L’Annonciation de la cellule trois de Fra Angelico : aura et interprétation in situ

Louise Boisclair

Doctorante en sémiologie, Université du Québec à Montréal

https://doi.org/10.25965/as.1953

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : aura

Auteurs cités : Daniel ARASSE, Walter Benjamin, Georges DIDI-HUBERMAN, Thomas d’Aquin, Walter Panofsky, Charles Sanders PEIRCE

Plan
Texte intégral

L’authenticité d’une chose intègre tout ce qu’elle comporte de transmissible
de par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. […]
On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d’aura et dire :
ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c‘est son aura
.
Walter Benjamin

C’est en lisant Histoires de peintures de Daniel Arasse que je décide de visiter l’art florentin durant deux semaines en avril 2008. Véritable allumeur de réverbères pour qui n’est pas historien de l’art, cet ouvrage me sert le soir de livre de commentaires inspirants sur les découvertes du jour. Après la Galerie de l’Académie, la Galerie des Offices, le Duomo, l’Église Santa Maria Novella, où j’aperçois une multitude d’œuvres dont plusieurs Annonciations, le 18, je visite le Musée du couvent dominicain San Marco, Piazza San Marco. J’y vois, sur les lieux mêmes de leur production et de leur fonction religieuse, deux Annonciations de Fra Angelico (1387-1450) dont celle de la cellule trois m’éblouit littéralement à la suite d’un parcours introductif.La présente analyse des effets in situ de l’Annonciation de la cellule trois de Fra Angelico, avec l’éclairage de Daniel Arasse et de Georges Didi-Huberman, explore le problème du rapport de sonauraavec l’interprétation de la fresque. Les notions d’espace sensori-perceptif, de plasticité et d’iconicité servent d’outils de lecture et ouvrent à divers niveaux d’interprétation  de l’énoncé visuel en fonction de la diégèse, de l’iconographie et la qualité première de la réception. Dès le départ, la puissance du blanc et son étroite relation géométrique et discursive avec le lieu donne, comme interprétant dynamique, l’impulsion de l’expérience phénoménale du visiteur.

1. Effets du parcours in situ

Note de bas de page 1 :

 Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1990, p. 21.

Pour accéder à la cellule trois, plusieurs le savent, il faut tout d’abord parcourir le couloir du rez-de-chaussée, décoré d’œuvres religieuses. Ensuite nous devons emprunter l’escalier en haut duquel surgit sur le mur du couloir la célèbre Annonciation (fig. 1.b) de Fra Angelico, en affinité avec l’iconographie faste de l’époque. Nous apercevons cette imposante fresque horizontale comme les moines dominicains chaque fois qu’ils montaient à leur cellule. Et l’un d’entre eux devait ressentir un effet démultiplié quand il se retirait dans sa cellule, la trois, où l’attendait et l’entourait une autre Annonciation de Fra Angelico (fig. 1.c) beaucoup plus épurée. Cet effet d’éblouissement qui s’apparente à l’effet lumineux de la méditation, Didi-Huberman, je l’apprendrai beaucoup plus tard,  la qualifie « d’effet d’offuscation lumineuse qu’impose le tout premier contact.»1  Lisons la synthèse magistrale qu’il écrit et qui nous invite à porter l’attention autant sur l’espace que sur le verbe biblique associés au lieu.

Note de bas de page 2 :

 Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Éditions de Minuit, coll. « critique », 1990a, pp. 35-36.

Il suffit d’ailleurs de quelques instants de plus dans la petite cellule pour ressentir combien le blanc frontal de l’Annonciation sait se métamorphoser en puissance obsidionale. Ce qui est en face devient tout alentour, et le blanc que contemplait le frère dominicain lui murmurait peut-être aussi : Je suis le lieu que tu habites — la cellule même —, je suis le lieu qui te contient, Ainsi te rends-tu présent au mystère de l’Annonciation, au-delà de te le représenter. Et l’enveloppe visuelle se rapprochait ainsi jusqu’à toucher le corps du regardant — puisque le blanc du mur et celui de la page sont en même temps le blanc de la robe dominicaine… Le blanc murmurait donc à son spectateur : Je suis la surface qui t’enveloppe et qui te touche, nuit et jour, je suis le lieu qui te revêt. Comment le dominicain contemplatif (à l’image de saint Pierre martyr dans l’image) pouvait-il récuser une telle impression, lui à qui l’on avait expliqué, au jour de sa prise d’habit, que son propre vêtement, don de la Vierge, symbolisait déjà par sa couleur la dialectique mystérieuse de l’Incarnation2.

