo participent à l’effet humoristique.

Note de bas de page 14 :

 Le ‘’’Gnomisme’’’, du grec ‘’νωµικός’’ « en forme de sentence » est une valeur temporelle propre attribuée au présent “aoriste’’ (en référence au temps correspondant dans la langue grecque ancienne parvenue par la rhétorique) dit de ‘’vérité générale’’ qui désigne un énoncé valable à toutes les époques et à caractère universel. Les sentences, proverbes, maximes et aphorismes représentent des énoncés gnomiques purs. Le gnomisme permet de marquer l’esprit du lecteur en lui imposant une vérité générale, incontestable et intemporelle. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une figure de style mais bien plutôt d’une tournure de phrase de longueur syntaxique variable.

L’énoncé C (Jean Giraud, alias Moebius - la femme sculpture) nous semble plus problématique pour plusieurs raisons : l’illustration ne contient pas de situation d’échange propice à la disparition du tabou : une femme presque de pierre tête penchée vers l’avant les yeux mi-clos voire fermés. L’énonciateur ne s’adresse pas aux proches mais directement à la femme potentiellement atteinte ; partant le visuel ne participe pas à la chaîne de communication que nous avions évoquée or l’humour participe de la divulgation ; quoi de mieux que de raconter une histoire drôle qu’on nous a racontée ? C’est en cela notamment que l’humour vient s’opposer au tabou comme nous l’avons montré précédemment avec l’isotopie rétention/divulgation. Par ailleurs, il est difficile d’observer de quelconques composants propres à l’humour : ambiguïté, incongruité, jeu de mots ou autres ; tout simplement cette illustration ne fonctionne pas sur un registre humoristique mais elle s’inscrit directement dans le processus de persuasion. Ce fonctionnement peut par ailleurs être tout à fait opératoire. La rhétorique s’appuie ici sur une gnomisation14 « prends à cœur la santé de tes seins » qui n’autorise pas l’humour. La seule autre figure de pensée permise par cette figure rhétorique qui aurait permis l’humour aurait été l’ironie qui semble impossible par rapport aux objectifs assignés.

Note de bas de page 15 :

 Nous donnons à “double sens” un sens très large; par exemple le gag fonctionne principalement sur un décalage entre une situation pour laquelle on attend quelque chose et brusquement surgit quelque chose d’autre (dans le cas du gag une maladresse ou pour le jeu de mots un sens latent par exemple).

Note de bas de page 16 :

 Un trope (du grec tropeo, tourner), ou un métasémème, est une figure de style qui consiste à employer un mot ou une expression dans un sens différent de son sens propre.

Note de bas de page 17 :

 Métaphore, du grec metaphorá, (au sens propre, transport) est une pratique du langage qui consiste à utiliser dans un contexte B un terme antérieurement usité dans un contexte A plus ancien ou différent.

L’énoncé D (Florence Cestac - les copines). L’illustratrice base son humour en établissant un parallèle entre « la beauté intérieure » et le « dépistage du col de l’utérus » ; mais la désambiguïsation « dépistage du col de l’utérus » du premier propos « la beauté intérieure » qui intervient tout de suite après (quasiment dans la même bulle) ne ménage aucun effet de surprise contrairement à l’organisation des bulles de l’illustration A (Vuillemin). Bien que le texte de l’illustration suive la séquence canonique de l’humour (à savoir : double sens - désambiguïsation - sélection d’un sens15) visuellement les étapes ne sont pas assez marquées ; il nous semble que l’humour serait plus évident si la première bulle contenait le premier propos de la seconde bulle « le look, ok ! Mais n’oublie pas ta beauté intérieure !» puis « Fais ton dépistage… ». Ce que le texte a gagné en non-équivocité l’illustration l’a perdu en humour. La rhétorique, et en l’occurrence la volonté d’un propos non ambigu, soumet la dimension humoristique. Ici encore la rhétorique s’appuie sur une combinaison de figures : un trope16 et l’euphémisme. On peut identifier comme trope la métaphore17 avec « la beauté intérieure » associée à « le col de l’utérus » qui est un organe intérieur. L’euphémisme passe par l’adjonction de la préoccupation du « look » avec « la beauté intérieure » pour désigner le dépistage (l’attention) du col de l’utérus.

Note de bas de page 18 :

 Paronomase : figure de style qui consiste à rapprocher des paronymes au sein du même énoncé.

