Espace et tensions de signification
schème spatial et directionnel dans Le Mont Damion, d’André Dhôtel

Pierre-Antoine Navarette

CeReS

https://doi.org/10.25965/as.1997

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : espace, isotopie

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Joseph COURTÉS, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Youri LOTMAN, Pierre OUELLET, François RASTIER

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 Cf. Jouri Lotman, La Structure du texte artistique, (1970), Paris, Gallimard, 1973, p. 323.

Note de bas de page 2 :

 Cf. François Rastier, Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989, p. 245.

Note de bas de page 3 :

 Cf. Denis Bertrand, L’Espace et le sens, Germinal d’Emile Zola, Paris, Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 165.

Le « problème de l’espace artistique », pour reprendre les termes de Jouri Lotman, peut se poser dès l’instant où, de par sa nature non discrète, le « continuum spatial »1 devient soudainement perceptible et visible et semble, au moment de cette apparition, ne plus jouer un rôle d’ordre strictement référentiel ou décoratif. L’ambiguïté réside précisément dans la nature du continuum spatial et des diverses catégories qui le composent et le délimitent : si celles-ci possèdent une forme prédéfinie et des qualités perceptibles, n’étant a priori que les simulacres des catégories de l’espace sensible, elles semblent dans un même temps traversées de valeurs se comportant comme leurs charges intensives axiologiques. C’est donc à partir de ces « impressions référentielles »2 et de la reconnaissance, intuitive, d’une « dimension anagogique »3 de l’espace artistique que se fonde ici la sémiotique de l’espace que nous souhaitons entreprendre. Autrement dit, on s’intéresse alors à un certain procès de signification spatialisant et modélisant le texte dans son intégralité, ce qui, dans une perspective générative, équivaut à dégager certains principes sémiotisants pour lesquels la spatialité occupe une place fondamentale, au sens greimassien du terme. Dans le Dictionnaire Raisonné de la théorie du langage, Greimas et Courtés précisent que :

Note de bas de page 4 :

 Algirdas-Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 1, Paris, Hachette, 1979, in chapitre Espace (sémiotique de l'~), pp. 78-79.

Dans l’état actuel de la description, la sémiotique de l’espace est encore réduite à être caractérisée par son expression, bien que l’analyse du plan du contenu révèle déjà des propriétés caractéristiques. En premier lieu, on y voit un déplacement qui affecte l’économie générale du parcours génératif où la spatialisation est posée parmi les procédures de discursivisation. La sémiotique de l’espace est amenée à poser des éléments spatiaux aux niveaux sémio-narratif et fondamental.4

Note de bas de page 5 :

 Cf. Denis Bertrand, L’Espace et le Sens, Germinal d’Emile Zola, Paris, Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 24 et pp. 66-67.

Note de bas de page 6 :

 André Dhôtel, Le Mont Damion, (1964), Paris, Phébus, 2006.

Note de bas de page 7 :

 Denis Bertrand, L’Espace et le Sens, Germinal d’Emile Zola, Paris, Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 10 et p. 166.

La problématique  peut être exprimée ici en ces termes : dans le cadre d’une genèse du texte artistique, quelles peuvent être les fonctions structurales de l’espace et à quels niveaux du discours s’expriment-elles ? Ou encore, en quelle mesure peut-on véritablement parler de configurations5 topologiques générales se traduisant par une sémantique spatiale fondamentale, ainsi que par une syntaxe spatiale pour ne pas dire une toposyntaxe fondamentale qui lui serait intrinsèquement reliée ? A partir du cas d’étude du Mont Damion, d’André Dhôtel,6 écrivain et scénariste français consacré par le prix Femina en 1955 – Le Pays où l’on n’arrive jamais –, il s’agira donc d’explorer les relations entre espace, sujet et valeurs afin de dégager les principes structuraux d’une véritable schématique spatiale : l’œuvre dhôtelienne, que l’on pourrait sûrement qualifier de « grand roman de l’espace », au sens où l’entend Denis Bertrand à propos de Germinal,7 repose en effet dans son intégralité sur un dispositif topographique complexe, où se réalise le parcours cognitif et transformatif du sujet-enfant Fabien, et s’impose à nous de fait comme lieu d’investigation privilégié.

Note de bas de page 8 :

 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 1998, p. 84.

Aussi, pour répondre à nos exigences, il nous semble que sur le plan méthodologique cette étude ne peut être valable que par le biais d’une sémantique préliminaire qui renoue avec l’analyse isotopique du texte, telle qu’initiée par Greimas dans Sémantique structurale, et telle que proposée ces dernières années par François Rastier. Tout d’abord parce que les catégories spatiales et les valeurs avec lesquelles elles entretiennent des relations de signification s’offrent à nous dans les textes avant toute chose en tant que réseaux lexicaux, lesquels constituent bien le premier palier vers les structures sémiotiques. Une telle démarche, qui s’apparenterait alors au « point de vue descendant » décrit par Jacques Fontanille dans Sémiotique du discours,8 se veut surtout prudente et exploratoire : ainsi, partant du texte sans spéculation ou recherche de structures prédéterminées, on espère aboutir de manière rationnelle à une position théorique permettant de rendre compte d’un phénomène sémiotique fondamental : le présent article est donc avant tout une proposition théorique, un essai de modélisation d’un procès de signification spatialisant et totalisant.

I. Configuration initiale et minimale :

I.1. Manifestation textuelle :

Note de bas de page 9 :

 Cf. François Rastier, Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989, pp. 262 et 278.

