Sémiotique du voile : le cas de Maison Martin Margiela

Nathalie Roelens

Universités de Nimègue et de Louvain

https://doi.org/10.25965/as.2007

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : modalisation, nu, vêtement

Auteurs cités : Louis Barré, Roland Barthes, Jean Baudrillard, Régis DEBRAY, Gilles DELEUZE, Jacques DERRIDA, Georges DIDI-HUBERMAN, Daniel Faivre, Jacques FONTANILLE, Pierre Fresnault-Deruelle, Michael Fried, Emmanuel KANT, Mohamed Tahar Mansouri, Aby Warburg

Plan
Texte intégral

« Le vêtement est un signifiant sans signifié univoque » (Barthes)

1. Martin Margiela

Note de bas de page 1 :

 Cf. Jacques Fontanille, Les Espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur, Paris, Hachette, 1989, p.93.

Note de bas de page 2 :

 Cf. Pierre Fresnault Deruelle, L’image placardée, Paris, Nathan, 1997,pp. 45-46

Note de bas de page 3 :

 Dans la danse contemporaine ces stratégies de décodification et de déterritorialisation sont également explorées : la chorégraphe Sacha Waltz avec « Dialogue 09 » (2009) s’empare du musée de Berlin avant sa restauration et Robyn Orlin dialogue avec la cour Khorsabad du Louvre (2009).

Après avoir été assistant de Jean-Paul Gautier dans les années ’80, le styliste belge Martin Margiela fonde son propre label en 1988. Depuis lors ses boutiques fleurissent dans le monde entier. Il est non seulement célèbre pour son minimalisme, son iconoclasme, son travail artisanal et de recyclage, son déconstructionnisme ou le fait qu’il produise une « méta-mode » (des vêtements qui exhibent leur fabrication), mais il inaugure surtout une nouvelle conception du défilé qui rompt avec la doxa du défilé classique. On peut parler d’emblée de « désymbolisation » pour emprunter à Jacques Fontanille l’idée de « dénégation critique »1 d’un stéréotype par sa mise en discours, ou encore de transgression du « message d’appartenance au genre » en quoi Pierre Fresnault voyait ce qui dans un message nous renseigne sur la nature de ce dernier. Le défilé qui devrait se signaler comme tel au premier coup d’œil, quitte son domaine pour empiéter sur un autre, en l’occurrence celui du happening, se « délocalise » et, partant « nous délog[e] de nos repaires/repères. »2 Les illustrations actuelles de cette décodification du défilé sont légion, pour ne pas dire en train de devenir la norme. Pensons à Karl Lagerfeld qui donna récemment des allures champêtres à son défilé Chanel Haute-Couture été 2010 au Grand-Palais (le 6 octobre 2009) : il fit dresser une ferme sous la verrière et ses mannequins foulèrent le catwalk en sabots.  Qui plus est, dans cette ambiance « Petit Trianon », le défilé se termina en concert improvisé. Citons également le styliste belge Dirk Bikkembergs qui emmena en été 2009 onze footballeurs dans les Andes à plus de 3500 mètres d’altitude et par –10 degrés afin de donner une connotation sportive et non conventionnelle à ses photos de mode.3

Or, Martin Margiela fut sans doute le premier à avoir déjoué les codes du défilé classique et à l’avoir conçu loin du carcan conformiste et commercial des autres créateurs. Lors de son premier défilé en 1989, il fit marcher ses mannequins dans de la peinture rouge pour laisser des traces tout au long du podium. Souvent les défilés sont abrités dans des lieux atypiques, tels un terrain vague, une gare de métro (1992), remplacés par des films ou éclatés en plusieurs lieux par une présentation en direct à la clientèle dans les boutiques. Il refuse aussi le star-system du mannequinat, caractéristique des années 1990. Chez lui les mannequins défilent de façon quasi anonyme avec un voile ou autre chose cachant leur visage afin que l’attention se concentre sur les vêtements. Une seule fois (1999) il déroge à cette règle en embauchant l’un des mannequins alors les plus demandés, Stella Tennant, mais enceinte. Lors de la rétrospective de 1997 au Musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam, le créateur choisit de présenter les pièces les plus caractéristiques de ses collections après les avoir soumis à un bain de diverses bactéries, et en les exposant à l’extérieur dans les jardins du musée. Leur aspect de ce fait était différent chaque jour pour les visiteurs, les noirs et les blancs se patinant progressivement. Des effluves de patchouli faisaient en outre de cette exposition une expérience plurisensorielle.

Note de bas de page 4 :

 http://madame.lefigaro.fr/mode/defiles/femmes/13/757-maison-martin-margiela/collection

Notre objectif ici est d’interroger, en tant que pratique signifiante, le défilé du 29 septembre 2008 « Collection printemps-été 2009 »4 qui eut lieu aux anciennes Pompes funèbres de Paris, et, en tant qu’objet sémiotique, le voile que ce défilé convoque de façon obsessionnelle. Les mannequins ont les visages recouverts, littéralement encagoulés, par un voile opaque couleur chair ou dissimulés par les longs cheveux d’une perruque. Mais c’est aussi à un nouvel investissement de la substance de l’expression que Margiela nous convie. Une jeune fille, telle une nouvelle Véronique, tient devant elle un carré de soie figurant la photo (l’icône) en négatif de la première veste Margiela (1989) qu’elle ne porte guère, ce qui nous fait réfléchir au voile-tissu comme surface d’inscription. Dans la rétrospective de 2008 aménagée par le MoMu (Musée de la Mode) d’Anvers cette fonction indiciaire d’écran (quasi cinématographique) était déjà exploitée par une robe-couette sur laquelle sont projetés différents motifs à couleurs (à l’instar d’ailleurs de « robe couleur du temps » de Peau d’Ane conçue par Jacques Demy pour son film homonyme).

Parcourons d’abord les connotations sémantiques et la généalogie du voile avant d’interroger l’usage que Margiela en fait.

2. Voiler-dévoiler

2.1 Pudeur, nudité, dénuement

Note de bas de page 5 :

 Cf. Marc Alain Descamps, Psychosociologie de la mode, Paris PUF, 1979.

Note de bas de page 6 :

 On peut se demander si cet écran vert faisait réellement oublier l’objet peccamineux ou si ce n’était pas une façon involontaire (mais dès lors plus efficace) de le mettre en évidence.  Cf. Ranieri Polese, « Il pudore dell’arte salvato con una foglia di fico », Corriere della Sera, 19 juillet 2000, p.35, compte-rendu de l’exposition à Munich consacrée à la feuille de figuier.

Au sens primitif, « voiler » équivaut à « couvrir », « censurer », « camoufler », ajouter un sens de pudeur à une nudité primitive innocente. La honte vient après le péché originel, lorsque la conscience de la faute s’empare d’Adam et Eve, à savoir quand ils passent de l’indifférenciation avec les animaux, nus eux aussi, à l’état humain, du dépouillement de la nature au vêtement fondateur de culture et, partant, aussi au sens.  Le nu relève-t-il du marqué ou du non-marqué ? Nous considérons nue une personne « dont les organes sexuels ne sont pas cachés aux regards par un objet adéquat » et, en revanche, habillée une personne « qui cache au moins cette partie du corps »5. Mais cette définition générique sera sujette à toutes sortes de fluctuations historiques, culturelles ou religieuses : la pilosité, le visage des musulmanes, les jambes dans l’Angleterre victorienne qui qualifiait d’ailleurs les sous-vêtements d’« unmentionable ». Si certaines époques ont couvert les « pudenda », les « parties honteuses » des œuvres d’art, cela signifie qu’elles considéraient même le nu peint comme impudique. Pourquoi Paul IV a-t-il demandé en 1559 à Daniele da Volterra de « caleçonner » certains personnages de la chapelle Sixtine et Van Eyck ou Dürer revêtu leurs Adam et Eve d’une feuille de figuier au risque de causer des dégâts à l’œuvre d’origine ? Ce n’était sans doute pas uniquement en référence à la Genèse où on lit qu’Adam et Eve, après avoir mangé le fruit interdit « connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » (Genèse : III, 7) – pagne qui au cours du temps se réduit à une seule feuille6 -, mais surtout pour cacher la pilosité qui ramène l’humain à l’état sauvage. Certains ont même interprété les coiffures ou les perruques comme l’effort désespéré de l’homme de vouloir se démarquer de la nature assimilée à l’hirsutisme : les pratiques d’épilation relèveraient de cette volonté d’apprivoiser la pilosité humaine. Or le nu hirsute contredit une des acceptions actuelles de la « nudité », à savoir : « absence de pilosité, le glabre ».