Note de bas de page 19 :

 Synecdoque, du grec sunekdokhê, « compréhension simultanée » est une métonymie particulière pour laquelle la relation entre le terme donné et le terme évoqué constitue une inclusion ou une dépendance, matérielle ou conceptuelle. Elle peut être dite généralisante, croissante ou expansive (ex : le tout pour la partie) ou dans le cas inverse (ex : la partie pour le tout), dite particularisante, décroissante ou restrictive.

L’énoncé E (Philippe Chappuis, alias Zep - titeuf). L’humour provient essentiellement de l’utilisation d’une expression enfantine pour des propos d’adultes. Là encore tabou, humour et rhétorique sont étroitement mêlés mais suivant toujours la même séquence : l’expression du tabou puis celui de l’humour par l’utilisation de figures de styles qui permettent à ce dernier de participer à la rhétorique. L’expression du tabou passe par la dimension implicite de la paronomase18 «…dépister La colle de l’utérus » pour le dépistage du col de l’utérus puis l’énonciateur utilise une synecdoque19 à la fois généralisante, quand on lit à rebours avec « les filles » comme figure métonymique pour « l’utérus », et particularisante dans la suite logique de la lecture avec «les filles de plus de 25 ans » comme figure métonymique pour « les vielles ».

Note de bas de page 20 :

 Allégorie : composition symbolique qui forme un ensemble cohérent. Représentation concrète d’un concept abstrait.

Note de bas de page 21 :

 Hyperbole : amplification et exagération.

Note de bas de page 22 :

 Adynaton (adynata au pluriel) est une figure de rhétorique, une hyperbole exagérée jusqu’à l’extrême.

Note de bas de page 23 :

 Antonomase : métaphore ou métonymie particulière pour laquelle le sens propre ou le sens figuré est porté par un nom propre.

L’énoncé F (Nicolas Pierre, alias Nico). Le tabou est exprimé par le contraste entre la situation publique (mise en scène et énonciation) et les propos intimes. L’humour est généré à la fois par l’allégorie20 du restaurant pour illustrer la convivialité (le plaisir dans le partage) et par des hyperboles21 voire des adynata22 tant il est exagéré de mettre en scène l’utérus, les seins et le rectum comme des plats conviviaux. Il semble même possible de pouvoir considérer ces adynata comme des antonomases23 si l’on admet que les lexèmes « utérus », « seins » et « rectum » deviennent dans ce contexte des noms propres de plats cuisinés.

Conclusion

Note de bas de page 24 :

 Louis R., En un tournemain le tour des mots, L’humour, un état d’esprit, dans Cahen G.,1992, pp. 69-79.

Pour aborder les tabous sans heurter les destinataires quels qu’ils soient, il fallait non seulement préserver leur dignité, leur vulnérabilité et leur responsabilité (les propriétés éthiques) mais également proposer une valeur suffisamment forte et consensuelle pour motiver tout un chacun. Aux motivations présupposées du tabou (crainte et pudeur) l’énonciateur a donc opposé une valeur (l’amour et plus spécifiquement l’amour de l’autre) et respecté les propriétés éthiques. Mais cela n’est pas suffisant pour permettre les commutations phorique, éthique et axiologique, car le tabou est une force destituante par la pression qu’il exerce sur le sujet ; la pression varie en étendue et en intensité et est estimée par le sujet qui perd tout ou partie de son libre arbitre, de la parole et de sa responsabilité. à cette force destituante l’énonciateur a donc opposé une autre force : l’humour car il propose la logique inverse à celle du tabou : quand ce dernier interdit la propagation et le partage (autre que de lui-même), l’humour les favorise comme il laisse l’énonciataire sujet de son libre arbitre, de sa parole et de sa responsabilité. L’humour permet d’aborder les objets-d’interdit en travaillant les thymies qui génèrent ces interdits ; l’expression humoristique rend possible l’accès et le soin des organes malades. Pour que les destinataires puissent comprendre le sens de cette campagne il fallait également une organisation des énoncés claire et accessible : la succession de l’expression du tabou (principalement par l’euphémisme, la syllepse et la paronomase implicite) puis de l’humour (l’anaplodiplose, la périphrase la métaphore et la synecdoque) et sa répétition d’affiche en affiche. La mise en page, les choix typographiques et celui des visuels ont facilité la génération sémiotique. à l’instar de René Louis24 qui écrivait « Au mot humour, cependant, aucune figure spécifique ne répond à l’appel. Et c’est en vain que l’on chercherait le trope répondant, d’une façon irréfutable et mécanique, à telle ou telle forme d’humour », il me paraît difficile d’associer à l’humour des figures rhétoriques déterminées mais il semble possible d’associer l’humour à l’action plus qu’à l’invention ou la disposition bien qu’il puisse interagir avec cette dernière.