D’après les axes définis en introduction, la première étape de cette étude consiste à rechercher des relations d’équivalence entre l’isotopie topographique, nécessairement reliée à l’isotopie spatiale, et les « faisceaux »9 d’isotopies qui en dépendent. Nous soumettons à l’analyse les fragments narratifs suivants appartenant à la séquence introductive du Mont Damion :

a) C’étaient les âmes en joie de Marval. Sur la bordure du village s’élevaient des fouillis d’herbes à l’infini. Les vaches regardaient vers le Mont Damion. […] Ce mont c’est une pointe de cent mètres de haut dans la forêt de l’horizon. […] La maison de la grand-mère [de Fabien] était à cinquante pas sur ce chemin, à la limite du village. (9-10)

b)  Mais il n’y a rien à faire avec Fabien. […] Il fait attention à des choses dont personne ne s’occupe, à la couleur des murs de l’école, aux bruits qu’il entend dehors. Il vous parlera d’un chat qui miaule à deux lieux, des ramiers qui roucoulent sur le Mont Damion, des prières à la chapelle de la Vierge dans la forêt. […] Quand ses parents me l’ont donné, ils espéraient que dans un village il aurait moins d’occasions d’être distrait, que l’instituteur pourrait le suivre et le dresser parce qu’il n’y a pas des tas d’élèves à Marval comme dans les villes. (11-12)

c) La conclusion fut que c’était simplement un garçon qu’il fallait tenir et dresser. Les parents l’envoyèrent à la campagne chez la grand-mère Delphine. […] En somme, ç’aurait été une situation tout à fait commune et normale, si Fabien ne s’était distingué par les oublis invraisemblables qu’il commettait à chaque heure du jour. (14)

d) Pour l’heure, Delphine écrivait aux Gort une lettre où elle les informait dans quelles conditions leur fils serait placé, chez des gens qui avaient le sens du travail et imposeraient à Fabien de strictes besognes. […] Il avait achevé d’éplucher ses pommes de terre. Quand il serait parti, la maison semblerait vide, songea encore Delphine. Pourquoi se séparer de lui si vite ? C’était pour son bien. Pour le préserver des aventures. Mais n’irait-il pas à l’aventure ? Non, les Ficot le tiendraient serré, mieux qu’elle ne pouvait le faire. (15-17)

Après un bref aperçu de l’intégralité de la séquence,  on peut relever dans un premier temps les marqueurs spatiaux qui permettent d’appréhender un entour spatial et qui constituent l’isotopie topographique. On remarque ainsi que le texte contient une pluralité de sous-catégories spatiales appartenant à deux grands ensembles, deux zones spatiales différenciées et interdépendantes. En effet, d’un côté, on peut regrouper des marqueurs spatiaux correspondant à des catégories appartenant intrinsèquement au [Village], marqueur apparaissant dans le texte, et qui sont la « maison » (de la grand-mère) et l’« école ». De l’autre, des marqueurs renvoyant à des catégories paraissant se situer en dehors ou à l’écart du [Village], la « forêt », le « Mont Damion », et la « chapelle », définissant, autrement dit, l’[Extra-Village]. Précisons dès lors que les sous-catégories [Mont Damion] et [chapelle] sont les parties intégrantes de la [forêt], selon la relation spatiale /englobant/-/englobé/. La composition spatiale générale initiale, sur le plan narratif, peut alors être synthétisée de la sorte :

catégories spatiales engloblantes ------  [Village] vs [Extra-Village]

Soit la schématisation topologique suivante :

image

Aussi, cette relation binaire peut être détaillée d’après l’analyse sémique du contenu des catégories dominantes :

/dedans/ vs /dehors//fermé/ vs /ouvert//limite / vs /absence limite//absence profondeur/ vs /profondeur//verticalité/ ↔ /verticalité/

Note de bas de page 10 :

 La notion de « connexion » repose ici sur la définition assez maniable qu’en donne François Rastier : « relation entre deux sémèmes ». Cf. Sens et textualité,  idem, p. 277.

Si l’on s’intéresse maintenant aux isotopies concomitantes, on remarque que l’isotopie topographique semble être connectée à l’isotopie axiologique, au regard du rapport entre les dimensions sémantiques //humanité// ↔ //spatialité//.10 Nous avons répertorié dans le tableau suivant  en classes de sémèmes les données textuelles sélectionnées :

Connexion

Isotopie topographique

Isotopie axiologique

Sémèmes

Sèmes spatiaux

Sèmes
non-spatiaux

Sémèmes

Sèmes spatiaux

Sèmes
non spatiaux

‘village’
    ↓englobant
[‘maison’ ;
‘école’ ]

/fermé/
/limite/ /verticalité/
/dedans/
/absence profondeur/

/culturel/
/humanité/
/organisé/

‘travail’
‘pour son bien’
‘situation   normale’

‘dresser’
‘tenir serré’
‘préserver’

 
 
 
 
/fermé/
/statisme/
/dedans/
/limite/

/normalité/
/positivité/

‘forêt’µ
    ↓englobant
[‘Mont Damion’ ;
‘chapelle’]

/ouvert/ /absence limite/
/verticalité/
/dehors/
/profondeur/

/naturel/
/inhumanité/
/inorganisé/

‘distrait’
‘aventure’

/ouvert/
/absence statisme/
/dehors/
/absence limite/

/anormalité/
/négativité/

Note de bas de page 11 :

 Cf. François Rastier, Sens et textualité, idem, p. 262 et p. 279.

En définitive, on peut dire que les isotopies topographique et axiologique convergent et se solidarisent, autour des molécules sémiques {[/fermé/ + /dedans/ + /limite/]} et {[/ouvert/ + /dehors/ + /absence limite/]},11 formant un tout cohérent et signifiant, et faisant émerger une suite de valeurs, non nécessairement explicitement lexicalisées, correspondant alors aux deux zones différenciées et référencées en amont. On passe alors de connexions entre sémèmes à des connexions d’ensemble de catégories hétérogènes, soit les relations suivantes :

Catégories spatiales

Catégories axiologiques

Catégories abstraites

[Village] vs [Extra-Village]

[Bien] vs [Mal]

[Norme] vs [hors Norme]
[absence Liberté] vs [Liberté]

I.2. Traitement des données et modélisation

Selon nous, ces relations isotopiques traduisent un phénomène sous-jacent qui correspond à une première dimension structurale de l’espace, lequel se comporterait comme un catalyseur de valeurs abstraites. La démarche que nous suivrons sera donc la suivante : remanier et décomposer la notion de « connexion » pour faire apparaître un double mouvement du sens, qui va des valeurs de signification vers les catégories spatiales et réciproquement. Surtout, en adoptant les termes de tensions de signification, on espère ainsi éviter le piège, réductionniste ou expansionniste, d’une position théorique ramenant tout ou rien au rôle de la spatialité dans l’œuvre de Dhôtel. Aussi voudrait-on mettre évidence le caractère particulièrement modélisant de l’espace artistique, pour rejoindre des propos lotmaniens, et représenter de manière dynamique le phénomène sémiotique observé.