Note de bas de page 7 :

 Jean Baudrillard, Désillusions esthétiques, Paris, Sens et Tonca, 1997, p.25.

Quoi qu’il en soit, aucun vêtement ne réussit à masquer complètement le dénuement constitutif de l’homme. Voiler serait toujours une question de paraître, de mensonge et la mode élève ce paraître à l’état de substitut d’un être se faisant rare. Celle en particulier de la Maison Martin Margiela semble en tout cas vouloir mettre en pratique cet adage de Baudrillard : « Nous vivons dans un monde de simulation, dans un monde où la plus haute fonction du signe est de faire disparaître la réalité, et de masquer en même temps cette disparition. »7

2.2 Voiler en effaçant

Oter, enlever, gommer un détail saillant peut avoir la même fonction que voiler. Que l’on couvre ou que l’on supprime, il s’agit toujours de dissimuler au regard, de dérober à la vue un élément du corps présumé nu.

Ainsi a-t-on vu mutiler des attributs renvoyant au culte de la fertilité des Romains sur les fresques de Pompéi considérées à travers les siècles comme lascives. Celles-ci furent arrachées aux murs des villas ou lupanars de Pompéi et font désormais partie du Cabinet secret du Musée Archéologique de Naples. Dans l’ouvrage intitulé Musée secret de l’archéologue français Louis Barré datant de 1841, l’ekphrasis des fresques de la rue de Mercure dévie l’attention du détail « saillant » dans le jeu érotique entre le jeune homme et la courtisane en se focalisant sur une imperfection technique :

Note de bas de page 8 :

 Louis Barré, Musée secret, Paris, 1877, Herculanum et Pompéi. Tome VIII, pp. 103-104 (planche 20). Un geste de censure analogue se produit dans la version victorienne de la Tapisserie de Bayeux.

Le dessin de cette peinture est incorrect : des deux bras du jeune homme, le plus éloigné du spectateur est de beaucoup le plus long et le plus gros, même en tenant compte du raccourci que présente l’autre bras. Cette négligence de l’artiste est du reste bien digne du sujet, scène ignoble de colère et de luxure.  Nous n’en dirons point un mot de plus : la fresque suffit et au-delà pour jeter autant de jour qu’il en faut sur cette partie des mœurs érotiques des anciens [...]  La seconde fresque est plus remarquable sous le rapport du dessin et de la couleur. Elle représente des funambules qui, en équilibre sur deux cordes ou sur deux petits fils de métal tendus, se livrent à un exercice que la plume se refuse à décrire.8

De la même façon les gravures d’Henri Roux qui accompagnent le texte de Barré atténuent, voire effacent les parties honteuses et avantageuses des fresques d’origine. Ce que Barré passe sous silence, ce qu’il censure et que le dessin subtilise, le refoulé si l’on peut dire, refait cependant surface, de façon cathartique, dans la traduction italienne de l’ouvrage de 2001 qui republie les gravures avec les reproductions des fresques d’origine en regard.

2.3 Voiler par d’autres substances

Une autre modalité du voiler est d’utiliser d’autres substances : les cheveux comme dans tant de versions de Marie-Madeleine revisitées ironiquement par Margiela dans le défilé en question car le visage disparaît totalement derrière le rideau d’une perruque oversized ; par obscurcissement, comme dans le calendrier Pirelli de 1973 qui habille jusqu’à mi-corps la partie inférieure nue de la jeune femme d’un ombrage couleur pneu. On peut également voiler à l’aide d’un objet solide comme dans certains tableaux de Magritte où un nuage ou une pomme viennent s’interposer entre le regard du spectateur et la figure humaine. Le cas du floutage relèverait entièrement d’un voilage de la substance de l’expression, fonction de la densité du filtre qui altère la netteté de la figure.

2.4 Voiler mentalement

Dans le conte d’Anderson, Les habits neufs de l’empereur, un costume voile mentalement la nudité du souverain.  Un empereur vaniteux,  qui ne s’intéressait qu’à sa mise et négligeait les affaires du royaume, se laissa leurrer par des tailleurs charlatans qui lui confectionnèrent de merveilleux vêtements que seuls les gens intelligents pouvaient voir. Comme personne ne voulait avoir l’air stupide, toute la cour affirmait que les vêtements de l’empereur étaient somptueux et lui seyaient à merveille. Le jour de la parade, celui-ci, vêtu de vêtements invisibles, parcourut la ville en sous-vêtements sous les yeux ébahis de la foule. - Bravo! criait le peuple admiratif (pour ne pas avoir l’air sot). Mais un enfant s’écria : - Regardez, l’empereur se promène tout nu.

2.5 Voiler des objets

Outre des êtres humains, on peut voiler des objets. A l’instar de l’artiste Christo qui a emballé, voilé des objets et des édifices précisément pour qu’on les découvre sous un nouveau jour, Margiela a été sollicité par laCité de l’Architecture et du Patrimoineà laquelle s’est  associé le magazineELLE Déco pour aménager et décorer les anciens appartements de Jacques Carlu (architecte des années ‘30) (de décembre 2008 à octobre 2009). Le but était de présenter ce lieu comme une photo prise après une grande fête : tout est laissé sur place, comme en suspens et « houssé » de tissus blancs. Même la terrasse a été recouverte de gazon blanc. Cette démarche, accordant au blanc une valeur neutralisante quasi thérapeutique dans notre panorama visuel trop bariolé, répercute sur les objets le gommage des visages dans les défilés.

2.6 Voiler comme façon d’occuper l’espace

Dans la miniature Philippe le Bel reçoit l’hommage du roi d’Angleterre, le 5 juin 1286 Jean Fouquet illustre cette rencontre, en plein quinzième siècle, à une époque où la question de la succession est toujours ardente, en tapissant le lieu de fleurs de lys, symbole de la monarchie française, façon de contester iconiquement les prétentions d’un monarque étranger à la couronne française.

3. Voiler ou se voiler

L’intention du geste de voiler peut être double : voiler ou se voiler, cacher ou se cacher, couvrir l’objet du regard ou le regard lui-même. Agamemon se voile le visage pour ne pas assister au sacrifice d’Iphigénie dans le tableau de Timanthe. La dichotomie : voiler – se voiler (ne pas faire voir – ne pas se faire voir) est bien catégorisée par Jacques Fontanille dans Les Espaces subjectifs sous forme du carré sémiotique de la visibilité qui intègre tant le point de vue de l’informateur (l’instance qui modalise l’espace d’un texte verbal ou visible) que celui l’observateur (la compétence de l’énonciataire). Il manifeste aussi les régimes intersubjectifs qui caractérisent la relation entre observateur/informateur :

image

Ainsi l’Agamemnon de Timanthe ne fait-il pas savoir son affliction, nous pouvons ne pas l’observer.  L’affliction n’est pas inaccessible mais obstruée, selon un régime de discorde. L’allégorie de la Synagogue représentée les yeux bandés au moyen âge symbolise, par contre, les juifs qui ne voulaient pas se convertir comme s’ils demeuraient aveugles à la vérité (ne pas vouloir observer). Aussi faudrait-il peut-être ajouter une autre modalité du se voiler en tant que ne pas vouloir observer /  ne pas vouloir savoir, une INDIFFERENCE comme contraire à la CURIOSITE : vouloir observer / vouloir savoir. Les mannequins voilés de Margiela articulent ce double régime du se voiler : ils incarnent l’obstruction du ne pas faire savoir qui relaie le culte de l’anonymat du styliste et thématisent l’indifférence souveraine de la mode en général.

Note de bas de page 9 :

 Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, p.136.

Roland Barthes, dans le Système de la mode, notait déjà un autre paradoxe lié à celui du voiler /se voiler. En effet quand il présente « le variant de transparence » qui consiste en une gradation entre deux pôles : un degré plein, l’opaque et un degré nul, l’invisibilité totale, en passant par l’ajouré et le transparent, il insère une note qui concerne la double perspective objective et subjective : « Il est peut-être significatif qu’en Mode, voilant indique une transparence, donc une visibilité (bien qu’atténuée), tandis que psychiquement, le voilant relève plutôt du masque (voilant = enveloppant de voiles). »9 Cette note annonce en quelque sorte la rhétorique ironique de Margiela qui veut à la fois inviter le spectateur au dévoilement imaginaire et lui opposer un être opaque, « absorbé » comme dirait Michael Fried. Même les parties visibles et dès lors valorisées du corps (les jambes, les bras), même les formes féminines accentuées par le bougé que le défilé imprime aux tissus et aux gazes, sont neutralisées par ce repli sur soi qui émane de ces étranges fantômes.

Les polarités du voile que nous parcourrons maintenant devraient théoriquement toujours être combinées avec cette double vectorialité : voiler (cible) – se voiler (source) et cette double intention : voilerdévoiler.

