Mythes d’origines et structures urbaines

Gianfranco Marrone

Université de Palerme

https://doi.org/10.25965/as.1820

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : culture, nature, ville

Auteurs cités : Groupe , Algirdas J. GREIMAS, François RASTIER

Plan
Texte intégral

1. De et sur la ville

De point sémiotique, la ville est un objet d’étude exemplaire. Elle n’est pas une chose, par exemple une portion de territoire qui est habitée par un groupe de personnes, lesquelles ont les mêmes buts primaires de sociabilité. Au contraire, elle est la relation entre une forme de l’espace et une forme de culture ou, si l’on veut, entre plusieurs formes topologiques et plusieurs formes sociales. La ville n’est pas une entité a priori, ce n’est pas possible d’avoir d’elle une expérience empirique totalisante. Elle est un référent imaginaire global qui se constitue comme effet de sens, comme quelque chose qui est construit à l’intérieur des cultures par des discours, des textes, des langages. En d’autres mots, les manières d’habiter et de bâtir, d’élaborer des dispositifs urbains, de faire de l’architecture et de l’urbanistique sont des formes sémiotiques qui, en constituant la ville, la posent comme objet de sens, la parlent, en disant quelque chose d’elle, exactement comme tous les autres discours sociaux qui peuvent la raconter (religion, littérature, cinéma, arts plastiques etc.). Donc : il n’y a pas d’un coté la réalité urbaine concrète et de l’autre sa représentation fictive : si la ville est un référent imaginaire c’est parce qu’elle est en même temps concrète et abstraite, vécue et pensée, subie et créée.

Tout cela pour expliquer mon titre – « Mythes d’origines et structures urbaines » – qui portera sur les relations constitutives entre les discours sur la ville et le discours de la ville. Ce que je voudrais démontrer c’est qu’entre ces deux niveaux langagiers, il n’y a pas une différence de nature mais seulement de hiérarchie sociale, qui peut varier à partir des contextes, des situations, de cultures. On montrera donc que plusieurs fois la relation entre ville et récit peut s’inverser ; ce n’est pas le récit qui dis la ville, mais le contraire : la ville est construite en fonction des discours sur elle-même, pour les interpréter, les valider, en suivant par exemple le mythe pour le mettre en condition de signifier, et ainsi pour donner du sens à la vie, sociale et individuelle.

C’est le cas de Palerme, la ville où j’habite, en Italie. Palerme n’est jamais été une ville moderne, ou mieux : sa modernité n’a été rien d’autre qu’un passage silencieux et violent de la pre-modernité à la postmodernité, de l’antiquité au présent. En activant ses mythes d’origines, qui se sont répétés dans l’histoire chaque fois que cette ville a été objet de conquête par des peuples très divers, Palerme a construit son identité ; et cela jusqu’aujourd’hui, où les projets des architectes et des urbanistes pensent la ville à partir d’un imaginaire où le mythe et l’histoire se mêlent sans pose.

2. Fondation et figuralité

De quoi s’agit-il ? Pour le reconstruire, il faut aussitôt savoir qu’il n’y a pas des certitudes sur la fondation historique de la ville de Palerme, autour de laquelle, donc, on a crée plusieurs versions mythiques, avec toutes les variantes possibles. Si le mythe, comme le disait Lévi-Strauss, c’est l’ensemble des ses transformations, il faut inclure parmi ses versions aussi les hypothèses des historiens, les interprétations idéologiques, les commentaires des hommes politiques, mais aussi les reconstructions étymologiques du nom même de la ville.

En général, on dit que la ville de Palerme a été fondée par des gens puniques dans le VIII siècle avant J.C., mais on ne sait pas s’il s’agissait des carthaginois ou de quelqu'un qui venait directement de la mère-patrie. A l’occasion des guerres puniques, la ville est devenue romaine, en commençant la grande série de dominations qui se sont succédées dans son histoire : après les Romains, les Vandales, et puis les Byzantins, les Arabes, les Normands, les Allemands, les Français, les Espagnols, les Piémontais, les Bourbons, et enfin les Italiens du Nord…

