Les packagings
entre passions et esthésies

Audrey Moutat

Ceres, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.1967

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : cinématique, esthésie, expérience, factitivité, marketing, passion

Auteurs cités : Jean-Jacques BOUTAUD, Florence Dano, Michela DENI, Jacques FONTANILLE, Patrick HETZEL, Eliseo VERÓN

Plan

Texte intégral

Introduction

Quand on aborde la question des objets de sensation, nous pensons spontanément aux objets tangibles qui convoquent directement nos sens, qu’ils soient visuels et tactiles (comme cela est le plus souvent admis dans la pensée courante), olfactifs (tels que les désodorisants) ou gustatifs (les produits alimentaires). Or il s’avère que le sensoriel et le monde sensible n’affectent pas toujours nos sens de manière directe, le consommateur pouvant être immergé dans une sphère sensorielle (ou sensible), avant même d’appréhender le produit. Nous faisons notamment allusion au packaging, conditionnement certes mais également publicité dynamique, située à même le produit et sur laquelle se concentrent aujourd’hui les problématiques d’innovation en design volume.

En effet, face aux tendances actuelles du marché, on voit apparaître de nouveaux objets qui traduisent de nouvelles attentes du consommateur et vont même au-delà de ses exigences ; le marketing expérientiel, qui s’est timidement mis en place dans les années 90, a ainsi généré de nouveaux objets tels que les packagings « esthésiques » et « passionnels ».

Cette innovation marketing opère à deux niveaux : il s’agit d’une part de proposer de nouvelles réponses à un consommateur de plus en plus exigeant mais, au-delà de cette apparente dévotion, s’impose également la volonté forte d’une marque de se distinguer des autres intervenants de la sphère concurrentielle déjà saturée sur certains secteurs.

1. Marketing expérientiel et packagings

En s’opposant à la vision fonctionnaliste de la consommation, le marketing expérientiel ouvre la perspective des marchés sur l’hédonisme, traduisant ainsi une subjectivité montante de la consommation. Les années charnières étant les années 90 où nous sommes passés d’un marché de masse à une masse de marchés née de l’individualisation des comportements des consommateurs. Dès lors, les objectifs marketing ne visent plus à satisfaire les besoins pratiques du consommateur mais doivent satisfaire leurs besoins hédonistes et existentiels en s’attachant à ses expériences vécues (expériences aux dimensions sensorielles, émotionnelles, cognitives, comportementales et relationnelles). Car, face aux progrès techniques, tels que les avancées du monde virtuel, le consommateur a besoin d’un retour à une réalité réconfortante. L’attrait pour le sensoriel s’explique donc à travers deux phénomènes étroitement liés : il s’agit de la quête incessante de l’expérience à laquelle se livre le consommateur ainsi que de la valorisation d’un moment précis au sein de l’expérience, comme une parenthèse enchantée dans le tumulte de notre vie quotidienne (Hetzel 2002).

Note de bas de page 1 :

 “Signes”, “vie sociale”, on comprend comment le packaging peut intéresser la sémiotique conformément à son projet initial.

Or, qui dit stratégie marketing orientée sur le sensoriel et la sensibilité du consommateur, dit investir tous les domaines stratégiques du marché. Le paradigme sensoriel s’est tellement développé dans notre société qu’il s’est hissé au rang d’hyperesthésie : le mode sensoriel, dominant, investit plusieurs dimensions de notre vie sociale telles que notre mode de vie et les signes1. Il va de soi que le packaging, design volume, n’a pas échappé à ce nouveau mouvement dont il constitue l’un des éléments fédérateurs.

1.1 Packaging et signification

Depuis sa fonction primitive de contenant, le packaging a en effet bien évolué, s’adaptant aux tendances du marché qui lui ont permis de démultiplier ses fonctions de telle sorte qu’il devienne un « objet multimodal » : l’apparition des signes iconiques répond notamment à la prise de conscience qu’il pouvait être à la fois esthétique et fonctionnel.

Dès lors, l’ensemble de ses fonctions, des plus élémentaires (contenant, transport, conservation) aux plus innovantes (communication) permettent d’appréhender le packaging à travers la dichotomie suivante :

  1. C’est un objet qui entretient des relations étroites avec le produit qu’il renferme et le consommateur mais qui assure également la médiation entre le consommateur et le produit. → Dimension plastique.

  2. C’est aussi un discours textuel et visuel qui apporte des informations sur la marque et le produit. → Dimension textuelle.

Or nous verrons que, dans le cas des packagings esthésiques et passionnels, la dimension objectale peut parfois revêtir des propriétés communicatives avec le consommateur à travers sa dimension plastique, et en particulier sa cinématique.