De plus amples dimensions, la première fresque sur le mur du couloir est rectangulaire sur l’horizontale tandis que la seconde, à l’intérieur de la cellule trois, s’élève sur la verticale. Dans le lieu intime de la cellule d’environ deux mètres sur trois, la fresque se trouve sur le mur extérieur, à gauche de la fenêtre et à l’opposé de l’entrée. Un cordon nous interdit de pénétrer à l’intérieur. Dès ce moment, sur le seuil commence une expérience sensori-perceptive in situ intense qui nourrit un effet auratique durable et déterminant, à la manière d’un interprétant affectif, selon Peirce, qui détermine l’objet dynamique de la recherche entourant l’acte de la réception. Encore aujourd’hui, près de trois ans plus tard, cet effet lumineux réapparaît avec les signes associés à toutes sortes de dimensions expérientielles et intellectuelles.

1.1- La puissance du blanc

Note de bas de page 3 :

 Le numineux est un concept rattaché aux sciences religieuses et à l’anthropologie du sacré. Cf. la définition de numineux dans l’Encyclopédie Universalis : accessible sur Internet : http://www.universalis.fr/encyclopedie/T926820/NUMINEUX.htm, consulté le 11 décembre 2009.

En deça de la virginité et de la pureté symbolisées par le blanc, sa qualité première d’éblouissement constitue le fondement de la réception qui détermine l’interprétation. Associé facilement à la conscience méditative durant laquelle l’énergie trouble notre vision et donne l’impression de voir des particules d’énergie flotter dans l’air, ce blanc semble figurer l’infigurable, la présence divine. L’effet lumineux, qu’à la suite du théologien luthérien Rudolph Otto (1869-1937), on pourrait qualifier de numineux3 ne peut s’exercer qu’in situ. C’est une évidence, la reproduction de l’œuvre ne laisse pas irradier cet effet du ‘plan blanc’ comme le qualifie Didi-Huberman, de même que la plupart du temps elle fausse les couleurs originales et annule l’effet des craquelures sur la paroi, sorte de peau métaphorique. La puissance du blanc à l’intérieur et à l’extérieur de la fresque rappelle le statut de l’imago agens que les ars mémoria nous ont légué. Cette « image agissante » performe en quelque sorte la qualité première reliée à l’annonciation, l’incarnation divine, dont le tableau, pourrait-on dire à la suite de Pomian, agit comme sémiophore ou porteur de signe.

Fig. 1 : a- Cloître, b- Annonciation du corridor, c- Annonciation de la cellule trois.

Note de bas de page 4 :

 Visite du Musée San Marco, Florence, le 17 avril 2008. Indications de Jean Paris, L’Annonciation, p. 21.

a. Cloître du Couvent San Marco 
http://fr.academic.ru/pictures/frwiki/67/Chiostro_di_San_Marco.JPG.
Consulté le 21 juillet 2009.

b. Annonciation (de la Mort de la Vierge), Fra Angelico, fresque, 321 x 230 cm, ca 1442 – Florence, Couvent de Saint Marc, 2ème étage, Couloir du dortoir.4
http://huuan.blog.lemonde.fr/files/fra_angelico_annonciation_san_marco_flor.jpg.
Consulté le  21 juillet 2010.

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c. Annonciation, Fra Angelico, fresque, 157 x 187 cm, 1440-1441 – Florence, Couvent de Saint Marc, 2ème étage, Cellule 3.5http://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/fraangelico/annonciationsanmarco.jpgConsulté le 21 juillet 2010.

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1.2- Aura de l’Annonciation cellule trois

Note de bas de page 6 :

 Musée de Florence, Guide officiel, Musée de San Marco, SCUDIERI, (1999) 2003, p. 9.

Note de bas de page 7 :

 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », in Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « folio/essais », 1991, pp. 180-183.

Si le déplacement d’une œuvre d’art dans un autre lieu d’exposition que celui de son contexte d’origine n’amoindrit pas son statut d’œuvre d’art, il diminue la portée de ses effets sur la perception du regardeur et occulte le contexte dans lequel la signification prend son envol. L’intensité phénoménologique de la perception directe de l’œuvre constituerait un fondement, une qualité première selon la terminologie peircéenne, qui ancre son analyse dans le réel et permet de moduler l’interprétation. La co-présence avec l’œuvre, la perception directe de sa matérialité, la prise en compte de sa disposition dans l’espace et de notre posture à moins de deux mètres représentent autant d’éléments sensibles constitutifs de l’aura, selon la définition du philosophe Walter Benjamin (1892-1944). Mêmesi l’ensemble du Couvent San Marco a fait l’objet de restaurations à travers les siècles, notamment ces vingt dernières années6 et qu’il se glisse un certain anachronisme inévitable dans notre perception, il reste que sur place, nous expérimentons l’effet auratique. À partir des indices qui déprécient le hic et nunc de l’œuvre d’art, Benjamin définit l’aura comme « une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il».7 Sur le plan phénoménologique, le lieu contribue également à l’effet auratique : un ancien monastère dominicain converti en musée où vivait, travaillait et priait, il y a six siècles, un moine dominicain, artiste peintre de la Renaissance qui deviendra le célèbre Fra Angelico, entouré de peintres qui font la renommée de Florence encore aujourd’hui.