S'insinue ici un des mythes principaux sur Palerme, qui se constitue en mêlant des questions géographiques et territoriales, onomastiques et étymologiques, cartographiques et artistiques. Au fond, ce qui se manifeste c’est une image abstraite, quelque chose que les sémiologues appelleraient un élément figural, sûrement une image mentale, presque invisible, qui est la raréfaction progressive de la conformation géographique du territoire où Palerme de trois milliers d'années est assise. Nature et culture, on le sait, se construisent réciproquement : le territoire d’une ville vient investi de sens par les discours sur lui-même, qui valorisent – et dévalorisent – ses traits constitutifs. C’est ainsi que l’image mentale mythique de Palerme – une configuration presque circulaire qui s’allonge dans sa parte inferieure – prend peut-être son origine de la chaine de montagnes tout autour de la ville, puis a été interprétée de façons très différentes : un réservoir, une parure, une fleur, une coquille, une chaine, un golfe, un port, etc.

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1. Palerme - ‘ile’ dans une carte du XVI siècle

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2. Mémoire de l’eau dans une carte du XIX siècle

Le territoire qui fait de base matérielle pour cet élément figural a été appelle dans l’histoire la Conque d’Or : un golfe avec deux fleuves qui arrivent da la chaine de montagne sur le fond, et qui entourent toute la zone. Donc une petite langue de terre, avec l’eau de trois côtés, protégée des ennemis par les montagnes, en créant des conditions climatiques parfaites pour l’agriculture et les commerces. La Conque est d’Or parce qu’il s’agit donc d’un site heureux, riche, d’une beauté reconnue. Chose qui a attiré beaucoup de monde à Palerme, pour la dominer politiquement et économiquement.

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3. Les montagnes formant une corolle

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4. La terre formant une tige

Ce lien entre la conformation du territoire et ses destins historiques est présent aussi dans le nom de la ville, ou mieux dans le noyau sémantique commun à ses variations linguistiques : ‘Sys’ ou Aziz’ dans la langue punique, ‘Pan-hormòs’ en grec et ‘Panormos’ en latin, ‘Bal-harm’ en arabe. Déjà l’historien antique Diodore expliquait que l’étymologie du nom repose sur sa conformation géographique : Pan - hormòs en grec signifie « tout-port », c’est-à-dire un site qui a de trois côtés l’eau des fleuves et de la mer, un grand port naturel où les vaisseaux de toute la Méditerranée peuvent retrouvent un endroit sur. L’identité de la ville repose sur ce mélange de mer et de commerce, de géographie et d’histoire.

De son coté, le nom punique, selon l’étymologie plus diffuse, signifie « fleur splendide », « magnifique », « superbe » (d’où l’Or de la Conque). Selon des études plus récentes, l’appellative de « splendide » ne dérive pas de fleur mais du fait que ‘Aziz’ en punique signifiait « parure », brillant comme tous les joyaux, mais aussi circulaire. Circulaire comme les pierres d’un port qui, mouillées sans répit par l’eau de la mer, brillent au soleil.

Voilà l’image mentale : un grand port circulaire, brillant comme une parure, comme une Conque d’Or, comme un site naturellement heureux.

D’où ce que je voudrais appeler l’imagination cartographique: si les cartes, comme plusieurs savant ont souligné, ne sont pas de représentations objectives du territoire mais du discours sur le territoire, aussi les cartes de Palerme sont la reproduction de ce site heureux, aussi imaginaire que réel, avec les trois côtés d’eau, le grand port brillant, les montagnes sur le fond, en somme la Conque d’Or. Au point que plusieurs fois le territoire de Palerme devient une fleur très allongée, en soulignant les deux fleuves qui, déjà dans l’Antiquité ont disparus. A la fin, l’idée du tout-port devient extrême, et se manifeste un quatrième côté d’eau : et Palerme devient une ile.

On se produit aussi, en renforçant la stratégie étymologiste, une véritable mise-en-abyme: les grandes murailles qui entourent la ville riment au niveau visuel avec les montagnes, tandis que le fossé avec l’eau qui à son tour entoure les murailles souligne au niveau de la culture ce que le port est au niveau de la nature. Presque jamais la conque de montagnes et le port de murailles sont dans la même carte. Mais il est suffisant d’en voir ensemble un certain nombre, pour remonter dans une seule image ce qui pour les observateurs de toutes les époques a du être très bien présent : la fleur était le résultat d’une simple opération de montage : la corolle était les montagnes, le tige était la langue de terre entourée par l’eau.