Notre travail s’inscrit donc dans la perspective d’une « herméneutique » de l’objet et visera à expliciter comment ce dernier parvient à faire sens, en tant que discours, dans une situation et dans un objectif marketing très précis. Car le packaging « participe non seulement à un processus de communication, mais également à un processus de signification. Ce processus de signification est rendu possible grâce à l’existence d’un code entre l’entreprise (l’émetteur du discours packaging) et la cible (le récepteur du discours) » (Dano 1996). La question qui s’ouvre à nous est alors celle du déchiffrement de la nouvelle écriture expérientielle offerte par les packagings esthésiques, autrement dit l’identification des codes esthésico-passionnels qui y sont investis : quelles sont les dimensions sensibles concernées par le packaging esthésique ainsi que les formes particulières auxquelles le designer peut avoir recours ? Quels sont les ingrédients nécessaires à la projection de l’expérience dans l’objet ? Comment le packaging parvient-il à restituer la forme esthésique de l’événement perceptif qu’il cherche à reconfigurer ? Autant de questions auxquelles nous tâcherons d’apporter quelques éléments de réponse dans le développement suivant.

2. Les codes esthésiques et passionnels on pack

Il existe deux manières d’aborder l’objet et notamment son pouvoir communicationnel ; elles convoquent les deux faces du support qui génèrent deux formes d’expression différentes :

  • La surface d’inscription destinée à accueillir les textes-énoncés.

  • La structure matérielle de l’objet, autrement dit sa morphologie, sa forme extérieure « dont l’ensemble est “destiné” à un usage ou à une pratique plus ou moins spécialisés » (Fontanille 2005).

Par ailleurs, l’objet est destiné à des pratiques et les usages de ces pratiques s’avèrent eux-mêmes être des énonciations de l’objet.

2.1. Textes-énoncés, codes graphiques et structures esthésiques

Souvent, les designers ont recours à des codes coloriels et graphiques référencés où une perception catégorielle donnée va générer une sensation intéroceptive garante de celle que doit procurer le produit en usage. La communication du pack opère alors selon un principe de codétermination sensorielle qui dresse un parallèle entre sensations, celle projetée on pack et celle ressentie par l’usager au contact du produit (phénomène de codétermination sensorielle).

Note de bas de page 2 :

 http://www.admirabledesign.com/Sur-le-sens-des-couleurs

A cet égard, le pouvoir des couleurs s’avère particulièrement probant ; ces dernières constituent en effet le langage visuel le plus pertinent mis à la disposition du designer car elles agissent non seulement sur nos référents culturels mais également sur notre physiologie : « La perception par notre système nerveux des couleurs chaudes a la particularité d’augmenter le rythme cardiaque et, par voie de conséquence, élève la température de notre corps. Les couleurs froides ayant la particularité inverse, apportent calme et détente »2 (Caron)

Note de bas de page 3 :

 Nous faisons notamment référence à l’expérience menée par Gérard Caron dans un hypermarché, à la demande des réalisateurs de l’émission Envoyé Spécial ; expérience disponible sur http://www.admirabledesign.com/Sur-le-sens-des-couleurs.

C’est donc tout naturellement que la décision d’achat des consommateurs s’oriente plus volontiers vers des yaourts dont le pack présente des couleurs bleu-pastel que vers ceux dont le conditionnement est caca d’oie3. Le premier étant garant d’une douceur et onctuosité du produit que nie totalement le second.

On constate donc que si les couleurs imprègnent notre système neurophysiologique ou émotionnel, et même notre mémoire, elles ouvrent la voie à une dimension représentationnelle de l’objet : l’expérience perçue, à laquelle viendra se confronter l’expérience vécue du produit. En d’autres termes, l’objet anticipe, par ses différents aspects, les rapports de contact directs entre source et cible. Il programme sa propre perception en reconfigurant dans l’esprit du consommateur des modalités perceptives élémentaires du produit qu’il renferme. Le packaging fonctionne donc comme un micro-scénario qui projette par anticipation les perceptions à venir du consommateur.

Note de bas de page 4 :

 Une étude sur les contenus associés aux variations chromatiques a notamment été présentée par N. Couégnas dans un article intitulé « Du pack au pack », pp. 49-64.

Note de bas de page 5 :

 Visuel disponible sur : http://www.nivea.fr/products/show/5262

Note de bas de page 6 :

 Visuel disponible sur : http://www.nivea.fr/products/show/5151

Note de bas de page 7 :

 Visuel disponible sur : http://www.nivea.fr/products/show/5267

Les produits cosmétiques vendus en GMS ne dérogent pas à cette règle, bien au contraire ! En créant une atmosphère sensorielle dans laquelle confiner le consommateur, le code coloriel permet de communiquer sur les qualités sensibles du produit4. La marque Nivéa visage® a, en l’occurrence, organisé sa nouvelle gamme de produits selon leurs propriétés sensorielles : douceur5, fraîcheur6, purifiant7… La première est représentée à l’aide d’un code coloriel rose pastel et blanc qui dégage une impression de légèreté et confère au produit un caractère quasi aérien, gage de non agression. Quant à la seconde, elle est traduite à l’aide d’un code coloriel bleu ciel, couleur froide, polaire, qui génère un effet physiologique de rafraîchissement.