4. Les polarités du voile

4.1 Les polarités substantielles : opaque vs transparent

Tout dévoilement potentiel, induisant une quête cognitive / pragmatique / affective est fonction de l’opacité du voile. Dans sa version opaque, le voile ne laisse pas transparaître, se prêtant à des usages comme accessoire pour se cacher aux yeux d’autrui, pour décourager le dévoilement. Dans sa version transparente, le voile laisse transparaître, sans révéler totalement. Il se prête donc à des usages comme ornement, arme de séduction, encourageant ainsi le dévoilement.

Note de bas de page 10 :

 Dante Alighieri, Purgatorio, XXX, 28, trad. Ratisbonne.

En outre, les positions ne sont pas des essences mais des valeurs sur une échelle graduée. L’opacité hermétique s’avère progressivement perméable. Au chant XXX du Purgatoire Dante aperçoit, ou mieux, devine le char triomphal de l’Eglise traîné par un Griffon, à travers l’atmosphère voilée par les vapeurs de l’aube et découvre Béatrice derrière une nuée de fleurs, elle-même « ceinte d’un voile blanc » (« candido vel »)10. D’abord, il la reconnaît au seul parfum qui émane de cet être car les yeux ne sont pas encore capables de la distinguer, doublement offusqués qu’ils sont par la nuée de fleurs et par le voile : « Bien que le voile blanc dont sa tête était ceinte,/ […] Ne laissât pas encore paraître tous les traits » (« Tutto che ‘l vel che le scendea di testa, /[…] non la lasciasse parer manifesta » (XXX, 67-69)). Progressivement les traits du visage apparaissent plus clairement jusqu’à la sanction finale de la parole : « Regarde : c’est bien moi, je suis bien Béatrice. » (« Guardaci ben ! Ben son, ben son Beatrice » (XXX, 73)).

Le dévoilement s’avère donc un phénomène aspectuel  inchoatif, duratif, terminatif , dont les illustrateurs de la Divine Comédie ont choisi chacun un autre moment – la blancheur translucide durative chez William Blake, le dévoilement terminatif chez Gustave Doré car le visage de la bienheureuse y est totalement exposé –, mais leur choix stylistique concerne aussi la texture plus où moins révélatrice des formes de la bienheureuse. Nous devons dès lors interroger la qualité de la matière (substance, forme, couleur, tactilité, mouvement, consistance, luminosité, selon les catégories barthésiennes), et encore continu vs discontinu, ou ce que Gilles Deleuze qualifie de lisse vs strié, le drapé étant la version striée du voile lisse ; couleurs saturées vs mixtes, couleurs dépositaires de valeurs symboliques vs noir et blanc, etc. Dès qu’on se situe dans le champ de la mode, la promesse de dévoilement est bien sûr potentialisée car, pour autant qu’elle soit réalisée – il y a certes du nu en  mode – elle demeure purement scopique, de l’ordre du voyeurisme tributaire d’une hétérotopie infranchissable : le podium. Cette hétérotopie devient un double rempart chez Margiela, qui déjoue d’avance toute promesse de dévoilement même imaginaire, en soulignant ironiquement, outre la distance, l’inaccessibilité hautaine de la mode.

4.2 Les polarités fonctionnelles du voile

D’autres oppositions s’imposent selon les rôles que les termes revêtent, tous exploités par Margiela dans son défilé :

- Haute-couture (mondain) PARAITRE vs prêt-à-porter (sportif) ETRE/FAIRE

La robe du soir déstructurée (un body se prolonge en traîne majestueuse et encombrante) alterne avec le maillot de corps recouvert d’un top en forme de disque athlétique. Par leur rapprochement dans le même défilé, les fonctions vestimentaires mondaines ou sportives tendent à s’annuler.

- Occidental vs oriental

L’orientalisme du voile s’allie chez Margiela à l’extrême-orientalisme des bottes fendues au pied et l’exotisme en général à un occidentalisme androgyne.

- Masculin vs féminin

Note de bas de page 11 :

 Cf. Dominique Bernard-Faivre,  « Le vêtement pour quoi dire ? » in Daniel Faivre (éd.), Tissu, voile et vêtement, Paris, L’Harmattan, 2007, p.152.

Note de bas de page 12 :

 Jean Lamblot, « La soutane, symbole de l’Eglise triomphante », in Daniel Faivre (éd.), Tissu, voile et vêtement idem., p. 117.

Note de bas de page 13 :

 Cf. www.elle.fr

Les vestes à épaules « cigarette » donnent la réplique aux voiles. Le défilé semble en effet un défi à l’opposition entre masculin et féminin, comme si le styliste voulait remonter en deçà de la féminité intrinsèque du voile à un vêtement originel sexuellement indifférencié : comme nous le rappelle l’ouvrage collectif de Daniel Faivre, Tissu, voile et vêtement, les agriculteurs portaient un paréo ; dans l’Egypte ancienne le vêtement était drapé, long et flottant ; tout l’Occident porte une robe unisexe jusqu’au Moyen Age11 ; les clercs ont continué à porter un vêtement talaire et tubulaire, la soutane, renvoi anachronique à la tunique profane de l’Empire romain, jusqu’à Vatican II. La soutane cumule plusieurs signifiés : écart par rapport à la communauté laïque mais aussi sobriété, pauvreté (le noir sans ornements par rapport aux vêtements liturgiques colorés, sacrés), décence, enfin, car le long tube rigoureusement fermé de 33 boutons symboliques est interrompu par une ceinture qui sépare les fonctions nobles, cérébrales, des fonctions inférieures, digestives, génitales.12  Margiela a introduit des robes-soutanes dans sa collection Hiver 2009-201013, comme si la soutane était la version hivernale nordique et pudique du voile estival, oriental et sensuel.

- Erotique vs pudique

Note de bas de page 14 :

 André Breton, L’amour fou, 1937, Paris, Gallimard, « folio », p. 26.

Note de bas de page 15 :

 Roland Barthes, le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1970, p.10.

André Breton a mieux que quiconque relié l’érotique au voilé dans sa célèbre formule de l’Amour fou « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. »14 Nous savons que l’érotisme joue sur la simultanéité du clandestin et du découvert, du visible et de l’invisible. Barthes du Plaisir du texte le confirmait déjà. L’usage le plus érotique d’un corps n’est pas là où le vêtement reste ouvert. « C’est l’intermittence qui est érotique, celle de la peau qui scintille entre deux pans ; c’est ce scintillement même qui séduit ou encore la mise en scène d’une apparition/disparition. »15  Dans la Chambre claire il ajoute en outre le « hors-champ » :

Note de bas de page 16 :

 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, pp. 91-93.

La présence (la dynamique) de ce champ aveugle, c’est, je crois, ce qui distingue la photo érotique de la photo pornographique. La pornographie représente ordinairement le sexe, elle en fait un objet immobile (un fétiche), encensé comme un dieu qui ne sort pas de sa niche [...]. La photo érotique, au contraire (c’en est la condition même), ne fait pas du sexe un objet central ; elle peut très bien ne pas le montrer ; elle entraîne le spectateur hors de son cadre, et c’est en cela que cette photo, je l’anime et elle m’anime.16

Comme le voile crée un hors-champ non plus en absence mais en présence, la puissance érotique est sans doute encore plus marquée. Chaque avancée s’accompagne d’un retrait, chaque visible (la silhouette) d’un invisible (les traits identificatoires).

- Oversized vs adhérent (seconde peau)

Note de bas de page 17 :

 Jacques Fontanille, Soma et Sèma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004, p.142.

Dans Soma et Sèma. Figures du corps Jacques Fontanille renvoie au Moi-Peau de Didier Anzieu, qui considère la peau comme une enveloppe psychique à double sens : « d’un côté, le ‘pare-excitation’ qui fait office de filtre protecteur vis-à-vis des sollicitations extérieures, et de l’autre, la membrane plus ou moins résistante et (im)perméable qui contient les forces intérieures. »17 Fontanille traduit cela en une interface sémiotique : d’une part, l’enveloppe qui contient les contenus, de l’autre, la surface qui « inscrit » les expressions.

Note de bas de page 18 :

 Jacques Fontanille, Soma et Sèma. Figures du corps, Idem., p.150.

Note de bas de page 19 :

 Jacques Fontanille, Soma et Sèma. Figures du corps, ibidem.