1.3- Effets dynamiques du signe

Note de bas de page 8 :

 Catherine Saouter, A imagem : signo, objecto, performance,  traduçaon de José Abreu, in Prisma.com, Revista de ciências da informaçao e da comunicaçaon do Cetac, capa no 2, Universidade do Porto, 2006, http://prisma.cetac.up.pt.

Note de bas de page 9 :

 Le représentamen désigne un objet qui peut être immédiat, « l’interprétant tel qu’il est révélé  dans la compréhension correcte du signe lui-même et est ordinairement appelé la signification du signe » ou dynamique, qui est l’ « effet réel » du signe, et l’interprétant final « qui renvoie à la manière dont le signe tend à se représenter lui-même comme étant en relation avec son objet. » in Charles S. Peirce (1978) Écrits sur le signe, 4.536, p. 221. « Si l’interprétant peut être porté par un interprète, il ne doit cependant pas être confondu avec lui. Comme interprétant dynamique ou effectif, il se subdivise en trois : affectif, énergétique et logique. Comme interprétant final ou explicite il se subdivise en esthétique, anthétique et philosophique ou scientifique. » dans Jean Fisette, Introduction à la sémiotique de C. S. Peirce, 1990, p. 48.

Dans ce cas précis, une recherche historique et sémiotique a favorisé l’exploration des effets de l’œuvre sur le regardeur et outillé la compréhension des signes émergents.  La  fresque demeure avant tout une surface constituée de contrastes, de couleurs et de texture, une configuration d’ombre et de lumière, réfléchie sur un mur blanchi à la chaux, à l’origine, dans un lieu privé, avec une fonction liturgique. Ses « détails représentationnels »  prennent forme dans la plasticité et en composent l’iconicité8. La fresque devient visible grâce aux éléments discernables d’une image ou de portions d’image qui font signe. Et ces signes exercent une multitude d’effets affectifs, énergétiques et intellectuels, selon les trois registres de l’interprétant du philosophe et sémioticien américain Charles Sanders Peirce9. Effets d’autant plus perceptibles que le regardeur perçoit directement la matérialité de l’œuvre. De fait, les effets d’une image sont directement liés au fonctionnement du signe que Peirce définit dans les termes suivants :

Note de bas de page 10 :

 Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1978, p. 121.

Un signe ou representamen, est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu’il crée, je l’appelle l’interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet. Il tient lieu de cet objet, non sous tous rapports, mais par référence à une sorte d’idée que j’ai appelée quelquefois le fondement du representamen10.

Le representamen correspond à la fresque dans toute sa matérialité, c’est-à-dire dans sa plasticité et sa localisation sur le mur de la cellule. Sa configuration s’adresse à l’origine au moine qui habite cette cellule du monastère au XVe siècle, puis au regardeur qui la visite depuis la conversion de cette partie du couvent en musée. Ce representamen tient lieu d’une scène, son objet immédiat, qui évolue de façon dynamique dans le temps en fonction du point de vue du regardeur, compte tenu de son histoire, de son époque et de ses croyances. Grâce à la description des éléments et des motifs de sa composition et de sa disposition, l’analyse plastico-iconique suivante permet de mieux saisir la constitution de l’effet auratique sur le regardant dans la qualité première de sa réception ainsi que de fonder  l’interprétation ultérieure.

2- Individuation des outils de lecture : la plasticité et l’iconicité

2.1- Lecture plastique de la composition

Note de bas de page 11 :

 Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Léo Scheer, coll. « Variations l », 2005, p. 25.

Note de bas de page 12 :

 Catherine Saouter, Le langage visuel, Montréal, Éditeur XYZ, coll. « Documents », 2000, p. 25.

Fondement de l’interprétation proprement dite d’une œuvre artistique, il importe de décrire le representamen dans sa plasticité. Provenant du verbe grec plassein, le terme plasticité signifie modeler et comprend deux sens fondamentaux. Le premier plus passif désigne la capacité de recevoir la forme (argile, terre glaise sont dites plastiques) ; le second plus actif désigne la capacité de donner la forme (arts et chirurgie plastiques)11. La dimension plastique d’une œuvre se constitue par diverses interventions d’un artiste avec des matériaux posés sur un support en vue de traduire un effet perceptuel. « La base du langage visuel n’est pas la ligne, mais la loi : celle du contraste fondé sur les registres de la couleur et du clair-obscur, conformément à la physiologie de l’œil.» 12