Note de bas de page 8 :

 Visuel disponible sur : http://www.globalpackagegallery.com/main.php/v/household/cleansupply/1698-Impress-aerosols+front.jpg.html

Note de bas de page 9 :

 Visuel disponible sur : http://www.info-pg.com/cgi-bin/info-pg/showproduct.pl?lang=fr_BE&id=2315-1

Toutefois, le simple code coloriel ne suffit pas à créer une atmosphère sensorielle, sa combinaison avec les codes graphiques reste prépondérante dans la communication esthésique du produit. Pour étayer ce point, observons deux packagings de désodorisant dont les codes packaging traduisent des bénéfices consommateurs différents : Puresse d’Ambi pur®8 et Plaisir d’air de Fébrèze®9. Ces deux exemples s’avèrent particulièrement intéressants dans la mesure où ils font appel à des codes graphiques similaires – on retrouve le formant icônique de la fleur de coton renvoyant au référent de l’odeur – mais leur vocation communicationnelle est totalement différente. Ce qui soulève un point intéressant sur le positionnement stratégique de ces deux marques : ces packs de désodorisant ne communiquent pas simplement sur leurs senteurs (bénéfice produit) mais étendent leur discours au-delà, sur un bénéfice consommateur qui constitue leur point de différenciation. Dans le premier cas, la fleur de coton contribue à la création de l’univers sensoriel de la “zénitude”, d’autres formants, d’ordre coloriel, graphique ou focal, participant à l’installation d’une atmosphère paisible : la couleur rose pâle, le galet (dont la position dominante détermine le positionnement du produit) et le léger flou gaussien créent une atmosphère légère, quasi spirituelle de bien-être (cocooning).

En revanche, on observe que la scénarisation de la fleur de coton sur le pack de Plaisir d’air de Fébrèze® lui assigne un rôle actantiel totalement différent dans le faire communicationnel. L’actant fleur de coton, dupliqué et occupant les deux-tiers inférieurs du pack, apparaît ici comme un acteur principal de la composition plastique (voire du bénéfice consommateur) alors qu’il n’était qu’un adjuvant dans le cas précédent ; il n’intègre pas un programme esthésique (effets somatiques) mais se focalise davantage sur l’action du produit, sur sa fonctionnalité : parfumer avec légèreté (aspect aérien et flottant du pack) et détruire les mauvaises odeurs. Puresse place, quant à lui, la fleur de coton en position de composant olfactif (adjuvant) qui concoure à la réalisation du programme esthésique du pack. Il insiste sur l’affect du consommateur et crée une ambiance de quiétude et d’apaisement (renforcée par la mention textuelle « hypoallergenic ») grâce à l’ensemble de ses formants icôniques, graphiques et ses signifiants chromatiques.

Cette différence de sens affectée à des formants plastiques nous permet de tirer une première conclusion, à savoir que la représentation esthésique n’est pas locale mais requiert le concours d’un ensemble de formants au sein d’une scénarisation globale. La structure identitaire du pack ne se construit donc pas sur l’identification d’éléments isolés mais repose sur leur syncrétisme.

Note de bas de page 10 :

 Visuel disponible sur : http://www.apropos.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=23&Itemid=29

Si un ensemble de formants graphiques et coloriels parvient à convoquer un univers sensoriel particulier, on note qu’il peut également reconfigurer plastiquement des expériences sensibles. Tel est le cas des packagings de mouchoirs10 conçus par une agence spécialisée en design et communication polysensoriels, pour la grande marque de distribution Auchan®. Ces packagings offrent un exemple très pertinent de la manière dont le packaging peut opérer à des conversions expérientielles. Ils expriment en l’occurrence un bénéfice produit grâce à une référence expérientielle commune : les caractéristiques sensibles du produit sont définies au moyen d’une sensation universellement connue avec laquelle il partage des propriétés spécifiques. Ce qui nous invite à penser que la sensorialité se caractériserait par l’existence de micro-schèmes expérientiels minimaux grâce auxquels une expérience peut être définie en termes d’une autre.

Ces deux packagings nous présentent les conversions expérientielles suivantes :

  • Douceur du mouchoir → caresse/effleurement de la main d’un enfant sur celle d’un adulte (probablement un parent)

  • Résistance du mouchoir → deux mains serrées s’affrontant dans un bras de fer

A la différence des cas précédents, les propriétés esthésiques du produit sont uniquement représentées sur un plan graphique et le mode de reconstruction de la représentation expérientielle opère alors différemment.

Les packagings des produits cosmétiques Nivéa® exprimaient une sensation tactile, rapport extéroceptif du produit avec le consommateur, par des propriétés visuelles et suscitait un travail interprétatif impliquant une sensation physiologique intéroceptive à rapprocher de la perception tactile exprimée. Cela sous-entend un principe de transfert expérientiel où la perception visuelle d’une couleur ou d’un formant graphique complexe génère des sensations intéroceptives partageant des propriétés communes avec celles d’une sensation tactile extéroceptive.

Quant aux présents packagings, il s’agit d’une sensation tactile extéroceptive (douceur), ou d’une propriété intrinsèque au produit (résistance), exprimées à travers une sensation tactile visualisable et aisément reproductible sans compétence particulière. Codifiée dans la mémoire du sujet percevant, elle fait partie d’un référentiel commun à partir duquel il est facile de saisir les propriétés esthésiques du produit.