Le cas du vêtement s’avère particulièrement révélateur pour Fontanille : « Il s’agit bien de la conversion d’une enveloppe fonctionnelle (ayant les mêmes propriétés que l’’enveloppe’ corporelle) en surface d’inscription sémiotique ; et, pour ce faire, le vêtement doit acquérir une plus ou moins grande autonomie par rapport au corps : il y a donc un débrayage qui convertit l’enveloppe purement fonctionnelle en objet sémiotique autonome. »18 Margiela exploite cette autonomisation voyante, excessive, avec l’oversized et, d’autre part opère le réembrayage sur le corps avec le voile adhérent couleur chair. Fontanille nous rappelle toutefois que, contrairement aux autres productions artistiques, le débrayage dans le cas du vêtement n’est jamais complet : « le vêtement, en effet, doit garder quelques ‘points fixes’, des repères corporels qui interdisent un débrayage complet : s’il s’évase en quelque endroit, il suit plus fidèlement telle autre partie du corps, et les mouvements qui lui donnent forme continuent à faire référence, avec plus ou moins d’indépendance, à l’un de ces quelques points fixes (cou, épaule, taille, etc.) qu’il se donne pour, justement, continuer à être un vêtement. »19

Le voile serait alors le vêtement dans sa version à la fois la plus autonome et débrayée possible (avec des possibilités de glisser du corps, comme nous le verrons), mais aussi la plus adhérente, embrayée qui soit, sans doute parce qu’il est dépourvu de forme en soi, voire informe et, partant, susceptible d’une plasticité infinie. Le voile met donc en péril toute définition du vêtement dans ses rapports avec le corps, même la plus étendue comme celle de Fontanille. Chez Margiela, les « repères corporels » sont soit hyperbolisés soir totalement absents. Aussi peut-on dire qu’il explore en quelque sorte la frange où le vêtement cesserait d’être vêtement.

- Ergon vs parergon

Note de bas de page 20 :

 Jacques Derrida, « Parergon », in La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 69.

Au niveau plus philosophique, nous devons encore considérer l’opposition ergon vs parergon. Jacques Derrida, en interrogeant la Troisième Critique de Kant, se demande pourquoi la colonne et le vêtement constituent un parergon pour Kant. La réponse est aporétique. Ce qui les constitue en parerga, ce n’est pas simplement leur extériorité de surplus, « c’est le lien structurel interne qui les rive au manque à l’intérieur de l’ergon. Et ce manque serait constitutif de l’unité même de l’ergon. Sans ce manque, l’ergon n’aurait pas besoin de parergon, du vêtement ou de la colonne qui pourtant lui restent extérieurs. »20

Note de bas de page 21 :

 Jacques Derrida, « Parergon », in La Vérité en peinture, idem, p.74

Un autre parergon, le cadre d’un tableau, s’avère problématique pour Derrida parce qu’il ne semble ni essentiel, ni accessoire, ni propre, ni impropre. On ignore où il commence et où il finit, quelle est la limite interne ou externe. Or le jugement esthétique présuppose qu’on puisse distinguer entre l’intrinsèque et l’extrinsèque. « Le jugement esthétique [selon Kant] doit porter proprement sur la beauté intrinsèque, non sur les atours et les abords. »21 Tout cela ne va pas de soi pour Derrida.  Nous sommes dans la logique du supplément :

Note de bas de page 22 :

Jacques Derrida, « Parergon », in La Vérité en peinture, idem, p.74-77

Le parergon (cadre, vêtement, colonne) peut augmenter le plaisir du goût, contribuer à la représentation propre et intrinsèquement esthétique s’il intervient par sa forme (durch seine Form) et seulement par sa forme. […] Mais si en revanche il n’est pas beau, purement beau, c’est-à-dire d’une beauté formelle, il déchoit en parure (Schmuck) et nuit à la beauté de l’œuvre, il lui fait tort et lui porte préjudice (Abbruch). [...] Or  l’exemple de cette dégradation du simple parergon en parure séduisante, c’est encore un cadre, le cadre doré cette fois, la dorure du cadre faite pour recommander le tableau à notre attention par son attrait. Ce qui est mauvais, extérieur à l’objet pur du goût, c’est donc ce qui séduit par un attrait ; et l’exemple de ce qui dévoie par sa force attrayante, c’est une couleur, la dorure, en tant que non-forme, contenu ou matière sensible. La détérioration du parergon, la perversion, la parure, c’est l’attrait du contenu sensible. [...] dans sa pureté, il devrait rester incolore, dépourvu de toute matérialité sensible empirique.22

Note de bas de page 23 :

 Norbert Schneider, L’art du portrait, Cologne, Taschen, 1994, p.40.

Selon cette logique, seul le voile translucide, invisible, le degré zéro de la transparence pour Barthes, contribuerait à l’appréhension esthétique : le voile qui recouvre le visage de la jeune femme dans Portrait d’une femme (v.1460) de Rogier Van der Weyden, « les yeux baissés en signe de pureté et d’humilité »23, voile qui ne couvre rien de sensuel puisqu’il est transparent, ou encore celui de la La petite Madone Cowper (v.1505), avec ses traits angéliques, surnaturels et hors de portée. Dans le cas de la Joconde les techniques actuelles aux infrarouges permettent de voir sous les couches qui obscurcissent et masquent les détails, entre autre un voile de gaze transparent qui enveloppe le corps et déborde sur l’épaule gauche, typique des femmes enceintes, des parturientes, ou simplement des femmes mariées.

Le voile devient alors attribut de sacralisation, d’idéalisation, de sublimation de la femme, lui conférant des connotations de chasteté, de virginité, de pudeur, voire, le voile comme parergon pur, incolore, rachète la possible indécence du nu. Ainsi Agnès Sorel ne déroge-t-elle pas à son aspect virginal dans La Vierge à l’enfant entourée d’Anges de Jean Fouquet (v.1452) malgré son décolleté audacieux ou la nudité coupable de Lucrèce (1533) de Cranach est-elle apparentée à celle de Vénus et amor (1506) grâce au chaste voile.

- Utile, fonctionnel vs futile, gratuit

Note de bas de page 24 :

 Cf. John-Carl Flügel, Le rêveur nu. De la parue vestimentaire, Paris, Aubier, 1982.

Note de bas de page 25 :

 Roland Barthes, Système de la mode, idem,, p. 222.

Note de bas de page 26 :

 Cf. Dominique Bernard-Faivre « Le vêtement pour quoi dire ? », in Daniel Faivre (éd.), Tissu, voile et vêtement, idem, p.147.

La dernière opposition est également la plus typique de la mode : utile, fonctionnelle vs futile, gratuit, qui recouvre l’opposition motivé vs arbitraire. D’ordinaire un vêtement répond aux « trois P » : « parure, pudeur, protection ».24 Et pourtant, comme nous rappelle Barthes, dans la mode la motivation du signe est souvent incertaine : le froid requiert un vêtement chaud mais rien n’oblige à la fourrure, question de pure « affinité »25 avec un modèle culturel, souvent totalement arbitraire. Le vêtement en général a également eu la fonction de corriger la nature, de dissimuler : ainsi, la jupe longue permettant de masquer les jambes déformées des filles de Louis XII, la perruque bouclée au service de la calvitie, la robe à panier de Mme de Montespan servant à cacher certains défauts.26

Note de bas de page 27 :

 Roland Barthes, Le plaisir du texte, idem, p. 212

L’exploitation en vrac et désinvolte des fonctions énumérées ici nous fait croire que Margiela recherche ce que Barthes appela le « vêtement universel » qui transcende, neutralise toutes les oppositions énumérées : opaque vs transparent, haute couture vs prêt-à-porter, occidental vs oriental, masculin vs féminin, érotique vs pudique, adhérent vs oversized, ergon vs parergon, « un vêtement passe-partout », signe « d’une domination souveraine de tous les usages », « champ d’une liberté absolue. »27

Il convient pour finir de revisiter quelques étapes de l’histoire du voile : le mythe, la religion, l’anthropologie pour arriver à la mode et voir si les différents signifiés convoqués au cours de la généalogie mythique, religieuse, anthropologique de l’objet sémiotique voile résonnent encore dans les signifiés de l’usage actuel. Utiliser le voile dans la mode, malgré la légèreté de sa substance, est un geste lourd de conséquences historiques et culturellement chargé. En outre, c’est un lieu d’investissement important puisque le voile touche au corps.  Or le fait que le défilé de septembre 2008 puise dans un réservoir aussi vaste et polysémique pour ensuite convoquer le voile avec une telle nonchalance, n’est-ce pas une façon de le banaliser, de réaliser ce que Barthes avait simplement effleuré théoriquement sans doute parce que l’époque n’en permettait pas la réalisation, à savoir de désencombrer le vêtement de tous ses usages extra-sémantiques ?

5. Le mythe

Dans les mythes le voile assume souvent une valeur sacrée, de séparation et de distinction. En même temps les mythes confirment l’idée de nudité pécheresse et l’importance du regard, voyeuriste ou non.