L’Annonciation de la cellule trois du deuxième étage du Couvent San Marco a été peinte par Fra Angelico vers 1440-1441. D’une dimension de 187cm par 157cm dans un format rectangulaire sur la verticale, son tiers supérieur est arrondi en arc de cercle. La fresque a été peinte directement sur le mur extérieur blanchi à la chaux. Une zone de blanc lumineux se répartit dans le centre de la base au deux tiers de la hauteur et correspond grosso modo au tiers de la surface peinte. Bien qu’aucun cadre rajouté n’entoure la fresque, des lignes tracées, des droites verticales et horizontales qui suivent la courbure d’un arc dans la partie supérieure la délimitent du reste du mur. Dans le tiers supérieur, des lignes virtuelles émergent du contraste des zones ombragées. On retrouve la présence de traits foncés dans la partie blanche. Les couleurs rompues comprennent principalement du blanc cassé avec du rouge, du jaune, du vert et du brun. Le rouge foncé se retrouve éclairci dans la partie de droite et plus soutenu dans la partie de gauche. La zone de droite est plus éclairée que celle de gauche où se déploie un dégradé d’orangé et de brun avec un filet de jaune.

Fig. 2 : a- répartition des gris et b- dominance de la couleur

Fig. 2 : a- répartition des gris et b- dominance de la couleur

Note de bas de page 13 :

 François Bastien, Plasticité, iconicité, paratexte : une analyse des relations texte-image, mémoire de maîtrise en communication, Université du Québec à Montréal, Montréal, 2006, p. 45.

La figure 2 illustre la répartition des gris et la dominance de la couleur. « En réalité, la dominance est la couleur et n’est saisie que sur la base d’une seule dimension […], la luminance est tributaire de la quantité d’énergie radiante émise par un objet ou encore une source lumineuse. »13 L’étude a de la figure 2 illustre la répartition du contraste noir et blanc et des gris. À l’œil nu, on aperçoit un équilibre s’établir entre la surface noire et la surface blanche et dans la répartition des gris. Dans la partie de droite, une ombre portée sur le mur rappelle l’éclairage de la figure provenant de la gauche. Dans la partie de gauche, l’effet lumineux s’élève et se concentre derrière la figure plus imposante. Le blanc lumineux est réparti sur une surface ovoïde, bordée par la figure de droite, la base, le haut de la figure de gauche, jusque vers l’extérieur. Quant à la dominance de la couleur, dans l’étude b de la figure 2, on aperçoit un équilibre se dessiner entre la gauche et la droite où le clair-obscur établit un contrepoids avec ses ombres et lumières. Ces deux études nous permettent de mieux saisir l’équilibre établi par la lumière et la couleur, de le rendre plus évident.

Fig. 3 : Trois reproductions sur Internet pour comparaison des couleurs

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www.idixa.net
consulté le 21 juillet 2010.

www.survol-des-arts.com
consulté le 21 juillet 2010.

http://www.wga.hu/art/a/angelico/09/cells/03_annu.jpg
consulté le 21 juillet 2010.

a-

b-

c- couleurs de la fresque vue le 17 avril 2008.

Pour ce qui est de la reproduction des couleurs, il apparaît clairement dans la figure 3 que, selon les paramètres photographiques utilisés, les deux reproductions a et b sont peu fidèles aux couleurs ou à la forme vues lors de la visite en avril 2008. Seule la photo de droite, c,  se rapproche des couleurs observées sur place. Sans se rendre sur les lieux mêmes, en consultant uniquement des reproductions, on perd la fidélité aux couleurs. En outre, cette troisième reproduction nous permet de situer la fresque dans son contexte, ce que n’offrent pas les autres reproductions, avec lesquelles on perd toute référence au lieu. Seule cette photo permet de situer la fresque dans le lieu, soit à gauche de la fenêtre, ce qui constitue l’équilibre non seulement de la composition interne, mais aussi de sa disposition dans l’espace de la cellule, puis du monastère. Les deux reproductions a et b de la figure 3 laissent croire que la fresque est rectangulaire alors que le dernier tiers est un arc, comme en rend bien compte la reproduction c.

Cette répartition des surfaces de couleur et d’ombre et leur position dans l’espace donnent naissance à la composition de la fresque. La surface se décompose en trois parties horizontales, premier tiers, deuxième tiers, tiers supérieur, et deux parties verticales, droite, gauche, avec les diagonales qui se croisent au centre. À l’horizontale, le premier tiers est plutôt vide, le deuxième tiers plus rempli et le troisième occupé par les courbes dessinées par les ombres. À la verticale, deux parties se distinguent. Celle de droite est constituée d’une zone de lumière où sont superposés une surface dorée et un contrepoids d’ombre. Celle de gauche est constituée de contrastes de couleurs rougeâtres avec, en contrepoids, un blanc plus éclatant. La forme d’un U inversé, un fer à cheval, oriente l’occupation de l’espace par les surfaces plastiques. La première impression qui s’en dégage est le vide de l’espace blanc, habité par des vibrations lumineuses qui provoquent un effet d’éblouissement dans un lieu ni intime, ni public, entre intérieur et extérieur, protégé par un toit d’arcades.