La question qui s’ouvre alors est celle du fondement de cette similitude inter-expérientielle ; autrement dit, quels sont les micro-schèmes expérientiels fondamentaux communs sur lesquels repose la transversalité du sens “douceur” ? Un questionnement qui ne va pas sans remettre en cause les symboliques des couleurs ou des formes établies jusqu’à aujourd’hui. Ces symboliques signifient que les couleurs et leurs valeurs, les formes et leurs valeurs… sont le fruit d’une conceptualisation subjective, et réfutent, de ce fait, toutes similarités ontologiques et expérientielles perçues à l’interface sujet/objet, entre deux instances perceptives distinctes. Or, c’est pourtant bien de cela dont il s’agit ; les formants graphiques et coloriels génèrent des impressions d’ordre physiologique qui partagent des propriétés avec l’expérience décrite.

Concernant les packagings “douceur” de Nivéa, on identifie un certain nombre de formants dont on peut extraire les contenus suivants :

image

Dès lors, la structure sémiotique de la douceur semblerait s’articuler autour des micro-formants de l’/intensité/, l’/atonisation/, la /continuité/, /régularité/ et /constance/.

Note de bas de page 11 :

 Nous ne mentionnerons pas ici la ressemblance frappante entre cette photographie et le cœur de l’œuvre de Michel-Ange La création ; car établir un lien entre les deux images revient à fonder sa réflexion sur un principe symbolique et non sur une transversalité perceptive.

Revenons à présent sur les packagings de mouchoirs et observons comment fonctionne la procédure interprétative de leurs formants qui opèrent cette fois à la thématisation de la sensation de douceur par l’actualisation d’un faire. L’image suscite alors une interprétation fondée sur la réminiscence, l’expérience étant stockée en mémoire selon le principe de l’expérience minimale11. La douceur est alors représentée à travers l’une de ses occurrences vécues et aisément reproductibles : le toucher (rapport de contact) entre un enfant et un adulte, probablement un parent. Cette photographie renforce le caractère esthésique du packaging et le conduit vers une hyperesthésie, grâce à un focus sur ce moment dramaturgique unique du contact. En suscitant une suspension temporelle, le packaging ouvre un nouvel espace figuratif sur un ailleurs et intègre le consommateur dans une parenthèse de vie. Cette relation d’intimité et de proximité entre le consommateur et le packaging est renforcée par le choix des couleurs et de l’éclairage, qui focalise l’attention du consommateur sur un instant volé.

La mise en scène de l’action (halo de lumière, zoom, orientation du cadre) réduit la scène à son point le plus aigu, le contact lui-même, et cela afin de figer la propriété “douceur”. Ce focus sur le point de contact invite le consommateur à effectuer un travail interprétatif sur la nature même de ce rapport : ce dernier implique un tempo lent et duratif ; par ailleurs, moins qu’une caresse, il s’agit d’un effleurement, d’un contact superficiel pondéré et, par conséquent, doté d’une faible intensité. Cette image figurativise en quelque sorte le segment disjonctif de la définition de référence de la douceur utilisée par Claude Zilberberg dans sa sémiotique de la douceur : « qualité d’un mouvement progressif et aisé, de ce qui fonctionne sans heurt ni bruit » (Zilberberg Cl. 1998). L’effleurement, mis pour l’ « ultra-douceur » du mouchoir, constitue l’aboutissement du mouvement de décadence ; sa très faible intensité résultant de ce processus d’atonisation s’étend avec constance et régularité. On retrouve ainsi les micro-unités de l’/atonisation/, de l’/intensité faible/ et de la /constance/ ou /régularité/ également soulevés précédemment et qui, conjointement envisagés, construiraient un noyau expérientiel fixe autour duquel peut être exprimée la sensation de “douceur”.

Ce noyau expérientiel ouvre une perspective de communication dans la mesure où il est commun à de multiples situations et, en vertu de ces particularités, peut être représenté par divers procédés. La connaissance de noyaux expérientiels, inconscients dans nos modalités discursives ou interprétatives, favorise l’articulation du sensoriel et du sens : ils assurent le relais entre les ordres sensoriels et leur mise en discours d’une part, entre la perception discursive et la signification de l’autre. On remarque, dans le second cas, une autonomisation de la figure qui suffit à elle seule au déploiement sensoriel.

Note de bas de page 12 :

 C’est un peu le principe de la séquence d’ADN altérée mais dont les éléments chromosomiques minimaux suffisent à sa reconnaissance.

Connaître en détails les modalités de ce transfert expérientiel implique une reformulation de l’éclatement de la structure icônique des modalités tactiles ainsi qu’une vérification des fragments icôniques fondamentaux capables de garantir le passage d’une sensation à sa représentation ou à une autre12.

2.2. Plastique, Cinématique et Passions

Note de bas de page 13 :

 Un modèle similaire est proposé à partir du lien suivant : http://www.boutique-fabricants-cadeaux.fr/fiche_objet_769_boites_corolle.html.

Note de bas de page 14 :

 Notons toutefois que ces propriétés plastiques ne sont pas simplement réservées aux paquets-cadeaux mais se sont également étendues aux packagings de produits consommés dans des situations sociales de don et de convivialité. Tel est le cas du sucre (exemple des berlingots de sucre individuels de Saint Louis® disponible sur : http://www.linternaute.com/acheter/dossier/packaging/diaporama/2.shtml), ou encore du chocolat (exemple disponible sur : http://www.twenga.fr/dir-Vin-Alimentation,Friandise,Friandise-au-chocolat-028665), où l’ouverture en corolle de la boîte permet de déstandardiser les clichés et rituels sociaux de leur consommation par un redoublement de leur valeur affective et la création d’une surprise chez le consommateur.