3. L’invention du parc

L’ile et la fleur seront les correspondants figuratifs les plus fréquents d’un élément figural profond qui est le mythe d’origine, de nature visuelle, de la ville de Palerme. On les retrouvera, parmi plusieurs possibles, dans un cas urbanistique très récent qui a intéressé la ville, sur lequel  je voudrais maintenant dire quelques mots. Il s’agit du parc du Foro Italico, un site juste en face de la mer, et très proche du centre historique abandonné de la ville : un petite zone urbaine qui pendant ces dernières années a été au centre de pratiques sociales et discursives d’un certain intérêt, en suscitant aussi des polémiques politiques, interventions des médias,  projet de restauration par un architecte célèbre, et surtout une grande euphorie collective. Tout cela sur le fond de pratiques interculturelles des immigrés, qui retrouvent justement dans ce parc, sur le plan d’une valorisation au même temps utopique et ludique, une certaine intégration sociale, en donnant aussi aux autochtones – les palermitains – une compétence à l’usage du lieu qu’ils ne possédaient pas.

Pour parler du Foro Italico de Palerme aujourd’hui, il faut partir de l’enthousiasme que sa transformation récente a provoquée dans la ville, dépendant du fait qu’il a été pendant un demi siècle un terrible terrain vague, dont il conserve encore des traces, et peut-être aussi le destin.

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5. La ville de Palerme

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6. Le site du Foro Italico

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7. Le Foro Italico aujourd’hui

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8. Le Foro Italico avant sa reconstruction

Notre histoire commence donc à un moment très précis, à la fin de la deuxième guerre mondiale, quand l’administration décide de décharger dans la mer les décombres causés par les durs bombardements américains sur la zone du port. Après  1943, quand les bombardements finissent, la ville est presque détruite, et on n’a pas la possibilité de la reconstruire tout de suite. On se dit que la chose est provisoire, mais en effet, pour des raisons au même temps économiques et politiques qui ne sont pas pertinentes à ce moment, on abandonne cette ‘nouvelle’ zone urbaine, tout à fait privée des fonctions, des valeurs, de sens établis en amont. Pour la plupart des palermitains le Foro Italico, la seule zone urbaine à côté de la mer non occupée par le port, et qui donc aurait du être la promenade typique au bord de l’eau, a toujours été abandonné, créant un véritable désert à l’intérieur de la ville. Elle a été utilisée pour les activités les plus diverses – comme refuge pour les nomades, ou un parc d’attractions, ou un endroit pour la contrebande, la vente de drogue, la prostitution, mais aussi pour le jogging, la promenade, la pêche – toutes activités en tous cas bien éloignées de n'importe quelle règlementation de l’administration locale.

Cette sorte d’inconscient urbain travaille énormément. L’existence persistante de ce terrain vague génère au même moment une sorte de nostalgie du passé perdu et un débat continuel sur la possible reconstruction future. En ce qui concerne la nostalgie – « le bonheur d’être triste», disait Greimas avec Hugo –, il s’agit de mettre à jour le terme positif que le terrain vague a nié : donc la /culture/.  Avec un paradoxe très bizarre. Quel est cet objet de valeur perdu avec lequel les sujets nostalgiques ne peuvent se joindre ? Il n’existe plus : c’est la promenade au bord de la mer, d’un point de vue fonctionnel, mais c’est la mer elle-même, du point de vue mythique. Palerme a perdu son identité plus profonde, celle d’être une ville sur la mer, d’être tout-port. Ou bien, la mer est là, mais sur le mode du distal, comme le disait Rastier : très loin, presque invisible, sans l’air frais que la brise marine portait sur la ville, sans ce contact esthétique direct entre l’homme et l’eau qui aurait caractérisée, selon l’imaginaire palermitain moderne, la Palerme d’autrefois, l’âge d’or palermitain – qui, de son coté, n’a jamais existé.

Mais peu importe s’il s’agit seulement d'une image mythique : le dispositif catégoriel profond est crée, générant au même moment le terme négatif (non-culture) et celui positif (culture).