I.2.1 Une tension externe : la relativité sémiotique

Note de bas de page 12 :

 On pense notamment à l’œuvre de Flann O’Brien, The Third Policeman, pour laquelle nous avons dégagé des principes équivalents dans le cadre d’une étude intitulée « Configuration spatiale et structure sémio-narratives dans l’œuvre de Flann O’Brien, The Third Policeman ».

D’après le tableau obtenu ci-dessus, où apparaissent les relations entre catégories spatiales et catégories abstraites, rien ne laisse présumer une hiérarchisation apriorique entre différents niveaux sémiotiques : au contraire, ce que l’on observe pourrait plutôt être décrit, sur un même plan, comme une indissociabilité et une interdépendance entre domaines sémiotiques hétérogènes. Par ailleurs, si l’on s’interroge sur la relation de pertinence entre ces valeurs de signification et les catégories spatiales mises en jeu, on peut dire ici, de manière triviale, qu’aucune catégorie ne prédétermine ces valeurs (ici correspondantes) et réciproquement, ce que tendrait à prouver une sémiotique comparative avec d’autres œuvres engageant les mêmes catégories.12 Plus simplement, on dira que les valeurs attribuées aux catégories spatiales se comportent de manière non exclusive. On peut alors isoler et schématiser un des mécanismes inhérents à l'élaboration d’une telle configuration spatiale : on utilisera la notion de projection, définie comme tension de signification extérieure s’exerçant sur les catégories. En d’autres termes, les catégories spatiales jouent le rôle d’espace cible que viendrait frapper et traverser une valeur ou une série de valeurs abstraites. On peut résumer ceci par le schéma suivant :

image

I.2.2. Une tension interne : stabilité sémiotique et morphologie spatiale

Note de bas de page 13 :

 Cf. Le Petit Larousse Illustré 2007.

Toutefois,si l’on prend le problème à l’envers, on peut observer que les propriétés spatiales des catégories dominantes semblent participer du procès de signification. Examinons alors de plus près les conditions d’attribution des valeurs aux catégories spatiales. Si l’on s’en remet à la définition du petit Larousse illustré,13 la « norme » est « un état habituel, conforme à la règle établie », soit en termes sémiques : /statisme/ + /fixité/. La valeur [Norme] partage donc des propriétés spatiales avec les sous-catégories composant le [Village]. Nous pouvons poursuivre le raisonnement avec la valeur [absence Liberté] qui comprend les traits minimaux /fermé/ et /statisme/. En résumé, on peut établir les relations suivantes :

[Village] → /fermé/ + /statisme/ + /fixité/ → [Norme + absence Liberté]

Ces mêmes relations logiques peuvent être ensuite identifiées à partir des sous-catégories inhérentes à l’[Extra-Village] :

[Extra-village] → /ouvert/ + /absence statisme/ + /mouvement/ → [hors Norme  + Liberté]

Par conséquent, on voit la nécessité d’ajouter une tension de signification complémentaire et réciproque à la première, que l’on nommera attraction et qui émerge des catégories spatiales. On peut dire en effet que les catégories spatiales attirent en quelque sorte des valeurs dites réceptives, d’où l’opération de signification exposée ci-dessous :

image

La réflexion que l’on peut engager porte précisément sur les conditions d’attraction des valeurs. Il semble que les propriétés spatiales se comportent comme des traits fondamentaux stables qui tendent à orienter des séries de valeurs ayant, dans le cas étudié, un ou plusieurs traits en commun. On ajoutera que, étant donné le caractère multiple des catégories spatiales, le nombre important de propriétés spatiales implique de nombreuses possibilités de projection. Toutefois, notre position pourrait admettre un degré minimal, et même zéro, c’est-à-dire une attribution arbitraire de valeurs vers les catégories, comme dans le cas de la polarisation [Bien vs Mal]. On voit donc bien la nécessité de parler d’une double tension qui, dans un jeu d’interaction, permettent de graduer les rapports entre espace et valeur.

I.2.3. Synthèse des opérations sémiotiques :

image

Nous pouvons alors établir deux niveaux de signification équivalents :

Manifestation textuelle

Phénomènes sous-jacents

Connexion entre classes de sémèmes

Projection/attraction

Convergence isotopique

Fusion concret/abstrait

Cette position théorique revient à dire, si l’on se situe dans la perspective d’une genèse du texte artistique, que l’espace se comporte, à un niveau fondamental, comme une instance sémiotique potentielle, attirant des valeurs décisives et aboutissant à la création d’un modèle homogène. La composition spatiale initiale correspond alors un certain modèle structural valorisé, antérieur à la manifestation discursive superficielle. Dans ces conditions, on peut concevoir le continuum spatial chez Dhôtel comme une totalité spatiale cohérente, chargée de valeurs abstraites distribuées et agencée, et où vont se réaliser un certain nombre d’opérations logiques, topologiques. Cependant, l’organisation minimale que nous avons reconstruite est à ce stade figée, statique, alors que l’apparition de pôles antagonistes laisse envisager des interactions possibles : il convient donc dans un deuxième temps d’analyser les conditions d’une probable dynamique interne, pour reprendre la problématique de notre introduction, et d’observer comment évoluent sujet, espace et valeurs sur le plan narratif.

II. Transformation syntagmatique : dynamique de la configuration spatiale initiale

II.1. Etude de séquences narratives

Note de bas de page 14 :

 Cf. Denis Bertrand, L’Espace et le sens, Germinal d’Emile Zola, Paris, Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, pp. 166-167.