2.2- Lecture iconique

Note de bas de page 14 :

 Umberto Éco, « Dictionnaire versus encyclopédie » in Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1988, pp. 110-128.

Note de bas de page 15 :

 Catherine Saouter, Le langage visuel, Montréal, Éditeur XYZ, coll. « Documents », 2000, p. 41.

Par l’intermédiaire de la plasticité, nous accédons à l’iconicité, c’est-à-dire à ce qui se dégage de ressemblances ou de rapports avec des formes ou des figures connues. Il s’agit d’un déjà-vu non seulement enregistré du réel mais enregistré dans le savoir encyclopédique14. L’iconicité englobe la ressemblance et l’analogie, mais aussi le schéma abstrait, le graphe et la structure figurable du sens. Elle entraîne la nomination des formes, des lignes et des compositions, nomination qui identifie des figurations, des représentations15.

Note de bas de page 16 :

Toute la question de la perspective mériterait d’être développée dans un autre texte en regard de l’analyse remarquable qu’en a donnée Erwin Panofsky dans son ouvrage intitulé La perspective comme forme symbolique et autres essais, pp. 37-43 et 124-131.

Le cadrage de la fresque laisse déduire la position frontale du peintre, avec un regard légèrement en plongée et une focalisation externe. La ligne d’horizon et les lignes de fuite construisent la perspective16 qui hiérarchise et ordonne la disposition des figures et de leurs tailles. Dans le premier tiers horizontal se trouvent le sol de l’alcôve vide au centre, occupé par le prie-dieu, le drapé du vêtement d’un personnage à droite, son ombre sur le mur et, à gauche, les plis d’un vêtement, les pointes des ailes, la base de deux colonnes, le vêtement d’un personnage sur la pointe triangulaire verte du terrain extérieur à la limite de l’image. Le deuxième tiers est occupé par une zone centrale légèrement décalée sur la gauche et vers le fond. De la ligne d’horizon du sol s’élève un mur blanc cassé strié de craquelures. Dans cette surface se trouvent également les parties supérieures de trois personnages et leurs auréoles, une femme à droite près du mur, un ange à gauche et un homme à l’extrême gauche. Enfin, le tiers supérieur est composé de surfaces ombragées qui démarquent une voûte d’arêtes délimitée par le tracé d’une bordure. Ce plan d’ensemble ouvre sur un hors-champ à gauche et à droite, favorisé par les ouvertures entre les colonnes vers la gauche, mais aussi par la continuité de la blancheur du mur à l’extérieur de la fresque. La petite porte sur le mur de droite représente une entrée vers l’intérieur, l’intimité, du côté du mur où est agenouillée une femme sainte tandis que l’ouverture vers la gauche, entre deux colonnes qui soutiennent deux arcades, laisse apercevoir sur le sol de l’alcôve un ange de grande taille, et sur le terrain de la cour, un homme saint. L’architecture du lieu rappelle les arcades du cloître, la rotondité de la fenêtre juste à droite de la fresque tandis que les ouvertures correspondent à la fenêtre à droite et à l’aire ouverte à gauche.

3- Interprétation ouverte de l’énoncé visuel

Dans le lieu intime de l’étroite cellule trois, accessible après un parcours dans le Couvent San Marco où une autre Annonciation apparaît sur le mur du corridor, cette fresque de l’Annonciation, sobre et dépouillée, produit un effet d’éblouissement, causé principalement par le blanc lumineux et la clarté aveuglante issue de la petite fenêtre à sa droite.

Note de bas de page 17 :

 Stéphanie Katz, L’écran, de l’icône au virtuel, la résistance de l’infigurable, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2004, pp. 38-39.

Note de bas de page 18 :

 Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Livre de poche, coll. « Les Usuels de Poche », 1992, p. 191.

Trois personnages saints puisqu’auréolés se dressent, l’une agenouillée, les deux autres debout. L’ange debout domine la scène et regarde la femme sainte agenouillée dans une posture de soumission et de recueillement tandis que le saint à l’extérieur à gauche veille dans une position d’observation. Les trois personnages inclinent légèrement la tête. À cet effet plastique et iconique s’ajoute l’effet labyrinthique produit par le lieu dans le lieu dans le lieu. Le lieu de la scène de la fresque constitue une mise en abyme avec le lieu physique dans lequel le donnant à voir s’incarne, la cellule trois. L’importance du lieu, locus, est déterminante. Le lieu de la scène figurative s’insère dans le lieu architectural de la cellule du monastère dominicain. Cette mise en abyme, l’espace représenté dans l’espace représentant, augmente la puissance de l’image. Selon le dogme thomiste, la Vierge elle-même est considérée comme un lieu, le lieu d’incarnation divine, lequel métonymiquement couvre l’espace de l’image17 et, par extension, l’espace du lieu et de son contexte. N’a-t-on pas relevé la figure ovoïde dans la composition de l’image, protégée en quelque sorte par le U inversé des arcades. Mais le sens du lieu ouvre également sur l’aspect logico-discursif de la référence à la scène biblique et à son texte. « Définissable, en théorie actuelle des figures, comme figure macrostructurale de second niveau, le lieu peut être appréhendé, très généralement, comme un stéréotype logico-discursif.» 18