Mais parfois, les propriétés plastiques de l’objet, notamment sa cinématique, contribuent à créer non plus des motions esthésiques mais des états passionnels qui renvoient au consommateur, sujet percevant, le reflet de ses propres affects. Tel est le cas du packaging cadeau (ou packaging-corolle)13 utilisé par la chaîne de magasins de lingerie Orcanta®, pour emballer les sous-vêtements à offrir. L’étude d’un tel packaging présente un intérêt d’autant plus grand que, étant donnée la nature de cet objet (paquet cadeau14 censé générer un effet de surprise d’où son opacité), il permet de se focaliser uniquement sur sa cinématique et ses tensions internes, sans que ses couleurs ou ses propriétés graphiques ne puissent influencer nos constats.

Note de bas de page 15 :

 Notons à cet égard qu’Orcanta fut, il y a quelques années, la seule marque de lingerie à proposer ce genre de packaging cadeau.

Ici, l’appréhension des qualités sensibles incarnées dans l’objet s’effectue de manière différente ; il ne s’agit plus d’une perception d’image, qui fait naître des sensations et des motions intimes chez le sujet consommateur, mais d’une représentation perceptive fondée sur la base d’une manipulation de l’objet. Contrairement aux cas précédents, on constate ici que les valeurs sensibles du packaging ne se présentent pas à l’état patent, reconstruites par la simple identification du code graphique ou coloriel, mais qu’elles se manifestent à l’état latent, après avoir convoqué l’intervention du sujet consommateur : c’est en effet la phase de manipulation qui permettra d’actualiser, voire de réaliser, les potentialités de la dimension sensible de l’objet. Une mobilisation du consommateur dans la réalisation du faire passionnel qui intensifie la relation de proximité qu’il entretient avec le pack et consolide, en même temps, ses rapports avec le produit, et, a fortiori, avec la marque puisque, rappelons-le, le packaging contribue à la création de l’identité de marque15 et se présente même comme l’un de ses identifiants principaux.

Cette cinématique, qui dynamise le pack en le mettant en action, le distingue des précédents : le consommateur n’a plus véritablement affaire à une reconfiguration esthésique dont il serait le simple spectateur mais se trouve intégré dans une séquence passionnelle activée par la manipulation de l’objet. On note par ailleurs que cet objet procède à un déplacement des orientations stratégiques du packaging « traditionnel » : il vise à une intensification de la relation d’intimité entre le consommateur et le produit grâce à des processus de signification émergeant des formes sensibles standardisées du quotidien. S’il reflète, tel un miroir, l’état passionnel du sujet au moment où il reçoit son cadeau, le packaging sous-entend et intègre également toute une dramaturgie sociale ritualisée, celle du don. Cette boîte-corolle traduit un déplacement du sensoriel au sensible, et assure le passage d’une valorisation esthésique du produit à une valorisation éthique de la consommation, « [u]ne éthique de l’agir, de l’action (Spinoza), non pas réduite à un cadre moral mais comprise comme l’ensemble des codes et des conduites, des savoirs et des règles qui viennent de l’action et la nourrissent. » (Boutaud & Véron 2007)

2.2.1. Une valorisation de l’émotion dans le faire

Ce packaging contient un programme narratif actualisé qui ne se réalisera que pendant et par le programme narratif du sujet lors du moment ritualisé du don. On observe ainsi une co-émergence du faire où l’un (ouverture du paquet) détermine l’autre (séquence passionnelle). Ce qui ne va pas sans rappeler les propos de Jean-Jacques Boutaud et d’Eliseo Véron pour qui la relation de soi à l’objet procède dans un rapport de détermination réciproque. Ici, le sujet ne construit pas l’objet selon son système représentationnel qui anticipe sa forme et ses esquisses, mais dans l’action, la manipulation de cet objet. Et c’est parce que ce faire exercé sur l’objet influe également sur l’état pathémique du sujet qu’il procède à la construction identitaire de ce dernier, puisqu’il influe également sur lui. L’objet et toute sa dramaturgie nécessitent l’investissement dramaturgique du sujet dans la situation ritualisée. Contrairement aux packagings considérés supra, la valeur sensible de l’objet ne se réalise pas grâce à la compétence purement interprétative du sujet mais par la réalisation d’une performance.

2.2.2. Un déplacement de la semiosis

Note de bas de page 16 :

 Pour plus de détails sur les niveaux de factitivité, cf. Michela Deni, “Les objets factitifs”, in Les objets au quotidien, Jacques Fontanille et Alessandro Zinna (dirs.).