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En ce qui concerne la question de la reconstruction, ou bien de la destination urbaine d’un lieu qui n’existait pas avant la guerre, elle dérive du même dispositif catégoriel : faut-il retourner en arrière vers la /culture/ (en faisant de cette zone vide un lieu urbain) ? Ou, au contraire, faut-il aller vers le terme positif que le terrain vague implique, cette /nature/ qui est virtuellement présente dans le schéma ci-dessus (en créant donc une nouvelle zone verte entre la rue et la mer)? On a discuté de cela pendant des décennies, sans rien faire de concret, jusqu’au moment où, pour une série de circonstances très bizarres (qu’on ne peut pas ici expliquer), le miracle eut lieu : l’administration demanda à l’architecte Italo Rota de projeter un nouveau site urbain, avec pour mandat de « restituer la mer aux palermitains ».

Mais les palermitains, la société palermitaine, au cours de toutes ces années, avaient changé. Tandis que les autochtones, en abandonnant le centre historique, ont progressivement migré vers les nouveaux quartiers de la ville, les quartiers modernes, nés sous la spéculation immobilière, un grand nombre des gens de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe de l’Est, sont arrivés à Palerme, vivant la ville à leur manière, tout à fait étrangers aux usages et aux coutumes de ladite modernité : en habitant dans les grands maisons nobles abandonnées du centre historique, et – en ce qui concerne notre objet d’étude – en utilisant le Foro Italico, juste en face du centre historique, comme un lieu ‘normal’ où aller à se promener, jouer avec les enfants,  rencontrer les amis,  faire des déjeuners sur l’herbe (malheureusement, sans herbe). En d’autres mots, ils utilisent le terrain vague comme un parc quelconque d’une ville européenne quelconque. Ils le re-sémantisent comme un lieu normal à leurs yeux, au bord de la mer, et très proche de leurs habitations, où aller à passer des moments libres de la journée, le samedi, le dimanche, mais aussi pour célébrer leur propres fêtes, comme par exemple la fin du Ramadan.

L’invention du parc au bord de la mer, de ce nouveau lieu de la ville qui a été pris comme symbole d’un renouvellement urbain et social plus général, est donc le résultat fortuit des deux faits concomitantes mais très différentes : d’un côté l’arrivée progressive des étrangers, qui se mêlent silencieusement aux autochtones, mais seulement dans les espaces que les palermitains ont laissés libres, pour ainsi dire ; de l’autre coté, l’interprétation esthétique de l’architecte, qui, pour répondre au mandat tout à fait emphatique de l’administration, a crée un lieu à la fois très simple et très curieux,  suscitant tout de suite un grand enthousiasme collectif. L’action conjointe des étrangers (à la recherche d’espaces de socialisation) et de l’architecte (à la recherche d’une nouvelle forme de mythisation de la ville) a produit un résultat extraordinaire : depuis fin 2005, c’est-à-dire soixante ans après son abandon, le Forum  trouve en définitive une destination urbanistique précise, il devient un petit parc au bord de la mer, et soudain, comme par magie, tous les Palermitains, enthousiastes, commencent à y aller pour se promener, jouer avec leurs enfants, rencontrer des amis, faire du jogging, à l’utiliser comme un parc !

9. Les princesses et les ‘vagues’

9. Les princesses et les ‘vagues’

10. Le plan de I. Rota

10. Le plan de I. Rota

C’est pour cela que le parc du Foro Italico, et surtout la pelouse verte qui le constitue, deviennent le symbole d’un renouvellement citadin toujours vanté par l’administration, dans des campagnes publicitaires  visant à glorifier le gouvernement de la ville, mais aussi avec un enthousiasme populaire très diffus, sujet, entre autres, de nombreux débats dans les journaux, les blogs et les forums de la ville. Les petites statues qui marquent les limites entre le parc et la rue deviennent ainsi le logo du parc, et indirectement, celles de la ville toute entière. On le retrouve dans un blog très célèbre en ville (appelé, justement, Rosalio), mais aussi dans plusieurs guides touristiques de Palerme. Voyons donc de quoi il s’agit.

4. La mer verte

A première vue, l’idée d' Italo Rota est très banale : faire pousser un peu d’herbe là où il y avait encore les décombres des bombardements de la guerre, et préserver la pelouse obtenue en installant des milliers de petits objets tout le long le trottoir pour décourager les voitures qui veulent entrer, la nuit, dans le parc – dorénavant, en tous cas, illuminé. A bien regarder, s’il s’agit d’une idée très simple, du point de vue fonctionnel, mais sémiotiquement fondamentale, et donc très efficace du point de vue des résultats pragmatiques, des comportements sociaux qu’elle provoque. Avec mille quatre cents petites statues en céramique colorées aménagées entre le trottoir et l’herbe, le projet de l’architecte produit un dispositif très fort séparant l’extérieur (de la ville) de l’intérieur (du parc), en donnant au même moment une identité (relationnelle, structurelle) aussi bien à ville qu’au parc.