Nous venons de proposer une modélisation correspondant aux opérations de détermination des valeurs en fonction des catégories spatiales dans une perspective paradigmatique : il s’agit dès à présent d’appréhender la dynamique de la configuration initiale et d’en étudier les relations sémiotiques sur le plan syntagmatique.14 Si l’on suit l’effet de focalisation narrative, on peut associer un centre perceptif et cognitif, le sujet Fabien, au dispositif spatial. En d’autres termes, on s’intéresse ici à un actant cognitif en charge de réaliser un parcours au sein du continuum spatial. On analysera ces relations à partir de trois séquences narratives complémentaires :

Séquence n° 1 :

a) - L’école, c’est fini pour toi, de toute façon. […] Je vais te placer chez le tonnelier de Vauche, M. Ficot.
- C’est comme vous voulez, dit Fabien. Est-ce que Vauche c’est à côté du Mont Damion ? […] (12)
- Donc, dit Delphine, M Ficot, tonnelier à Vauche. Tu prends la route de Samoise, tu vas tout droit. Tu traverses Artonne et tu tournes à gauche au premier carrefour. Tu n’auras qu’à lire les panneaux. Répète.
Fabien répéta mot pour mot. Dans cette direction, il connaissait tout juste Samoise, n’ayant jamais fait de promenade que du côté de la vallée. Il embrassa Delphine et enfourcha son vélo. (18)

b) Il allait dans la direction du Mont Damion, mais il ne pouvait l’apercevoir d’aucun point de cette route creusée dans les bas-fonds. Au bout d’une demi-heure, il abordait les premières collines et il ralentit son allure. Le beau temps était revenu. Déjà une chaleur intense se dégageait du goudron de la route. Quand il eut traversé Samoise, il eut assez de peine à monter la côte d’Artonne et, après ce village, il parvint à de grands bois coupés de prairies, vers le bas d’une descente abrupte. Il sauta de son vélo afin de se reposer un peu.
Jusqu’alors, il n’avait pas levé le nez. Courbé sur le guidon, il s’appliquait à gagner du  temps, ne songeant qu’à faire de son mieux pour racheter ses fautes passées. Il voulait désormais se montrer attentif et serviable, renoncer à ses paresses égoïstes et travailler sans répit. [….] (19)

c) A peine était-il assis sur le talus qu’il aperçut le Mont Damion qui se dressait devant ses yeux, tout proche semblait-il. […] L’isolement de cette colline qui tranchait sur le relief adouci de toute la région lui donnait une apparence rigide, malgré le désordre de la sylve qui s’y implantait. Fabien s’avisa de faire quelques pas afin d’explorer les parages. Il traversa  la route, grimpa sur le talus opposé, courut dans une prairie toute bosselée. Il découvrit un immense fossé parfaitement sec, bordé d’épines, qui se perdait entre les broussailles mêlées à des fleurs géantes. Il suivit le fossé et déboucha au milieu d’un vaste parc semé de bosquets, de buttes et de ressauts. (19)

d) Rien ne lui rappelait l’idée qu’il s’était faite du Mont Damion. A une si faible distance de la route, il avait l’impression de s’être égaré dans un labyrinthe. Comme il revenait sur ses pas, il entendit dans le lointain un aboiement étrange. Il s’arrêta pour écouter. L’aboiement reprit. C’était un hurlement lancé avec une grande douceur. Fabien se hâta de regagner la route. (19-20)

e) Il courut vers son vélo. Il reprit sa route à toute vitesse, sans même jeter un regard vers le mont Damion. Il avait perdu une bonne demi-heure.
Dans sa hâte, il dépassa un carrefour puis un autre carrefour, et bientôt il comprit qu’il s’était trompé. (20)
Il était encore persuadé à ce moment d’avoir pris la bonne direction, alors qu’il allait en sens contraire, et il gagna vers le sud, où la route suivait des crêtes bosselées. […] (21-22)
Il persévéra néanmoins dans cette direction, persuadé qu’il finirait par recouper le bon chemin. (22) […] Vers Minuit, il frappa à la porte de Delphine (24-25)

f) Il ne restait plus, le lendemain matin, qu’à songer à un nouveau départ. […]
Fabien, sur la route, […] s’arrêta de nouveau vers le Mont Damion, mais se contenta de regarder de loin la forêt presque verticale. […] Il suivit la bonne route.
Il était arrivé dans le bourg bien avant l’heure de midi. Rien n’était plus aisé que de trouver la maison de M. Ficot. (27- 28)

La première chose que l’on remarque ici est l’apparition et la récurrence du marqueur spatial « route » au sein de l’isotopie topographique, actualisant les sèmes /caractère directionnel/ (ou /directionnalité/), /dynamisme/ et /ouvert/, et que nous pouvons d’abord opposer au marqueur spatial « maison », que ce soit en référence à celle de la grand-mère de Fabien ou à celle du tonnelier Ficot dans le village de Vauche. Soit les nouvelles oppositions suivantes :

‘route’ vs ‘village Marval’ vs ‘village Vauche’
/caractère directionnel/ vs /caractère localisationnel/
/ouvert/ vs /fermé/
/dynamisme/ vs /statisme/

Par ailleurs, on observe sur le plan narratif une structure intentionnelle ayant pour point d’ancrage déictique le sujet-actant Fabien. En d’autres termes, d’après les segments narratifs a), b) et c) apparaît bien un foyer cognitif visant un point du continuum spatial à partir d’un point source, soit les relations suivantes, d’après les conclusions établies en première partie :

Continuum spatial

Espace initial :
Village

Espace intermédiaire :
Route

Espace final :
Village

Structure intentionnelle

Source

Canal

Visée

Champs de valeur

Norme + absence Liberté

Normalisation/privation

Norme + absence Liberté

Propriétés spatiales

/fermé/ + /statisme/

/ouvert/ + /dynamisme/

/fermé/ + /statisme/

Processus induit

Déstabilisation

Préservation

Restauration

Expliquons-nous plus amplement sur ce premier point : la série de valeurs associée à l’espace initial n’est pas assimilée par le sujet-actant (pour rappel : « les Ficots sauraient mieux le tenir ») et se trouve en quelque sorte projetée sur l’espace final, via l’espace intermédiaire. Le parcours spatial déterminé est alors en adéquation avec le parcours cognitif du sujet dans la mesure où celui-ci, pour le dire simplement, doit se conformer aux valeurs normatives, en changeant d’espace. On remarque également que le parcours spatial est programmé à l’intérieur d’une zone spatiale homogène, le déplacement s’effectuant de village à village, de maison à maison, ce qui implique les relations logiques suivantes, soit la transformation de l’espace (a) en l’espace (a’), à l’intérieur de l’ensemble {A} :

image

Plus précisément, on dira que la transformation s’effectue par opération de translation. L’axe ainsi réalisé correspond à une normalisation qui, via l’espace intermédiaire [route], préserve les valeurs. Citons alors les motivations équivalentes du sujet sur la route : « Jusqu’alors, il n’avait pas levé le nez. Courbé sur le guidon, il s’appliquait à gagner du  temps, ne songeant qu’à faire de son mieux pour racheter ses fautes passées. Il voulait désormais se montrer attentif et serviable, renoncer à ses paresses égoïstes et travailler sans répit ».