Dès lors, ce packaging-corolle opère à un déplacement du niveau sémiosique qui ne se situe plus dans un rapport plan d’expression/plan du contenu ordinaire : la valeur sensible du pack n’est plus liée à sa surface d’inscription (où le plan d’expression est composé de signes) mais se déplace dans le faire du sujet, à l’origine du faire de l’objet. C’est donc sur la factitivité (Deni) de ce dernier que repose essentiellement la dimension sémiosique. La construction de l’identité objectale est ainsi déterminée par des règles de manipulation factitive ; les tensions internes de pliage et de composition de cette boîte déterminent un faire anticipé en programmant le consommateur à exercer non pas une action particulière, mais un relais factitif auquel se destine le pack (si le consommateur – utilisateur est le premier à engager le faire, celui-ci est immédiatement interrompu par celui que déclenchent les tensions internes de l’objet). Si, comme le souligne Michela Deni, « [c]haque relation factitive présuppose deux sujets hiérarchiquement distincts, un sujet factitif [(packaging-corolle)] et un sujet de faire (l’utilisateur), tous deux dotés d’un propre parcours narratif » (Deni 2005), on constate en l’occurrence que l’un va définitivement prendre le pas sur l’autre : en interrompant brusquement le programme narratif du sujet, le packaging achève l’action de ce dernier et intervient ainsi à différents niveaux de factitivité16 :

Note de bas de page 17 :

 L’objectif du pack ne vise pas à créer un usager modèle à travers des sollicitations plastiques variées mais vise à créer une émotion type, émotion – référence qu’est censée susciter le contexte du don.

  1. D’une part, l’objet agit comme un manipulateur qui conditionne l’action du sujet en agissant à sa place. Il passe alors, sur le plan modal, du statut actantiel d’objet à celui de sujet sémiotique qui agit conformément à un objectif précis17 : reconfigurer l’état passionnel ordinairement ressenti par le sujet destinataire d’un tel don.

  2. De ce fait, il structure le processus d’action du sujet utilisateur en modifiant son programme narratif habituel, et de ce fait standardisé. La structure interne et la composition du packaging orientent le consommateur vers une séquence d’actions divergente de celle qu’implique un paquet cadeau standard. Virtuellement inscrit dans la structure de l’objet, ce nouveau processus d’action ne se réalise, en revanche, qu’à l’initiative du sujet.

« Si d’un côté les objets produisent un savoir-faire dans les usagers, d’un autre côté, il y a des objets qui produisent un savoir-faire et qui, grâce à cette compétence, peuvent réaliser l’action. Il s’agit d’objets performatifs » (Deni 2005). Tel est le cas de ce packaging-corolle qui, outre la particularité de refléter les motions intimes du sujet, achève l’action engagée par ce dernier et corrobore le programme de don du destinateur du paquet.

La structure complexe de ce packaging offre la particularité d’annihiler l’opposition fondamentale entre sujet et objet, dans la mesure où il apparaît successivement comme objet et sujet et même, dans ce second cas, comme destinateur et destinataire à la fois. Cela est rendu possible par sa dimension factitive, voire performative. A la différence des packagings observés supra, l’objet ne représente pas une sensation figée à un instant T mais procède au déploiement d’une scène, d’un faire qui prend vie au même moment même où s’amorce la séquence passionnelle du sujet bénéficiaire. Le packaging procède ainsi à une extériorisation d’un état passionnel du sujet bénéficiaire à travers la réalisation d’un faire. Tournons-nous à présent vers le mode opératoire de ce déploiement passionnel.

2.2.3. Le packaging-corolle ou le déploiement passionnel

L’état passionnel du sujet est déjà amorcé par le contexte de donation de l’objet (mise en situation) ; la structure plastique de ce dernier ainsi que le mode d’ouverture qu’elle programme viennent ensuite stimuler la désirabilité du sujet pour l’objet renfermé, et cela à travers une dramaturgie de l’attente. Ce qui génère une situation de crise passionnelle qui ne pourra être résolue qu’une fois l’objet contenu dans la boîte découvert.

L’éveil affectif (Greimas & Fontanille 1991) est immédiatement généré par la situation (journée, évènement particulier…) qui conditionne les rapports sensibles du sujet avec son environnement et le prédispose à un état passionnel précis. Le paquet cadeau se présente comme l’élément générateur d’une cascade passionnelle où les rapports visuels et tactiles, ainsi que les variations distales conséquentes, conditionnent graduellement le sujet vers un type d’état passionnel défini. La présentation de ce paquet au sujet destinataire produit un conflit de modalités (vouloir-voir/vouloir savoir et ne pas pouvoir voir/ne pas pouvoir savoir), à l’origine de l’état passionnel du sujet, la crise passionnelle n’est, quant à elle, déclenchée que lors des phases d’appréhension et de manipulation du packaging où sa monochromie et l’absence de ses éléments textuels intensifient le conflit de modalités ; car si les indices visuels et tactiles permettent d’en apprendre davantage sur le contenu du paquet, ils décuplent les émotions du sujet et renforcent sa désirabilité pour l’objet.

Cette séquence canonique passionnelle pourrait renvoyer à n’importe quel paquet cadeau si elle n’était pas brusquement interrompue par le mode d’ouverture du pack. En effet, l’ « explosion » en corolle des bords de la boîte provoque une rupture dans le déroulement syntagmatique attendu, appuyée par un changement de tempo : la lente découverte du paquet est contrecarrée par une rapide dispersion des bords, qui « projettent » le cadeau hors de la boîte. L’actant bénéficiaire est alors interrompu dans son programme narratif d’ouverture, ce bondissement soudain ayant pour conséquence immédiate l’engendrement d’un second état passionnel, la surprise et l’étonnement.