3.1- Éclairage biblique et iconographique de la diégèse

Note de bas de page 19 :

 Jean-Luc Chalumeau, Les théories de l’art, Paris, Vuibert, 2007, p. 141.

L’histoire biblique nous confirme qu’il s’agit de la Vierge Marie, de l’Ange Gabriel et de Saint-Pierre. La scène a pour motif principal le prétexte biblique de l’annonciation, référant à un événement fondateur de la religion catholique, célébré le 25 mars chaque année. Bien que différent si je suis chrétienne, catholique, protestante, agnostique ou athée, l’effet de mystère demeure. La distance sera plus ou moins grande et l’image sera au service d’une fonction différente, cultuelle ou culturelle. Ainsi l’exemple de l’Annonciation correspond étroitement à l’hypothèse qui sous-tend la méthode iconologique de Panofsky, soit l’existence d’« une relation directe entre un texte-prétexte et une image. »19 En effet le niveau d’iconicité de l’Annonciation est rattaché au texte biblique, prétexte de sa figuration, voire de la transfiguration en image de l’événement de l’Annonciation, tel que relaté dans l’évangile selon Luc, chapitre 1.

Note de bas de page 20 :

 Jean Paris, L’Annonciation, Cremone, Éditions du regard, 1997, p. 26.

Au sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, vers une vierge qui était fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph ; et le nom de la vierge était Marie. » […] « L’ange salue la Vierge : " Salut, pleine de grâce ! " [...] " Le Seigneur est avec vous ". » [...] « L'ange lui dit : " Ne craignez point, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Voici que vous concevrez, et vous enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il règnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n'aura point de fin. " Marie dit à l'ange: " Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais point l'homme? " L’ange lui répondit: " L’Esprit-Saint viendra sur vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. C’est pourquoi l'être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu20.

Note de bas de page 21 :

 Daniel Arasse, L'Annonciation italienne, une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999, p. 344.

Selon la liturgie, la date du 25 mars correspond non seulement à la célébration de l’Annonciation, mais aussi à celles de la création d’Adam, du péché originel, de la mort d’Adam, de celle d’Abel tué par Caïn et de celle du Christ sur la croix21. Cette date est connotée de nombreux registres liturgiques qui influencent la réception de l’image. Divers niveaux d’interprétation se rattachent à la filière sémiosique, ce discours savant multidisciplinaire des théologiens St-Thomas d’Aquin (1227-1274) et Saint Bernardin (1380-1444), et des historiens de l’art, Panofsky (1892-1978), Daniel Arasse (1944-2003) et Didi-Huberman (1953-).

Note de bas de page 22 :

 Jean Paris, L’Annonciation, Cremone, Éditions du regard, 1997, pp. 13-14.

Note de bas de page 23 :

 Étienne Choppy, L’Annonciation, Marseille, Éditions AGEP, 1991, p. 9.

Le thème de l’Annonciation, privilégié par l’art chrétien, occidental et byzantin a donné lieu à la production de multiples énoncés visuels de formats variés notamment, pour les plus anciennes, une mosaïque de l’époque de Ravenne et les catacombes de Priscille et des Saints-Pierre-et-Marcellin à Rome au IVème siècle, mais aussi des bas-reliefs, des retables, des fresques et des sculptures. En Italie, les annonciations de Giotto (1267-1337), Simone Martini (1284-1344), Domenico Veneziano (vers 1400-1461), Filippo Lippi (1406-1469), Piero della Francesca (1412 ou 1420-1492), Léonard de Vinci (1452-1519) ont façonné l’iconographie en vogue à l’époque de Fra Angelico. En outre, l’histoire de l’art nous informe que les annonciations du Trecento au Cinquecento représentent quatre temps forts de la rencontre de Gabriel avec Marie, soient le Trouble (Conturbatio), la Réflexion (Cogitatio), l’Interrogation (Interrogatio), et finalement la Soumission (Humiliatio) »22. L’Annonciation de la cellule trois véhicule le temps fort de la soumission. En outre, « [d]ifférentes représentations allégoriques sont apparues au cours des siècles dans les scènes d’Annonciation, explicables par l’évolution historique de la dévotion mariale, et nous amenant à une réflexion sur la symbolique de cette scène et celle de la virginité »23.