Cependant, si l’on considère maintenant les segments narratifs c), d), e) et f), on observe une rupture dans la dynamique syntagmatique initialisée puisque le sujet décide de « se reposer un peu », de « s’asseoir sur le talus », de « traverser la route », et d’« explorer les environs ». Ainsi le sujet-actant Fabien coupe-t-il l’axe normé et s’éloigne-t-il de la zone spatiale référentielle pour accéder à une zone spatiale tierce (b) appartenant à la zone {B}, correspondant à l’ [Extra-Village]. L’isotopie topographique est alors constituée d’une part des marqueurs spatiaux « parc », « prairie », actualisant majoritairement les sèmes /étendu/ + /ouvert/ + /vaste/, définissant une zone accessible immédiate et impliquant au sein de l’isotopie cinétique le sème /caractère exploratoire/ (« explorer »), et d’autre part des marqueurs « Mont Damion » , « colline » et « sylve », actualisant le sème /verticalité/, renvoyant à une zone plus éloignée dans la continuité de la première, mais se comportant comme le point de visée focal du sujet.

Continuum spatial

Espace initial :
Village

Espace intermédiaire :
Route

Espace tierce :
Extra-Village

Structure intentionnelle

Source

Canal

Visée

Champs de valeurs

Norme + absence Liberté

Normalisation

hors Norme + Liberté

Propriétés spatiales

/fermé/ + /statisme/

/ouvert/ + /dynamisme/

/ouvert/ + /dynamisme/

Processus induit

Déstabilisation

Déviation

Transgression

On remarque également que la zone (b) accessible est contiguë à la route, mais que son accès ne se fait pas de manière continue (« traverser la route »). Si l’on se réfère aux polarisations initiales, l’opération réalisée est ainsi une trajectoire déviante, vers les valeurs [hors Norme + Liberté]. Autrement dit, l’actant cognitif règle et réoriente sa trajectoire en fonction d’une zone annexe et attractive en se détournant de sa visée initiale. Le réglage effectué est surtout fonction d’une visée cette fois-ci décisionnelle et non plus imposée, ce qui revient à modaliser les parcours dans les zones spatiales de manière différentielle en fonction d’un /devoir faire/ et d’un /vouloir faire/. Si l’on revient alors rapidement à l’analyse de l’isotopie topographique et cinétique, on voit bien qu’au déplacement unidirectionnel déterminé s’oppose alors l’exploration multidirectionnelle indéterminée. D’où le schéma topologique suivant où (a) et (a’) correspondent aux espaces normés, et (b) à l’espace anti-normé :

image

On peut alors avancer quelques remarques conclusives à l’issue de cette première étude de cas : l’exploration de la zone (b) a pour conséquence de désorienter le sujet dans sa visée initiale, et donc de déprogrammer l’itinéraire initial. Apparaissent ainsi dans les deux derniers segments narratifs les oppositions suivantes :

‘route’ programmée vs ‘route’ aléatoire
/bon/ vs /mauvais/
/directionnalité/ vs /contre directionnalité/

Surtout, on remarque que la catégorie [route] assure les transformations syntagmatiques sur le plan narratif, apparaissant comme un connecteur logique, permettant la translation de (a) vers (a’), et la transgression de (a) vers (b). Une remarque annexe s’impose alors : d’une part, de (a) vers (a’), la relation est continue ; d’autre part, de (a) vers (b), la relation est discontinue. Soit les relations logiques suivantes :

a-----------a’
a------/-------b

Observons alors la cohésion de cette configuration spatiale à travers la deuxième séquence proposée, par le biais d’une étude succincte et complémentaire :

Séquence n°2 :

a) Fabien quitta la maison Alleume. […]  Quand il fut dans la rue, il jeta un dernier regard vers la maison. […] Il s’éloigna du village, sans la moindre hâte. Il n’était certes pas pressé d’arriver à Marval. […] (94-95)
Fabien reprit sa route. Le bilan de l’apprentissage n’était pas fameux. Il savait tortiller quelques brins d’osier, et il avait réussi une fois de plus à se faire détester. […] Un petit incident vint mettre un terme à ces réflexions. Le pneu arrière du vélo était à plat.
Fabien sauta de sa machine et il fit la réparation. Il se trouvait au milieu des champs de betteraves. La forêt prolongeait une extrême pointe vers les hauteurs. Avant de remonter sur son vélo, Fabien regarda la forêt. (96)

b) Un peu plus loin encore, il creva. [….] Il dut s’arrêter plusieurs fois avant d’atteindre Marval. Lorsqu’il arriva à cinq cents pas du village, trois heures avaient sonné depuis longtemps. […] En vérité, il ne se sentait nullement pressé d’aller conter à Delphine sa nouvelle déconvenue. Il prolongea la pause, et il se dit que si ce répit pouvait durer indéfiniment, il éprouverait une joie immense. Remettre les reproches à la fin des temps et plus loin que la fin des temps, ce serait la vraie vie. (97)

c) A cet endroit , un chemin de terre s’embranchait sur la route au milieu d’un fouillis d’épines, ronciers et rosiers mêlés à des mauves et à des saules, comme une petite forêt. Il considéra encore le clocher de Marval et, dégoûté, il prit le chemin détourné. Certes il déplorait sa sottise et ne demandait qu’à se repentir, mais pour l’heure il avait simplement le désir de pénétrer au cœur de ces épines et de s’y anéantir tout au long de l’après-midi. Il était vraiment né pour se reposer et pour oublier. […] Entre les buissons s’ouvrait un mince passage. Il s’y glissa. Sans doute il trouverait un beau coin pour dormir. Une sorte d’allée stérile se dessinait sous la retombée des ronces jusqu’à une prairie fermée. […] Dans l’ombre du buisson qui fermait la prairie, Fabien aperçut tout de suite la forme du loup assis. […] (97)
C’était un lieu véritablement plus inextricable qu’une forêt. (98)

Note de bas de page 15 :

 Cf. Pierre Ouellet, Poétique du regard, Littérature, perception, identité. Sillery (Québec), Limoges, Septentrion, PULIM, 2000, p. 233-234.