En effet, le sujet, qui était modalisé par un “croire savoir”, se heurte finalement à un nouveau “ne pas savoir”, d’où l’étonnement. Au-delà de ce second effet passionnel, on constate que la dramaturgie du don est renforcée par une intentionnalité partagée qui se manifeste dans la création d’un “don dans le don” et qui a corrélativement pour conséquence un effet de surprise dans la surprise. Le mode de donation de l’objet est ici très différent de celui qu’autorisent les packagings cadeaux traditionnels. D’ordinaire, c’est au sujet bénéficiaire du paquet qu’il incombe d’aller chercher le produit au fond de la boîte ; or, dans le cas présent, c’est le produit qui se livre de lui-même, comme sur un plateau. Il s’actualise de manière autonome, devenant alors un actant positionnel. C’est ce bondissement soudain, inattendu, qui va créer un nouvel état passionnel : la surprise. Cette intentionnalité partagée offre également la possibilité d’anticiper l’usage du produit par un rapprochement entre les deux actants : un premier rapport de contact est engagé entre l’objet et le sujet sur le mode de la donation avant même que ce dernier n’en fasse usage.

Cette boîte-corolle présente une véritable richesse stratégique dans la mesure où elle accompagne le bénéficiaire tout au long de la procédure de découverte de son contenu en attisant et stimulant ses affects. Adopter ce genre de pack permet la valorisation du produit grâce à une déstandardisation du paquet cadeau, par un renouvellement de la surprise.

2.2.4. Modes de conversion de l’état passionnel

La particularité de ce packaging, c’est qu’il permet de caractériser l’identité affective du sujet bénéficiaire grâce à ses propriétés plastiques, et notamment sa cinématique, laquelle offre une représentation factitive des passions qui l’animent. Il se présente comme la reconfiguration symbolique des motions intimes du bénéficiaire et permet ainsi d’appréhender intrinsèquement son état passionnel, dans son fonctionnement le plus élémentaire. Chaque phase dans le mode de manipulation de l’objet traduit, en même temps qu’elle le provoque, un moment de la séquence passionnelle : “impatience” – “étonnement” – “détente”.

Les tensions internes de pliage, contenues par la résistance du couvercle, caractérisent la disposition affective (et le rôle modal) du bénéficiaire. Elles correspondent aux « bouillonnements » intérieurs qui animent le sujet et précèdent l’émotion proprement dite. Il s’agit là des forces antagonistes entre le corps propre et son enveloppe, tensions au sein de l’énergie de la matière qui engendrent une saturation de l’enveloppe, cette dernière étant sur le point de céder (manifestation somatique). C’est notamment cette valeur tensive de l’attente initiale qui laisse présager de la chaîne passionnelle à venir.

Ces formants plastiques traduisent le moment de l’“impatience” où le sujet bénéficiaire est caractérisé par un conflit de modalités, tiraillé entre un vouloir (voir/savoir) et un ne pas pouvoir (voir/savoir). L’exposant tensif de l’intensité affecte essentiellement la modalité du vouloir, en la marquant positivement ; elle devient alors un constituant directeur, qui régit la modalité du pouvoir et détermine la poursuite de la séquence passionnelle. Ce vouloir, né de la tension interne du corps propre, est parallèlement exprimé par la composition du packaging, ses tensions de pliage. Quant au pouvoir négatif, il est généré dans les deux séquences passionnelles parallèles par un élément commun : le couvercle de la boîte.

L’éclatement des bords, qui fait suite au procès d’ouverture, matérialise l’expression affective du sujet, moment de libération des tensions de la matière. On observe alors une conversion de l’intensité maximale (voire saturée) en étendue ; ce qui implique des changements aspectuels : le rythme accéléré de l’éclatement des bords de la boîte rompt avec la lenteur de l’appréhension de l’objet et brusque la perception proprioceptive du sujet ; il est associé à l’étonnement, second moment de la séquence passionnelle. Dès lors, l’effet passionnel repose non pas sur une corrélation simple entre intensité et étendue modales mais davantage sur le mouvement qui y conduit et permet de le saisir dans son devenir.

On constate que le couvercle se présente comme l’élément fédérateur de la crise passionnelle, dont il détermine le potentiel : il assure les contentions de la matière et c’est de lui dont dépend le relâchement de ces tensions. Il est par ailleurs doté d’une valeur véridictoire qui permet, grâce à l’acte d’ouverture (moment de révélation), d’infirmer ou d’affirmer toutes les croyances du bénéficiaire quant au contenu du paquet et d’emboîter le pas sur le prochain moment de la séquence canonique. Il peut, en ce sens, être considéré comme un pivot passionnel : c’est par sa force et sa résistance qu’il sous-tend les “bouillonnements” intenses de la matière et les conflits modaux, sur lesquels s’appuie le déroulement de la séquence passionnelle.