Note de bas de page 24 :

 Michel Feuillet, L'Annonciation sous le regard des peintres, Cremone, Éditions Mame, coll. « Un certain regard », 2004 ; Fra Angelico, le Maître de l’Annonciation, Cremone, Éditions Mame, coll. « Un certain regard », (1994) 1996 ; Jean Paris, L’Annonciation, Cremone, Éditions du regard, 1997.

Contrairement à l’iconographie de l’Annonciation en haut de l’escalier (fig. 1.b) qui se rapproche davantage de l’art florentin de l’époque24 (feuilles d’or, carrelage porteur de perspective, colonnes christiques, colombe, dayon de l’esprit saint), celle de la cellule trois de facture plus épurée interpelle le regardant principalement par sa luminosité. Ainsi le blanc, avec quelques additions de rouge dans les vêtements et de doré dans les auréoles, provoque un effet énergétique qui illumine la sobriété du motif dépouillé, comme si, dans cette Annonciation, le blanc emportait tout et faisait place au mystère de l’incarnation, par la figuration plastique de l’infigurable.

Note de bas de page 25 :

 Krzysztof Pomian, « Histoire culturelle, histoire des sémiophores », in Pour une histoire culturelle, sous la dir. de J.-P. Rioux et J.F. Sitinelli, Paris, Seuil, 1977, p. 83.

Cette illustration choisie par Fra Angelico installe une scène qui se passe durant le jour. En effet la lumière provient de la gauche, suit la diagonale de la fresque et provoque une ombre portée sur le mur derrière la Vierge Marie. Cet éclairage semble augmenté d’un rayonnement attribuable à l’ange Gabriel. Parmi les sémiophores, ces objets porteurs de sens qui permettent de rendre visible ce qui autrement resterait inaccessible25, le livre symbolise la loi, la ligne horizontale annonce l’horizon terrestre, la porte et l’ouverture représentent des voies de circulation et de protection entre le privé et le public. Les arcades constituent des rappels de symboles théologiques de l’époque. Le dénuement de la scène sans fioriture et l’état figé des personnages produisent un effet d’ordre spirituel. De fait, l’instant figé semble représenter un instant éternel. De plus la concavité du lieu rappelle tant une grotte qu’une matrice où se déroule la scène divine de l’annonciation. La marque du peintre renvoie, comme le propose Didi-Huberman, à la fois à la ressemblance et à la dissemblance.

Note de bas de page 26 :

 Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration. Paris, Flammarion, coll. « Idées et recherches », 1990, p. 12.

pour caractériser la poétique picturale des taches et des traces […], nous avons dû emprunter à la sémiotique de Peirce la catégorie de l’indice : mot à entendre ici non seulement comme le reste matériel d’une énigme passée, sa trace évidente ou invisible (ou les deux à la fois) […] mais […] comme le vestige d’un contact, d’une atteinte, d’une empreinte matérielle. Mot à entendre comme le mot symptôme, celui par exemple, qu’aura laissé le feu du mystère. […] Toute la figurabilité de l’Incarnation se révèle, sous ce rapport, comme un vacillement perpétuel entre l’iconicité (proche du concept médiéval d’imago), qui suppose la ressemblance, la distance – et l’indicialité (proche du mot vestigium) qui elle suppose la dissemblance et une manière de toucher26.

3.2- Ancrage phanéroscopique de l’interprétation sémiotique

Note de bas de page 27 :

Cf. Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Vol. 7 et 8, Ch. 4 « Consciousness », pp. 313-359, et Ch. 5 « Telepathy and perception » , Cambridge, pp. 359-377 et The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, Vol. 11,  584 p.

Note de bas de page 28 :

 Pour ce qui est de la terminologie, j’adhère à la proposition du philosophe et professeur François Latraverse d’utiliser préférablement premièreté, deuxième et troisièmeté au lieu de priméité, secondéité et tierceté. Cf. « Fondements de la théorie des signes. Présentation », Charles W. Morris,  RSSI, 2001, Volume 21, nos 1, 2, 3, Montréal, p. 21.

Note de bas de page 29 :

 Catherine Saouter, Le langage visuel, Montréal, Éditeur XYZ, coll. « Documents », 2000, p. 61.