L’isotopie topographique est ici constituée de nouveaux marqueurs, tels que la « rue » ou le « chemin de terre », actualisant également le sème /directionnalité/, et de marqueurs déjà connus, tels que la « route », la « maison », le « village », les « champs », la « forêt » et le « Mont Damion ». On constate également la réapparition d’une structure intentionnelle, ayant cette fois-ci pour espace source la [maison Alleume] et pour espace visé [la maison de la grand-mère Delphine]. Il ne s’agit pas ici de refaire la même démonstration, mais de préciser que l’espace intermédiaire, la [route], est contigu à deux catégories contraires : la [rue] et le [chemin de terre]. La catégorie [rue] présente pour l’instant peu d’intérêt, mais se définit néanmoins comme une déclinaison continue de la [route] que nous observerons dans la dernière étude de cas. Cette remarque nous amène au point suivant : l’actant-cognitif Fabien quitte la zone (a) pour rejoindre la zone (a’), en suivant à nouveau l’axe normalisé, la [route], et déclenchant les motivations « faire le bilan de l’apprentissage » ; « conter sa nouvelle déconvenue ». On note alors une nouvelle rupture sur l’axe normalisé. D’une part, la visée est à nouveau troublée par la présence d’un axe vertical inhérent à la zone {B}, d’abord amorcé par la  [forêt], le [Mont Damion], venant suppléer celle de l’axe vertical de la zone {A}, le [clocher du village]. Mais contrairement à ce que nous avons vu au sein de la première configuration, l’accès à la zone {B} s’effectue cette-fois ci de manière continue, si bien que l’axe normalisé n’apparaît plus comme transgressé. Citons les segments narratifs correspondants où, pour reprendre l’expression de Pierre Ouellet, se déploie une véritable « structure de chemin »15 : « à cet endroit, un chemin de terre s’embranchait sur la route… » ; « Entre les buissons s’ouvrait un mince passage. Il s’y glissa. » ; « Sans doute il trouverait un beau coin pour dormir. Une sorte d’allée stérile se dessinait sous la retombée des ronces ». Soit le schéma topologique suivant :

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La catégorie [route] se décline donc en plusieurs endroits, en autant de sous-catégories spatiales, dans la zone {A}, avec la  [rue], et dans la zone {B}, avec le [chemin de terre] notamment. L’opposition entre la zone {A} positivée et la zone {B} négativée apparaît alors dans la relation contradictoire entre [route] et [chemin de terre], entre axe normalisé et axe dévié. Notons alors le passage qui résume ces propos : « il considéra encore le clocher de Marval et, dégoûté, il prit le chemin détourné… ». Par conséquent, le parcours spatial et cognitif est instable et oscille toujours entre les deux pôles, comme si le sujet était soumis à des tensions permanentes. Observons alors les segments narratifs annexes :

a) Tu veux vivre avec les bêtes ? Il faudrait donc te mettre dans la forêt ? Est-ce cela que tu veux ? Fabien regarda Delphine avec étonnement, et puis la maison. Non, il n’aimait tant rien que la maison, la table, la grange, toutes les choses et tous les gens, le jardin avec les fleurs, mais pas la forêt. (67)

b) Que lui voulait cette forêt là-bas, dont il avait peur ? (71)

Soit le tableau suivant articulant les nouveaux éléments :

Pôles spatiaux

Zone A (maison)

Zone B (forêt)

Structure passionnelle

Topophile

Topophobe

Acquis cognitifs

Familier/connu

Etranger/inconnu

Effets

Répulsif/dépendance

Attractif/indépendance

Les trajectoires contraires et alternatives suivent donc les paradoxes exposés ci-dessus. On peut noter la nuance obtenue au regard des propos de Gaston Bachelard au sujet de l’espace topophile :

Note de bas de page 16 :

 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace (1957), Paris, PUF, 2008, p. 17.

Nos enquêtes mériteraient, dans cette orientation, le nom de topophilie. Elles visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses, des espaces aimés. […] A leur valeur de protection qui peut être positive, s’attachent aussi des valeurs dominantes. L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. […] En particulier, presque toujours il attire. Il concentre l’être à l’intérieur des limites qui protègent.16

La troisième séquence narrative que nous allons étudier dès à présent s’inscrit dans la continuité de la première. Précisément, nous entendons détailler les observations initiales, en analysant de manière plus approfondie les déclinaisons spatiales de la [route], à l’instar de celles brièvement mentionnées à l’instant, en focalisant notre attention sur des parcours s’effectuant à l’intérieur des deux grandes zones de référence.