Le voile de Maya, remontant à la culture hindouiste, avait déjà une fonction de séparation entre l’être individuel et la réalité. Il s’agit d’un « voile » métaphysique illusoire qui, séparant les êtres individuels de la connaissance de la réalité, les empêche d’obtenir la libération spirituelle. A l’instar de la métaphore de la caverne de Platon, l’être humain est présenté comme un individu dont les yeux sont couverts depuis la naissance par un voile.  L’âme en se libérant de celui-ci se  réveillera de la léthargie de la connaissance (ignorance métaphysique) et pourra finalement contempler la vraie essence de la réalité.

Dans la Grèce antique les Mystères d’Eleusisutilisèrent le voile dans le cadre de rites initiatiques qui rappellent le deuil de Déméter pour sa fille Perséphone ravie par Hadès et son retour semestriel. Déméter furibonde, s’éloigne de l’Olympe en se cachant le visage par un voile.

Le mythe de Dianeprivilégie pour sa part la pudeur. Doublement voilée, par un corps de mortelle et par un voile, pour Diane se déshabiller signifie affronter le regard d’un autre humain et donc trahir sa nature divine. Actéon, chasseur de cerfs, est puni, métamorphosé en cerf lui-même pour avoir vu Diane sans voile, pour l’avoir vue rougir, c’est-à-dire prendre conscience de son humanité. A son tour Diane « voile » le regard d’Actéon en l’aspergeant d’eau, ce qui nous rappelle que voiler peut adopter d’autres matières, pour obtenir le même effet.

Note de bas de page 28 :

 Ovide, Metamorphoses, III (trad. Louis Puget, Th. Guiard, Chevriau et Fouquier (1876))

Comme on voit un nuage placé vis-à-vis du soleil, et frappé de ses rayons, se nuancer de mille couleurs, comme brille la pourpre de l’aurore ; ainsi rougit Diane lorsqu’elle se vit exposée toute nue (sine veste) aux regards d’un homme. Bien que la foule de ses compagnes l’environne, elle ne laisse pas de s’incliner et de détourner le visage. Que n’a-t-elle ses flèches toutes prêtes ! Du moins elle s’arme de l’eau qui coule sous ses yeux, la jette au visage d’Actéon, et, répandant sur ses cheveux ces ondes vengeresses, elle ajoute ces mots, présage d'un malheur prochain : « Maintenant, va oublier que Diane a paru sans voile à tes yeux ; si tu le peux, j’y consens». (« Nunc tibi me posito visam velamine narres, si poteris narrare, licet! »28)

La riche iconographie que ce mythe a engendrée pose le spectateur en position de voyeur dont la pulsion scopique ne se heurte pas à la vengeance de la déesse incarnée mais à la substance de l’expression inerte, impassible.

Note de bas de page 29 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, 2002, p.16

Note de bas de page 30 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, idem, p. 21.

Dans son ouvrage Ninfa moderna Didi-Huberman interroge ce qu’Aby Warburg appelait la nymphe, figure de semi-déesse drapée antique qui réapparaît à toutes les époques dans de nouvelles incarnations jusqu’à ce que, à l’époque moderne, son drapé se détache du corps comme misérable haillon. En 1893 Aby Warburg découvre les nymphes dans les œuvres de la Renaissance florentine : des déesses antiques dont Botticelli a déplacé l’affect des visages impassibles, indifférents – rappelons que Margiela utilise des modèles sans visage, sans regard – sur les accessoires en mouvement : les cheveux ou le drapé au vent. Didi-Huberman, dans le sillage de Warburg, observe une « lente dissociation de la nudité d’avec le tissu qui l’habillait d’abord. »29 Le drapé acquiert une autonomie figurale : les surfaces textiles (les plis) tendent à bifurquer des surfaces corporelles (les chairs), comme dans la Vénus endormie (1509, Dresden) de Giorgione et Titien où le drapé se détachant du corps devient drap, réceptacle du désir. Warburg appelle le drapé un « outil pathétique », « champ dynamophore »30 de la figure tout entière. Le défilé en question jour précisément par le bougé et la légèreté de ces « frêles tissus » (comme disait Nerval) sur ce glissement potentiel, mais ce déshabillage est toujours virtualisé non pas par des limites iconiques mais par la désaffection des figures.

Note de bas de page 31 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, idem, pp. 25-26.

Note de bas de page 32 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, idem, p.26.

Note de bas de page 33 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, ibidem.

Note de bas de page 34 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, ibidem.

Didi-Huberman étudie ensuite la Sainte Cécile de Stefano Maderno (1600, Roma, Santa Cecilia in Trastevere). De cette jeune fille écroulée par terre émane un sentiment de déréliction totale, « accentuée par l’absence de visage »31 mais en même temps une élégance extrême due au magnifique drapé qui revêt son corps entier selon « un dispositif de pudeur qui va jusqu’à substituer le voile à toute indication de chevelure. »32 Or, nous sommes ici selon Didi-Huberman devant une anti-nymphe sublimée par le christianisme. Maderno se consacre ici à « une très humble, à une très chaste et très chrétienne chair martyre »33. Sainte Cécile est une jeune vierge qui a souffert vers l’an 223 de notre ère, au temps de l’empereur Alexandre, le supplice de l’immersion dans les bains publics (lieu de stupre par excellence). Elle demeura dans des vapeurs bouillantes pendant une nuit et un jour et fut ensuite décapitée sans résultat car son cou résista au bourreau. Elle survécut trois jours, offrit tous ses biens aux pauvres et demanda à l’évêque de consacrer sa maison en église. La statue de Maderno semble vouloir fixer cette durée d’une jeune sainte immobilisée trois jours sur le carrelage, agonisante, la tête à moitié tranchée, dispensant tout de même sa bonté et sa foi. Elle n’offre pas son visage mais « le trait organique de son sacrifice. »34

Note de bas de page 35 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, idem, p. 35.

Note de bas de page 36 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, idem, p. 38.

La statue de Maderne se tourne en effet vers le sol et « voile » aux spectateurs un visage qui très probablement, ne se trouvait pas dans le reliquaire de la sainte, de sorte que le sculpteur aura dû tout inventer. Il transforme un « tas informe de draperies en forme drapée, en œuvre sculptée, solide, durable. »35 Et Didi-Huberman de poursuivre : « C’est grâce à l’omniprésence du drapé – jusque sur sa tête – que Sainte Cécile de Maderno apparaît si écrasée, si pudique dans la mort ; c’est grâce au même drapé qu’elle apparaît si sensuellement légère, endormie devant nous, simplement abandonnée comme pouvaient l’être une nymphe de l’Antiquité. »36

La Sainte Cécile répond ainsi parfaitement aux trois aspects fondamentaux du pli baroque dégagés par Gilles Deleuze :

Note de bas de page 37 :

 Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p.166.

Note de bas de page 38 :

 Gilles Deleuze, Le Pli, idem, pp.165-166.

Note de bas de page 39 :

 Gilles Deleuze, Le Pli, idem, p. 31.

  • L’étirement : « un maximum de matière pour un minimum d’étendue »37

  • L’intensification : « Dans tous ces cas, les plis du vêtement prennent autonomie, ampleur, et ce n’est pas par simple souci de décoration, c’est pour exprimer l’intensité d’une force spirituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur. »38

  • L’inhérence : « ce qui est plié, c’est l’inclus, l’inhérent. On dira que ce qui est plié est seulement virtuel, et n’existe actuellement que dans une enveloppe, dans quelque chose qui l’enveloppe. »39

Sainte Cécile est tout cela ensemble, avance Didi-Huberman : elle étire la corporéité inexistante de la sainte dans sa représentation toute de draperies ; elle intensifie la présentation misérable d’un cadavre au sol en inventant une posture « en pli » ou, plutôt, en repli de corps et de visage ; enfin, elle enveloppe le corps saint inatteignable dans une pure virtualité figurale qui, justement, prend forme de voiles pliés et chiffonnés.

Note de bas de page 40 :

 Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, idem, p.25.

Note de bas de page 41 :

 Bruno Crimaldi (éd), Museo Cappella Sansevero, Napoli, Alos, 2006, p.31.

Tantôt les figures voilées de Margiela réitèrent cette « puissance en acte » que Deleuze appelle précisément « l’acte du pli »40, tantôt le voile couleur chair épousant les formes nie le pli, devenant seconde peau. La encore un exemple de sculpture baroque s’impose comme référence iconographique, en l’occurrence le voile de marbre totalement adhérent au corps de La pudeur d’Antonio Corradini (La Pudicizia, 1752) qui pousse à l’extrême le potentiel plastique du marbre. Le voile fut taillé en une strate tellement impalpable et adhérente qu’il semble humide, sous l’influence de la vapeur exhalée par le brûle-parfum que « la Pudeur » tient dans sa main. Tout comme le marbre nie son apparence marbrée, le vêtement de Margiela nie le spectacle vestimentaire qu’il offre41.