Le couvercle constitue notamment le point de jonction entre les deux séquences passionnelles, celle que programme l’ensemble du pack et celle qu’expérimente le bénéficiaire du paquet. L’ouverture de la boîte repose, en outre, sur une manipulation du couvercle, laquelle établit, par ce rapport de contact direct, une conjonction des instances sujet et objet. Elle procède également à une extériorisation du ressenti, ce dernier pouvant être visuellement reconnaissable à la fois, et simultanément, chez le bénéficiaire (manifestation somatique du sursaut) et le paquet (bords éclatés).

S’ouvre alors le dernier moment, celui de la “détente”, où les désirs du bénéficiaire sont comblés et ses tensions internes apaisées. De l’“impatience” à la “détente”, à mesure que l’étendue temporelle augmente, les tensions internes diminuent dans le relâchement des bords de la boîte.

Constats

Note de bas de page 18 :

 Et, dans ce cas, il s’agit d’un parfait exemple d’objet où le programme d’action ne se présente pas à travers des usages pré-inscrits (patines, empreintes) mais à travers la reconfiguration d’un état passionnel programmé.

Contrairement aux situations d’interactions ordinaires, nous observons ici un phénomène de contagion passionnelle complexe où une affection somatique (celle de l’objet) en mime une autre (celle du sujet). A cet égard, nous ne sommes pas en présence d’une séquence passionnelle qui en occasionnerait une seconde laquelle, en génèrerait une suivante, etc., mais face à une stimulation affective du sujet émergeant de la présence de l’objet qui la mime simultanément. La communication entre sujet et objet fonctionne sur un principe d’échange, l’objet renvoyant au sujet le reflet de sa propre passion. Ce qui nous mène à la question suivante : le packaging reflète-t-il simplement les affects du bénéficiaire ou les programme-t-il vers l’orientation passionnelle qu’il aura lui-même décidée ?18 Car loin de lui renvoyer sa propre image, le packaging, et en particulier ses tensions de pliage, créent un décrochage dans la séquence passionnelle du sujet, par un redoublement de l’étonnement. L’ouverture en corolle des bords de la boîte interrompt brutalement l’actant bénéficiaire dans son programme d’ouverture et crée une suspension de la chaîne passionnelle.

Note de bas de page 19 :

 Parenthèse dans la vie quotidienne que l’on retrouve également avec les packagings esthésiques analysés supra.

Une particularité qui nous renvoie aux propos de Patrick Hetzel, selon lequel la valorisation de la dimension sensible de l’expérience passe par la création d’un moment mémoriel19 impliquant :

  • Une discontinuité/une rupture par rapport au continuum de la vie quotidienne : ce pack intègre ici un présent vécu (qui appartient au moment du présent absolu) sur lequel se superpose un présent représenté (par le pack) ;

  • Une position réflexive du sujet, à la fois acteur et spectateur de la situation ;

  • Une épaisseur narrative : évènement condensé dans l’espace-temps et dont le packaging assure le rôle principal, se substituant au sujet par la reconfiguration de son expérience passionnelle.

Synthèse

Ces quelques exemples offrent ainsi une illustration convaincante de cette nouvelle brèche ouverte dans le marketing expérientiel, le marketing esthésico-passionnel, dont les packagings qui en sont nés offrent la particularité de confiner le consommateur dans un univers sensible spécifique en reproduisant ses affects (ou les affects attendus en leur présence) par mimétisme ou avec le recours à la mémoire collective. Notons cependant que l’évaluation de leur efficience communicationnelle requiert une bonne connaissance des processus esthésiques et passionnels, en particulier les micro-schèmes et les catégories sur lesquels se fondent les premiers ainsi que les séquences canoniques des seconds. Car, les micro-schèmes, d’une part, et les modalités de l’autre, s’organisent en des structures complexes, caractéristiques de telle ou telle qualité sensible ou passion, grâce auxquelles il est possible de les identifier. En conséquence, pour que puisse opérer la « contagion » esthésique et passionnelle, le rôle et la structure modale de l’autre actant impliqué dans la séquence doivent être préalablement identifiés car c’est sur eux que repose l’enjeu stratégique du pack. Celui-ci ne peut d’ailleurs trouver un déploiement effectif complet que dans la sémiose interprétante, et dépend alors du faire interprétatif du consommateur : « Les stimuli physiques du packaging semblent favoriser la formation d’une imagerie mentale que la psychologie cognitive appelle “représentation”. Ce facteur d’imagerie mentale visuelle peut être défini comme une capacité du pack à évoquer des spectacles déjà connus et perçus antérieurement, indique Stéphane Magne […] » (Lehu 2004).

En faisant appel à une expérience vécue et partagée, le packaging esthésico-passionnel favorise l’adhésion du consommateur avide de nouvelles expériences : le confiner dans une sphère sensorielle et émotionnelle particulière répondant à ses attentes ou à un besoin sécuritaire, permet une reconnaissance identitaire dans le produit ainsi qu’une fidélisation à l’égard de la marque. Des enjeux stratégiques importants qui n’ont pas échappé aux marques, lesquelles ont investi ce vaste territoire d’innovation en proposant produits et packagings divers, des plus élémentaires aux plus sophistiqués, et où le choix des matières ainsi que l’adoption de techniques nouvelles visent à accroître, voire décupler, le « potentiel sensoriel » du consommateur.