Séquence n°3 :

a) Fabien dès l’après-midi de son arrivée, fut prié d’aller livrer vin et limonade avec le haquet qu’il poussa allégrement dans les rues de Vauche. Fabien supposait que le travail ne pressait pas trop dans la maison et qu’on l’occupait à des transport simplement pour l’observer et se faire une opinion de lui. […] Il s’acquitta passablement de sa tâche. […] Il lui arriva aussi de bavarder à l’extrémité du bourg d’où l’on apercevait une pente lointaine qui ressemblait au Mont Damion. (28) […] Fabien était depuis longtemps préparé à admettre qu’entre lui et les autres existait une différence essentielle… Sa grande ressource, quand il se trouvait seul, était de s’arrêter au bout de la rue et de contempler la forêt prochaine ou les champs. (34)

b) Une telle conduite ne parut pas absolument sérieuse à M. Ficot, qui lui en fit l’observation. [il] décida que Fabien rincerait les bouteilles dans la cour. Quoi qu’il en soit, la vie s’organisait pour Fabien. Il tâchait de prendre conscience du rôle qu’il jouait dans le monde. Il pressentait qu’il demeurait sur l’extrême bord de ce monde et qu’un rien pouvait le faire basculer. […] En attendant le travail n’avance pas. […] Peut-être est-il tout simplement distrait, dit M. Ficot, je vais l’employer à la cave. Demain, il mettra le vin en bouteille. Ainsi il n’aura plus le temps de flâner. (28-29, 30)

D’après les segments narratifs a) et b), on remarque que l’actant-cognitif est soumis aux propriétés spatiales de la zone {A} en même temps qu’il tente de s’harmoniser avec les valeurs [ Norme + absence Liberté]. On distingue trois expériences décisives du champ spatial : la première est fonction d’un nouveau parcours via les [rues] du [Village] – A,1 = livrer les bouteilles de limonade – et confronte le sujet Fabien avec les limites de la zone prise dans son ensemble, – on note « extrémité » ; « bout » ; « bord »  – zone fermée à partir de laquelle ce dernier perçoit, dans le champ spatial du lointain, la zone {B}, ouverte mais pour lors inaccessible, constituée de [Mont Damion], [forêt] et [champ]. On ajoutera que la récurrence du marqueur « rue » actualisant le sème /directionnalité/ dépend ici de « village », actualisant le sème /statisme/, et, les deux interagissant, actualisant le sème /stagnation/. Soit le schéma topologique suivant :

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La deuxième et la troisième expériences voient la disparition de la mobilité, puisque le sujet est restreint successivement à des zones de plus en plus faibles dans le champ spatial, reliées à la [maison] : la [cour], puis la [cave], actualisant respectivement les sèmes /limite/, /étroit/, puis /fermé/, dans un mouvement introspectif (au sens étymologique strict du terme) continu, du /dehors/ au /dedans/. Les actions correspondant à l’acquisition des valeurs sont alors les suivantes : A,2 = rincer les bouteilles ; A,3 = mettre le vin en bouteille. On peut donc dire que le parcours spatial tend à se réduire et à disparaître, et que l’on passe d’une mobilité de circuit à l’absence de mobilité, tant et si bien que la zone {B} disparait du champ visuel du sujet. Soit l’amélioration du modèle topologique :

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Le phénomène alors révélé peut se définir comme une saturation progressive de l’espace valorisé et peut être exprimé de manière tensive sur le diagramme suivant :

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Ainsi, on voit bien que l’acquisition des valeurs positivées et normalisées est fonction d’une tension qui tend à abolir le mouvement par réduction du champ spatial. Dans cette configuration, l’actant-cognitif se confronte à une succession de bords et de limites, à des espaces de plus en plus étroits et limités, en même temps que s’intensifient les valeurs contractées. Soulignons alors le passage suivant : « Quoi qu’il en soit, la vie s’organisait pour Fabien. Il tâchait de prendre conscience du rôle qu’il jouait dans le monde ». Ces premiers éléments de synthèse peuvent désormais être observés à la lumière de l’analyse de la deuxième partie de la même séquence narrative :

c) Un jour, M. Ficot envoya Fabien livrer un panier de bouteilles à un bûcheron qui habitait une maison dans le bois, peut-être à deux kilomètres de Vauche. Le chemin forestier était plein d’ornières boueuses sur une centaine de mètres, même en été. […]
Les prés et les champs de blé à moitié moissonnés défilèrent. Fabien s’arrêta à la lisière, où l’ombre des arbres se dessinait finement sur la route. Après les premiers arbres c’était autre chose que l’ombre, une lumière nouvelle, des milliers de lieux pleins de douceur. On savait soudain que la profondeur n’avait pas de limites. Qu’est-ce donc qui vous avertissait de l’immensité de la forêt ? Cela devait être les bruits des feuilles sur des distances qu’on ne pouvait pas estimer. Et encore un silence impossible à comprendre. Pas un silence, un vide énorme. (36)
– Il s’agit de ne pas te tromper. C’est la deuxième allée à droite, dit Fabien à voix haute. Il trouva l’allée, se dépêtra des ornières bourrées de branches, et parvint à une ancienne maisonnette de garde, bâtie en bordure d’une clairière, elle-même à demi ouverte sur des champs. L’homme qui maintenant l’habitait, bûcheron et fabricant d’échelles, vivait là tout au long de l’année…Il accueillit aimablement le garçon et lui offrit un verre à boire. (37)

d) « Mais pas un seul loup depuis quarante ans au moins. Moi j’en ai suivi un à la trace dans la neige, il y a tout juste cinquante ans, sur le sentier du Mont Damion que tu as croisé dans l’allée. » Fabien quitta le bûcheron, assez satisfait de ces renseignements. […] Quand il croisa le sentier dont l’homme lui avait parlé, il eut l’idée de planter là son véhicule et de faire quelques pas sur le sentier. Pour une fois qu’il pouvait se promener en toute tranquillité. […] (38)

e) Le sentier montait en pente douce, puis il redescendait sur un ravin abrupt au fond duquel un filet d’eau coulait dans une tranchée boueuse…La lisière était proche encore. Fabien remonta la pente, retrouva un plateau, puis une nouvelle descente plus profonde. Au bas, c’étaient des taillis sous futaie, avec des espaces libres couverts de myrtilles et de buissons de framboisiers. […] Alors il crut percevoir comme une faible respiration. Cela venait du fond des framboisiers. […] Il tourna dans les broussailles et, après qu’il eut fait une vingtaine de pas, il aperçut […] non pas un chien : un loup. […] Fabien s’approcha de la bête. […] Il s’aperçut alors que le loup ne le regardait plus, et semblait s’enfoncer dans son destin. […] (38-39)

D’une part, le segment narratif c) voit la réintroduction de la catégorie [route], connectant à nouveau le [Village] et l’[Extra-Village] caractérisé ici par la sous-catégorie [forêt]. Ces deux zones s’opposent à nouveau selon la relation spatiale manifeste :