6. La religion

Margiela semble vouloir faire des allusions explicites aux religieux lorsqu’il déguise ses mannequins en vestale, en vierges rouges (comme celle de Memling, flamand comme lui), en sensuelles odalisques ou en nonnes sous des cagoules de pénitentes, mais c’est, semble-t-il, pour retenir l’invariant au détriment des variantes, pour dépassionner d’emblée les débats que le voile comme attribut de culte pourrait soulever.

6.1 Sacralité païenne

Les chastes vestales portaient le voile comme accessoire de sacralité.

6.2 Dans l’hébraïsme vétéro-testamentaire

Note de bas de page 42 :

 Daniel Faivre, « Vêtement et nudité dans la Bible hébraïque », in Daniel Faivre, Tissu, voile et vêtement, idem, p.42.

Note de bas de page 43 :

 Daniel Faivre, « Vêtement et nudité dans la Bible hébraïque », idem, p.44.

Le voile, en montrant et en cachant, « constitue l’interface entre l’intimité de la femme et la convoitise de l’homme. »42 Le voile peut indiquer soit la fiancée – quand elle alla à la rencontre d’Isaac, Rébecca « prit le voile et s’en couvrit » (Genèse XXIV, 64-65), pour montrer qu’elle était disponible pour un éventuel mariage –, soit la courtisane : Juda vit sa bru Tamar recouverte d’un voile et « la prit pour une prostituée, puisqu’elle avait recouvert son visage. Il obliqua vers elle, sur la route, et dit : ‘Allons ! Viens vers moi !’ » (Genèse : XXXVIII, 14-16). Il ignorait en effet qu’il avait affaire à sa bru. Dans les deux cas le voile est occultant, hermétique : « le voile joue un rôle d’artifice, dans une perspective évidente de séduction. »43

Note de bas de page 44 :

  Cf. Daniel Faivre, « Vêtement et nudité dans la Bible hébraïque », ibidem.

Dans le Cantique des Cantiques l’époux exalte la Sulamite pour ses « yeux de colombe » ou sa « joue de grenade » aperçus à travers le voile, ce qui introduit une différence fondamentale avec le voile précédent qui semblait totalement hermétique.44

La Bible présente donc le voile comme un ornement féminin, avec la fonction de montrer / cacher les attraits de la femme.

6.3 La danse des sept voiles de Salomé

Dans l’Evangile selon Marc (VI,14-28) / Matthieu (XIV,1-13) Hérode, tétrarque de Galilée, a épousé sa belle-sœur Hérodiade et est fasciné par sa belle-fille, Salomé.  Depuis des mois il tient prisonnier Jean-Baptiste parce qu’il n’avait pas consenti à ce mariage interdit par la loi hébraïque. Lors de l’anniversaire d’Hérode, celui-ci, impressionnée par la beauté de Salomé qui exécute la « danse des sept voiles », lui promet tout ce qu’elle veut. Instiguée par sa mère elle exige la tête de Jean-Baptiste. La véritable origine de cette danse demeure encore de nos jours enveloppée de mystère. Même si on rencontre des traces de danses similaires dans différentes cultures moyen-orientales ou du bassin méditerranéen, il semble que le voile ne fut pas une composante fondamentale de la danse mais plutôt sa variante scénographique, un instrument rectangulaire ou semi-circulaire pour « remplir la scène » (la seconde forme étant privilégiée car elle accompagne mieux par sa géométrie les rotations du corps et des bras). D’autres sources attribuent l’origine au grand écran, grâce au film Salome où l’actrice Rita Hayworth « invente » la danse des sept voiles. Le cinéma s’est en tout cas emparé du potentiel transgressif de la danse du voile : pensons au long-métrage de Carmelo Bene de 1972, inspiré de la Salomé d’Oscar Wilde.

Note de bas de page 45 :

 Joris-Karl Huysmans, A rebours (1884), chapitre 5.

Note de bas de page 46 :

 Joris-Karl Huysmans, A rebours (1884), chapitre 5.

L’époque symboliste a en effet amplement récupéré ce mythe. Citons Joris-Karl Huysmans qui dans A rebours (1884) s’extasie devant la Salomé peinte de Gustave Moreau, surtout celle baptisée « la tatouée », emblème selon l’écrivain décadent de la « corruption antique ». Le protagoniste des Esseintes décrit dans une longue ekphrasis l’atmosphère perverse et synesthésique des parfums sensuels et des vapeurs colorées que respire le tableau. La danse même est qualifiée de « danse lubrique qui doit réveiller les sens assoupis du vieil Hérode. »45  Huysmans impute donc à Gustave Moreau « la fascination délirante » et « les activités dépravées de la danseuse » des Evangiles lesquels se montraient réservés à ce sujet. Salomé devient « la déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue entre toutes. »46 Ainsi comprise, elle ne remonte plus aux traditions bibliques mais plutôt aux théogonies de l’Extrême-Orient.

Fra Filippo Lippi dans La fête d’Hérode. La danse de Salomé (v.1460) fait, pour sa part, de la scène un banquet de la renaissance avec une Salomé en plein mouvement mais déjà dévoilée, très humaine. Loin de l’aspect corrompu, c’est la sensualité naturelle et extra-temporelle du voile que Margiela retient lui aussi.

6.4. Dans l’Islam

Le premier voile fut attesté dans un document légal assyrien du 12ième siècle avant notre ère. L’usage du voile y est réservé aux femmes nobles et est interdit aux prostituées et aux esclaves. Il s’agit donc d’une pratique païenne, antérieure à l’islam, existante en Arabie. Le voile était associé à la respectabilité, à l’appartenance à une famille, et maintient donc un caractère exceptionnel, non quotidien. Mohamed Mansouri, qui s’est penché sur la question, veut par là rectifier la vision de ceux qui nient totalement son existence avant l’islam, que ce soit pour combattre son imposition, ou, au contraire, pour en faire un dogme obligatoire, une originalité islamique à laquelle les femmes doivent se soumettre.

Note de bas de page 47 :

 Mohamed Tahar Mansouri « Le Hijab frontière entre les femmes et les hommes, frontière entre les femmes et les femmes », in Daniel Faivre (éd.), Tissu, voile et vêtement, idem, p.59.

Note de bas de page 48 :

 Mohamed Tahar Mansouri « Le Hijab frontière entre les femmes et les hommes, frontière entre les femmes et les femmes », idem, p. 61.

Note de bas de page 49 :

 Cf. Mohamed Tahar Mansouri « Le Hijab frontière entre les femmes et les hommes, frontière entre les femmes et les femmes », idem.

Dans les textes coraniques il n’y aurait pas d’allusions à l’origine religieuse du hijab, ni à son caractère injonctif. Le voile ne constituerait pas un signe de religiosité mais plutôt un signe social de protection et de séparation, puisqu’il « distingue le monde des femmes libres de celui des hommes et de celui des femmes esclaves. »47 Dans le contexte des neuf versets qui concernent le voile dans le Coran, les plus anciens visent avant tout de séparer les croyants des non-croyants, de voiler les esprits païens.  La femme n’est même pas concernée.  Ensuite, s’il est question de voiler des femmes, il s’agit des femmes du Prophète : « Selon le Coran, le voile a au moins trois fonctions : il est séparateur, protecteur et isolant. »48 Dans les Hadith, le hijab est promulgué à l’occasion du mariage du Prophète avec Zaineb et à la suite d’une rude bataille. Le prophète ordonne à ses femmes de traiter avec les étrangers uniquement derrière un voile/rideau.49 L’usage du voile est donc principalement circonstanciel, l’opérateur de disjonction primant sur toute revendication de sacralité. Et Mansouri d’énumérer les signifiés multiples du voile dans les Hadith, dont nous reportons quelques échantillons :

Note de bas de page 50 :

 Mohamed Tahar Mansouri « Le Hijab frontière entre les femmes et les hommes, frontière entre les femmes et les femmes », idem, pp. 66-72.

  • Allah se dévoilera pour les gens du paradis (183)

  • Le Prophète se voile et le restera jusqu’à sa mort (640)

  • Les femmes se voilent à l’entrée de ‘Omar auprès du Prophète (1392)

  • Le rideau est utilisé comme une distinction entre la femme libre et la femme captive à l’occasion du mariage (3328)

  • Allah s’est adressé à Moïse derrière le hijab (4080)

  • Omar demande au Prophète de voiler ses épouses (4416)

  • Tout être, dès sa naissance, est contaminé par Satan, sauf Jésus protégé de Satan par le voile (10355)

  • On se marie avec une femme libre derrière un rideau (13086)

  • Le voile est la limite entre une âme croyante et une âme païenne (20544)50

Note de bas de page 51 :

 Mohamed Tahar Mansouri « Le Hijab frontière entre les femmes et les hommes, frontière entre les femmes et les femmes », idem, p.72.