Durant l’expérience phénoménale, l’entrée de cette image dans notre conscience affecte, ‘offusque’ selon Didi-Huberman, notre champ de perception. D’abord phanéron du premier registre27 que Peirce appelle la « premièreté »28, cette qualité première ancre l’appropriation de l’œuvre dans la perception des marques énergétiques du trait de pinceau, de la répartition des particules de lumière et de couleur et de sa disposition sur le mur en rapport avec l’espace environnant qui la contient. L’articulation de la plasticité du blanc dominant et de l’iconographie épurée exerce un effet physique et émotif. L’effet premier d’éblouissement du blanc augmenté de lumière perçu par la vision périphérique, est vite remplacé par une réaction consciente à celle-ci. Pour mieux voir, notre regard se distancie de l’ensemble et se porte sur une portion précise avec l’attention fovéale. La réduction en traits distincts de la fresque entre en relation avec des références iconographiques et religieuses déjà engrammées dans la mémoire selon l’origine culturelle du regardeur. L’objet figuratif inscrit dans le representamen, c’est-à-dire dans la surface plastique de la fresque, favorise le surgissement de nouveaux signes. Une sémiosis se déclenche, mécanisme dynamique à l’épreuve du temps, durant lequel les signes s’engendrent et se succèdent. Cet objet référentiel aux ramifications multiples fonde le cadre interprétatif29 indissociable de l’ancrage de la représentation dans le phanéron.

4- Espace sensori-perceptif, plastico-iconique et auratique

L’ancrage phénoménologique de la perception d’une œuvre d’art dans son contexte est vital pour saisir les effets sensori-perceptifs de sa plasticité et de son iconicité. La fidélité de son interprétation présuppose l’interconnexion de ses paramètres plastico-iconiques avec son effet auratique et avec la sémiose du discours interprétatif dont cet article a fait valoir certains aspects. Parmi ceux-ci se révèle l’insuffisance des médiations photographiques et numériques qui, malgré leurs avantages indéniables, échouent à rendre compte de la puissance de l’effet du blanc en contexte et de l’importance du rapport entre l’œuvre et le lieu dans tous les sens du mot.

Note de bas de page 30 :

 Heinrich Wölfflin, Comment photographier les sculptures 1896, 1897, 1915,  trad. par Jean-Claude Chirolet, Paris, L’Harmattan, coll. «  Histoires et idées des Arts », 2008 (1896), p. 33.

Note de bas de page 31 :

 André Malraux, Le Musée Imaginaire, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1965.

Non seulement la reproduction imprimée des livres d’art ou guides touristiques ne peut transmettre l’aspect spatio-temporel de l’aura, puisque l’image est délocalisée, qu’elle est soustraite de sa fonction religieuse ou sacrée, mais en outre elle est souvent trompeuse. À l’évidence, comme de nombreuses autres images imprimées30 dans un missel, sur diapositive dans un cours d’art ou diffusées dans un site Internet, les reproductions ne rendent pas fidèlement l’intégrité de l’œuvre et lui réservent plutôt un rôle d’illustration. Bien que les techniques numériques comportent des avantages indéniables, par exemple rendre accessible l’œuvre d’art et suppléer aux défaillances de la mémoire grâce au Musée Imaginaire31, mieux voir une œuvre sans la distance obligée, sans la présence d’innombrables visiteurs et sans les conditions d’exposition et d’éclairage souvent lacunaires, elles privent le visiteur de l’expérience perceptive in situ constitutive de l’effet auratique. Dans le cas où la connaissance de ces œuvres s’effectue d’abord ou seulement par l’intermédiaire de médiations, il importerait de prendre en compte les paramètres du contexte, de l’époque et de la fonction qui permettent d’approcher l’œuvre dans toutes ses dimensions.

Depuis l’annonce d’une incarnation impossible sans la voie divine, irreprésentable sinon dans ses effets plastiques, en passant par l’approfondissement de son mystère et de sa révélation, l’Annonciation cellule trois se transforme d’image liturgique à métaphore. Métaphore de l’incarnation de l’esprit dans la chair du corps grâce à l’opération du souffle ‘divin’ selon la tradition religieuse, ou, dans un contexte athée, du corps de l’œuvre grâce à l’opération du souffle créatif selon la poïésis de l’image et l’aesthésis de sa réception.

Voir la fresque in situ pour ressentir son aura

L’effet auratique  est donc une composante importante de l’interprétation de la fresque de l’Annonciation cellule trois de Fra Angelico. Sans enlever leur utilité aux médiations photographiques, pour ressentir l’aura, la co-présence de l’œuvre et du regardant, et l’expérience sensori-perceptive de celui-ci à distance rapprochée, sont indispensables. Le contraste clair-obscur de la scène à l’intérieur de l’image, sa localisation géographique en fonction de la lumière naturelle et sa fonction cultuelle dans le monastère dominicain contribuent étroitement à la qualité et à l’intensité de l’aura. Les rapports entre la scène représentée et la vocation d’un moine, entre l’épuration et l’iconographie de l’époque, entre l’incarnation divine et l’effet artistique de son évocation constituent autant de facettes du cristal de signification de l’œuvre. Sans la vision in situ et sans la mise en branle de nos propres interprétants dynamiques et énergétiques par l’expérience directe, la connaissance de l’œuvre se réduit au discours acquis par procuration, aussi riche ce dernier puisse-t-il être.