/limite/ vs /absence limite/
/absence profondeur/ vs /profondeur/

D’autre part, on note que la visée initiale du sujet correspond à un espace final relié intrinsèquement à la zone {A}, [maison bûcheron], mais se situant dans une zone appartenant par nature à la zone {B} – ([bois], [forêt]) –, selon la relation spatiale /englobant/-/englobé/. Brièvement, on remarque à nouveau que le sujet quitte une trajectoire normalisée ([chemin de terre], [allée]) pour prendre, sur un mode continu, une trajectoire déviée ([sentier]). Cette fois-ci, le mouvement exploratoire amène le sujet vers la profondeur de la zone, avec l’extension de la catégorie [sentier]. On note en effet, à partir des segments d) et e), l’amélioration des verbes de mouvement constituant l’isotopie cinétique ainsi que le réinvestissement systématique des marqueurs spatiaux de la profondeur : « se promener » ; « s’éloigner de la lisière » ; « profond » ; « au fond des framboisiers ». Soit le schéma topologique suivant :

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Le phénomène observé est donc contraire à celui relevé dans la zone {A}, puisque l’on assiste à une expansion progressive de l’espace, qui peut être exprimée au moyen du diagramme suivant :

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Brièvement, dans cette configuration, l’éloignement du bord ([route], [lisière]) et l’expérience de la profondeur, puis des espaces libres, amènent le sujet aux valeurs  [Liberté + hors Norme], selon les modalités suivantes : pouvoir se promener en toute tranquillité ; contact intense et inhabituel avec un animal sauvage  (le « loup »).

II.2. Essai de modélisation :

II.2.1. Continuum spatial et tensions topologiques :

Si l’on reprend les données obtenues, on peut dire que chez Dhôtel le continuum spatial se comporte comme un tout structurel au sein duquel s’opèrent des changements de position, des mouvements et des trajectoires : il s’agit toujours de rapports directionnels et de programmations de parcours spatiaux, et d’une mise en relation systématique d’un espace initial (source), d’un espace intermédiaire (canal) et d’un espace final (visée). La corrélation entre la source et la cible, que celle-ci soit fixée ou déviée, met en exergue une série de tensions correspondant aux opérations de transformations de l’espace et du sujet. D’une part, des tensions vectorielles sous-tendant le passage d’une zone à l’autre, de manière discontinue ou continue, avec des translations et des déviations ; d’autre part des tensions localisationnelles à l’intérieur des zones : précisément, à l’intérieur des zones différentielles, on voit bien que le parcours de l’actant-cognitif est toujours soumis aux propriétés spatiales respectives et que la valeur contractée est systématiquement la résultante de l’expérience de ces propriétés. Ainsi, chez Dhôtel, aux espaces valorisés tendent bien à correspondre des états cognitifs tels que chaque état premier se transforme en un état second ou tierce, moyennant un état intermédiaire :

[Etat initial] → [Etat intermédiaire] → [Etat final]
[valeur/espace (a)] ------------------------------- [valeur/espace (a’)]
[valeur/espace (b)]

Ainsi la structure spatiale apparaît-elle comme l’organisation première de la syntaxe narrative. En ce sens, on peut avancer l’idée selon laquelle la distribution des espaces, et de fait les parcours réalisés au sein du continuum spatial, est la partie émergente d’une schématique topologique fondamentale.

II.2.2. Schème directionnel et organisation topologique générale

Note de bas de page 17 :

 Chez lez cognitivistes nord-américains, notamment dans l’œuvre de Mark Turner, The Body in the Mind, ce schème élémentaire reçoit l’appellation « source-path-goal schema ».

Plus exactement, les relations logiques inhérentes à la structure du continuum spatial semblent être la résultante d’un schème spatial élémentaire, directionnel et dynamique. En effet, d’après les segments narratifs étudiés, le parcours spatial du sujet est toujours fonction d’une ou de plusieurs catégories actualisant le sème /directionnalité/. On a vu précisément que la [route], catégorie directionnelle principale, se déclinait en de multiples sous-catégories pour se déployer en une intensive « structure de chemin », d’une zone à l’autre, et à l’intérieur des zones, et qui sont les [rues], les [chemins], les [sentiers], les [allées], les [passages]. Ainsi la schématique élémentaire de l’œuvre dhôtelienne peut-elle être réduite à cette logique spatiale telle que l’on passe d’un point  (a) à un point (a’) ou (b) dans l’espace. En ce sens, le schème directionnel équivaut à une véritable toposyntaxe fondamentale qui rend compte des opérations de transformation des catégories spatiales et des valeurs. La notion de schème reçoit bien la définition suivante : « structure d’ensemble d’un processus ».17 On peut alors émettre l’hypothèse selon laquelle cette structure prélogique et dynamique oriente les valorisations successives du procès de signification. Soit le modèle topologique génératif final proposé ci-dessous, fragmenté en trois niveaux de signification, où l’on passe des structures sémio-narratives fondamentales aux structures discursives superficielles, par l’intermédiaire d’une structure modélisante, transformative, où s’effectueraient les programmes narratifs :

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Conclusions 

L’articulation finale que nous proposons, ne valant en l’instant que pour le texte artistique d’André Dhôtel, Le Mont Damion, semble bien, telle que nous l’avons modélisée ci-dessus, indissociable du paradigme sémiotique greimassien qui s’exprime en termes de générativité et de hiérarchisation du sens. Dans le cas étudié en effet, la manifestation discursive superficielle pourrait être caractérisée comme la résultante d’un procès de signification subissant une irradiation de propriétés spatiales, à tous les niveaux. Au premier se manifesteraient en quelque sorte les prodromes de la signification spatiale, et se produirait une fission élémentaire d’un noyau topologique fondamental qui suivrait alors son expansion progressive jusqu’au niveau de surface, lieu de matérialisation où s’achèverait un long processus de sédimentation du sens. En d’autres termes, l’espace opèrerait bien dans ces conditions une poly-fonction structurale à tous les niveaux du procès, exerçant une force dynamique continue, des premières tensions matricielles invisibles aux perceptibles tensions superficielles.