Dans tous les cas, le voile revêt un rôle disjonctif et normatif, c’est un filtre qui module non seulement le pouvoir-voir, mais le pouvoir-être : « le hadith comme le Coran […] donnent au voile le rôle de séparateur entre les groupes, dans le sens d’une limite entre ce qui doit être vu et ce qui ne doit pas l’être. Les croyants ne doivent pas voir directement les épouses du Prophète mais peuvent apercevoir leur silhouette.  […] Mais le voile est aussi présenté comme une ligne de démarcation entre le bien et le mal, dans la mesure où il sépare les gens du paradis de ceux condamnés aux enfers : il se situe donc entre l’homme et le diable. »51  C’est en outre un élément hiérarchisant : il se dresse entre ceux qui sont pieux et ceux qui ne le sont pas, entre la femme libre et la société, entre le pouvoir et ses sujets, mais surtout entre croyants et non-croyants.

Note de bas de page 52 :

 Mohamed Tahar Mansouri « Le Hijab frontière entre les femmes et les hommes, frontière entre les femmes et les femmes », idem, p.76.

Note de bas de page 53 :

 Mohamed Tahar Mansouri « Le Hijab frontière entre les femmes et les hommes, frontière entre les femmes et les femmes », ibidem.

Aujourd’hui la burqa (morceau d’étoffe muni de plusieurs trous au niveau des yeux, qui permet de voir le monde seulement sous forme de points dissociés) était à l’origine réservée aux bédouines et aux bêtes de somme auxquels la femme bédouine était associée, tandis que le hijab, le khimar (couvre-chef) ou le niqab font partie de la panoplie et des éléments distinctifs entre hommes et femmes. Le terme « hijab » vient du verbe « hajaba » : qui veut dire « cacher », « isoler », ou encore « dérober » et on retrouve la dialectique déjà évoquée du voiler et se voiler : « C’est une double dérobade car le hijab dérobe à la fois celle qui le porte et celui qui la regarde.  Il couvre la vue de la femme, pour qu’aucun contact visuel avec le monde des hommes ne puisse s’opérer. De ce fait, il protège la société de son regard qui risque de détourner les hommes et de les entraîner dans […] la ‘corruption des mœurs’ ».52 Or cette diabolisation de la femme n’est que théorique. Théoriquement, les regards des hommes et des femmes ne doivent pas se croiser. « Mais cela n’exclut ni la dimension attractive du hijab, ni l’aspect érotique de celui-ci. »53

Le voile dans l’Islam n’est d’ailleurs pas seulement un objet matériel mais peut avoir une valence spirituelle dans le cadre de la philosophie néoplatonicienne, remontant au monde musulman médiéval.  Pour atteindre l’amour divin il faut dévoiler la vérité. Le sémantisme du terme est là encore double. Si déchirer le voile instaure une limite entre le licite et l’illicite et signifie acquérir par la force, dévoiler est un acte libre fait par consentement. Le mari dévoile son épouse légitime le premier soir de noces.

Note de bas de page 54 :

 Gérard de Nerval, « Le masque et le voile », in Voyage en Orient, 1844,  Paris, Garnier-Flammarion, p. 149.

Note de bas de page 55 :

 Gérard de Nerval, « Le masque et le voile », idem, p.150.

Note de bas de page 56 :

 Gérard de Nerval, « Le masque et le voile », ibidem.

Note de bas de page 57 :

 Gérard de Nerval, « Le masque et le voile », ibidem.

Note de bas de page 58 :

 Gérard de Nerval, « Le masque et le voile », ibidem.

Gérard de Nerval, dans son Voyage en Orient de 1844, trouvait même un avantage dans le port du voile. Les femmes qu’il voit se promener au Caire, bien que « hermétiquement voilées »54 semblent plus libres que les Parisiennes qui, libres de se montrer, sortent seulement en voiture, cachées. Le voile peut-être « n’établit pas une barrière tellement féroce qu’on le croit »55. En outre, tous ces vêtements mystérieux de taffetas confèrent à la ville « l’aspect festif d’un bal masqué »56.  D’ailleurs dans ce pays des songes et de l’illusion, « l’imagination trouve son compte dans cet incognito des visages féminins, qui ne s’étend pas à toutes leurs grâces.»57. Aussi le voile permet-il « d’admirer, de deviner, de surprendre, sans que la foule ne s’inquiète ou que la femme elle-même semble le noter »58  En outre, une belle femme pourra toujours faire remarquer sa beauté et, d’autre part, une moins gracieuse pourra dissimuler ses défauts. C’est bien cet aspect déguisement insouciant qui semble interpeller l’imaginaire de notre styliste.

Note de bas de page 59 :

 Régis Debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, Paris, Gallimard, 2004, p. 18.

Note de bas de page 60 :

 Régis Debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, idem, p. 19.

Régis Debray, dans Ce que nous voile le voile resitue pour sa part la question du foulard dans un contexte laïc et s’interroge sur la nécessité de légiférer ou non à propos du port du voile islamique dans les écoles. Selon lui, tout signe visible de propagande politique, religieuse ou commerciale doit être banni surtout parce que l’ostentation d’une différence en suscite une autre et mène à l’escalade. La kippa suscite le keffieh, la croix le croissant, l’emblème Coca-cola celui de Pepsi. « Ce n’est pas islamophobe que de dire halte à une prétendue prescription religieuse se réclamant assez douteusement du Coran. »59 Or, il est symptomatique que Debray utilise lui-même des métaphores proches du voile pour parler de la laïcité qui doit être prémunie contre les intrusions du prosélytisme : « enveloppe protectrice », « bouclier laïc », « mettre à l’abri ».60

Note de bas de page 61 :

 Régis Debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, idem, p. 22.

Note de bas de page 62 :

 Régis Debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, idem, p. 39.

Note de bas de page 63 :

 Régis Debray, Ce que nous voile le voile. La République et le sacré, idem, p. 49.

Debray précise ensuite que le lieu est décisif pour autoriser ou interdire le voile : dans un lieu civique comme l’école, un élève « ne peut imposer aux autres le spectacle d’une affiliation à l’état brut, sans léser le postulat d’égalité entre garçon et fille, blond et brun, malingre et malabar, fidèle ou athée, etc. »61 Le tribunal, le ministère, la commune, la prison, le commissariat relèvent ainsi de l’espace civique. Le domicile, en revanche, relève de l’espace privé et doit demeurer un lieu inviolable. En ce qui concerne l’expression des convictions de chaque Français sur son lieu de travail, au sein des services publics, dans l’accès au sport et au loisir, Debray préconise que la laïcité n’est pas une obligation légale. Dans les lieux ordinaires de la vie en commun les sentiments religieux ont pleinement leur place. Comme la nature d’une conviction est d’être manifeste, il serait vain de vouloir la confiner au domaine privé. Debray nous rappelle que « publicus procède du latin pubes, le poil, désignant la population mâle adulte en âge de porter les armes et donc de prendre part aux délibérations du forum. »62 A l’hôpital, par contre, la sécurité et la sérénité des soins doit avoir la priorité sur toute revendication particularisante. Quand au sport et aux loisirs, doit-on imposer l’accès mixte dans les piscines publiques ou les faisceaux horaires ? Les femmes de toute obédience sont-elles autorisées à pénétrer dans les lieux ? Doit-on compartimenter les plages ? Il faut surtout éduquer au respect, avance Debray. Et il conclut : « L’opposé de la ‘laïcité’ n’est pas la ‘religion’ […] mais le laisser-faire laisser-passer, la viscosité du coutumier et l’emprise agressive des convictions, exacerbée dans les sectes. »63

6.5. Dans le christianisme

Note de bas de page 64 :

 Georges Didi-Huberman, « Les théologies entre l’idole et l’icône », 2008, Archipope Philopolis, (www.archipope.net)

Malgré le déchirement du voile du Temple (Luc XXIII, 44-46), symbole du moment où tout ce qui était apparent ou factice dans la loi ancienne se brise devant une visualité extrême, la crucifixion, « cette sanglante vérité qui fournira à l’art chrétien son motif le plus fondamental »64, le voile est convoqué dans tous les moments clés de la vie chrétienne. Outre le voile de la Vierge, le voile accompagne tous les sacrements, mariage ou deuil. L’épouse est promesse de dévoilement. La même racine latine nubis et nubere donne « nuage », « nuée », « nubile », prête à être épousée. De même que la nuée voile le soleil, le voile nuptial couvre la jeune fille nubile : historiquement le voile est donc associé à la notion d’alliance, de noces. Le voile est censé recréer symboliquement l’enveloppe perdue, l’hymen (membrane) qui cache l’orifice féminin.  L’union maritale procède de ce déchirement / dévoilement.

Par voile on entend encore un étoffe subtile ou rare qui, quoique couvrant ou cachant, laisse entrevoir ce qui est au-dessous (du latin velare : cacher), tissu destiné à isoler les fenêtres du regard indiscret sans occulter la lumière. On a dans le voile-tissu et le voile-vêtement la même fonction de rendre l’intérieur mystérieux et inaccessible. Le voile est convoqué quand la femme renonce au masque et accepte de se montrer féminine, démunie. Par prendre le voile on entend en revanche épouse du Christ. L’allégorie de la mort avec la faucille, est représentée voilée ou non.

Note de bas de page 65 :

 Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, idem, p. 39.

Note de bas de page 66 :

 Bruno Crimaldi (éd.), Museo Cappella Sansevero, idem, p. 53.

Note de bas de page 67 :

 « Le voile couvrait le corps d’une gaze si transparente qu’au lieu de cacher une partie des chairs nues ou d’atténuer au moins les traces de l’agonie, il faisait ressortir avec une précision terrible les effets du supplice sur la croix. » (Dominique Fernandez, Porporino ou les mystères de Naples, Paris, Grasset, 1974,  p. 453.)

Citons enfin le Christ voiléde Giuseppe Sammartino, sculpteur éminemment baroque, dont le corps est « réduit au drapé – au suaire  qui le recouvre entièrement et, tout à la fois, le reconfigure pour un puissant désir de voir. »65 Raimondo de Sangro, prince de Sansevero, génial artificier de la Chapelle Sansevero de Naples, mécène, philosophe, inventa un procédé pour rendre semi-transparent le marbre, pour sublimer la matière inerte en matière fluide. Une des nombreuses légendes qui planent sur le Prince veut que le voile du Christ serait « marmorisé » à l’aide d’un procédé alchimique secret.66 On sait maintenant qu’il est taillé d’une pièce dans un bloc de Marbre de Carrare.  La richesse expressive de la sculpture ne transparaît pas moins dans les plis du voile qui couvrent les membres inanimés et écharnés du rédempteur. Comme si le corps même avait généré miraculeusement, en pliant le marbre en très douces ondes, son voile qui le sépare des vivants. D’autre part, c’est un voile qui ne cache pas mais met précisément en évidence les effets de son supplice.67

7. Conclusion : Maison Martin Margiela

Note de bas de page 68 :

 Les femmes voilées de Margiela étonnent mais ne choquent pas, contrairement à un défilé de mode de femmes voilées dans le cadre de la mode musulmane qui fut interdit à Montreuil en 2004.

En travaillant avec un objet sémiotique aussi sédimenté, fossilisé que le voile – qui se comprend d’ailleurs difficilement comme objet sémiotique tout chargé qu’il est de valeurs et de fonctions contradictoires – Margiela a réussi à le décontextualiser et, partant, à transcender toutes les oppositions qui pourraient le réifier, à l’extraire de son pénible poids de débat législatif, en lui restituant un sens plus primitif comme instrument de séduction, de protection, de séparation, de distinction en dépit de toute prescription religieuse ou dogmatique68. Mais le styliste réitère également toutes les potentialités et usages du voile dans les arts plastiques, la malléabilité de la substance de l’expression, ses effets thymiques. En même temps, il nous renvoie au mythe qui considère le voile comme tissu drapé qui transcende le corps.

En annulant les visages, Margiela élimine l’affect pour atteindre l’incognito, l’épure et mettre en évidence les corps comme simple support de présentation. De sorte que la tâche de faire vivre le matériau devient encore plus prégnante. Margiela exploite la plasticité infinie d’un matériau vieux comme l’humanité mais d’une actualité très vive au troisième millénaire, comme s’il voulait donner substance, entre autre par la bougé que la démarche imprime au voile inerte, aux six propositions de Calvino dans les Lezioni americane, à savoir : légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité.

Note de bas de page 69 :

 Roland Barthes, Système de la mode, idem, p. 285.

Note de bas de page 70 :

 Roland Barthes, Système de la mode, idem, p. 286.

Qui plus est, le styliste déconstruit les polarités entre utilitaire et gratuit, entre sérieux et futile, essentiel et accessoire, faire/être et paraître, naturel et arbitraire, phorique et dysphorique. Il déconstruit l’alibi fonctionnel, les motivations classiques du vêtement : la protection et l’ornement, le chaud et le gracieux, le confort et l’hygiène. Et, par conséquent, il déconstruit également l’alibi naturaliste, le fait que la Mode ait toujours tendance à innocenter son arbitraire. Avec une nomenclature pure et simple, pur dénoté sans connotations, avec une griffe dont la ligne principale se limite à une simple étiquette blanche sans inscriptions et cousue à la main avec quatre points apparents à l’extérieur, il atteint ce qui Barthes appelait la « franchise »69 du vêtement qui « signifie ouvertement la Mode »70, comme lorsqu’il recrée une copie identique d’une création précédente ou utilise le recyclage d’accessoires pour créer des vêtements (par exemple, de vieilles chaussettes récupérées dans un stock américain transformées en pull-over). La cagoule couleur chair est en outre un pied de nez au vêtement classique qui supplée toujours un manque inhérent comme enveloppe ou prothèse du corps. Tant le vêtement que le corps semblent ici autosuffisants et leur ajustement purement aléatoire.

Note de bas de page 71 :

http://www.maisonmartinmargiela.com/

En dernière instance, Margiela délègue à ses modèles, à son défilé, son obsession à vouloir se voiler, à s’avérer le moins médiatique possible, à rester secret. Ses boutiques et ses showrooms sont également entièrement tapissés de blanc, les lustres tendus de gaze, le mobilier se compose d’objets de récupération peints en blanc et l’« uniforme » de son équipe se résume à un tablier blanc comme ceux qu’on trouve dans les ateliers de couture. Une devanture dépouillée de toute enseigne accueille le visiteur. À l’intérieur, on retrouve les différentes lignes du créateur, numérotées de 0 à 23.71

Note de bas de page 72 :

 Loin d’être en prise avec les tendances, Maison Martin Margiela poursuit son défi anti-commercial. Son défilé Printemps-Ete 2010 (Bercy, 2/10/2009), où les fidèles ont été conviés depuis son lieu de villégiature du bord de mer par une carte postale en guise d’invitation, annonce une « réflexion sur le volume et la texture ». On note en particulier les modèles comme montés à l’envers où les pinces deviennent apparentes, des robes à la ligne épurée mais se terminant en lambeaux de tissus, des panta-jupes informes, des maillots une pièce en laine, des imprimés à palmiers ou motifs autres tropicaux kitsch et des bottes oversized molles.

Note de bas de page 73 :

 Cf. Roland Barthes, Système de la mode, idem, pp. 246-247.

Le minimalisme, le work in progress (qui met en évidence le processus de fabrication avec des vêtements volontairement non finiti), l’intemporalité, tous ces attributs du voile sont devenus les attributs de la manière Margiela, d’une esthétique de la vanité (non plus au sens historique iconographique, mais au sens postmoderne de la fin du progrès et des vogues (étymologiquement : avancée) qui n’hésite pas à se proclamer telle, où le vêtement avoue ne servir à rien.72 Comme elle met son propre être en question, on peut qualifier la mode de Margiela d’ironique. Toute la rhétorique de la mode préfigurée par Barthes, l’excessivement sérieux et l’excessivement futile qui la fondent, est mise à nu, dévoilée, ainsi que l’extrême prétention de sa sémiotique : irradier le sens à travers des matériaux inertes.73 Margiela parcourt, en l’espace d’un défilé, les réticences du sens énoncées par la sémiologie barthésienne : de la « déception du sens » dans Système de la mode et de l’« exemption du sens » dans L’empire des signes au « déjouement-subversion de la pratique entière du sens » dans L’obvie et l’obtus. L’étrange déguisement de ses mannequins a sans doute contribué à vider le sens, voire à en évacuer la question.Si le sens de la mode consiste à se distinguer, Margiela tend à se distinguer du concept même de la mode. Comme la beauté, le voile chez Margiela est tautologique. Une sémiotique du voile doit passer par ce constat : le voile est un simulacre qui se dénonce comme tel et avoue ainsi la vérité éminemment illusoire de la mode en général.