Cette limite spatiale, toutefois, n’est pas obtenue avec des murs ou des grilles, qui auraient pu produire un effet dysphorique d’interdiction, ou en tous cas d’un passage contrôlé par un agent institutionnel autre (qui peut accorder, s’il le veut, le /pouvoir-faire/). Il s’agit seulement d’une longue théorie de petites figures colorées, qui permet la vision de la mer vue de la rue, et aussi le passage des piétons, créant une sorte de ‘promesse de bonheur’, un pacte fiduciaire silencieux, discret, mais très fort entre un Destinateur (le gouvernement de la ville) et un Sujet (le citoyen) sur l’usage possible de cet espace urbain.

La limite est plus symbolique que réelle, et donc plus efficace, justement parce qu’elle n’est pas fondée sur une manipulation qui opère selon le devoir, mais plutôt selon le vouloir. Le pacte entre Destinateur et Sujet est paritaire : le premier offre au deuxième une nouvelle zone urbaine, sans la fermer avec des grilles, en donnant donc aux habitants une certaine confiance ; l’habitant, à son tour, accepte cette responsabilité et fournit toute sa coopération pour la protection de l’herbe de la pelouse. Si l’on regarde bien, en fait, les voitures auraient pu entrer dans le parc, juste en faisant un petit tour, mais elle ne le font pas : le symbole de la clôture est donc plus efficace qu’une interdiction totale, matérielle. En plus, la mer devient visible de la rue, et en général perceptible dans tous ses effets : elle n’est plus là-bas, sur le mode du distal, comme l’était dans la période du terrain vague, mais elle est , sur le mode de la proximité.

Voilà donc la réalisation concrète de ce pole de la /nature/ qu’on avait remarqué au niveau encore virtuel dans le schéma précédent :

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Ici revient la question du parc au bord de la mer. Notre parc est le seul jardin sur la mer de la ville, donc le seul espace  mettant en relation la ville et la mer. Grâce à ce parc, la ville retrouve sa mer. Dans cette perspective, donc, le parc du Foro Italico n’a plus le rôle d’Objet de valeur mais de véritable Sujet qui réalise la conjonction mythique entre ville et mer, culture et nature, intérieur et extérieur. Opération qui, comme on le sait, produit une très forte identité, qui n’est plus seulement celle de la culture, mais aussi celle de la nature, d’un contact récupéré avec la nature. Palerme est alors panormus, tout-port, où la disposition géographique et l’organisation sociale sont finalement en syntonie.

L’organisation interne de lieu, sa composante configurative, confirme cette condition. Une articulation interne, à y bien regarder, qui est très simple, presque absente. Comme l’on peut observer dans le plan de l’architecte, le parc est divisé en deux moitiés par une allée qui commence juste en face Porta dei Greci, une des portes de la ville, et termine en face de la mer, dans une zone ‘apéritive’ avec le sol bleu, qui annonce sur la terre la couleur de la mer. L’allée conduit de la ville jusqu’au bord de la mer ; le bord de la mer est bleu comme la mer ; la mer se prolonge donc jusqu’à la terre. La conjonction sémiotique est parfaite. Culture et nature sont mythiquement en contact.

La couleur du sol sera, on le verra, est un des éléments les plus important dans le projet Rota. C'est l’herbe verte qui domine dans le dispositif structural du lieu, et une pelouse presque vide, sans aucune articulation particulière interne, et donc sans destination spécifique pour l’utilisation de ses parties. La pelouse est plate et uniforme, presque six hectares d’herbe où chacun peut faire ce qu'il préfère : se promener, courir, se détendre au soleil, lire, jouer au ballon, faire voler des cerfs-volants etc. C’est tout.

Mais il s’agit d’une pelouse très particulière, parce que, si sur le plan de l’expression elle a toutes les fonctions d’un parc, sur le plan du contenu (comme toujours l’espace) elle dit autre chose que soi-même : elle rappelle ce qu’il y avait là où elle est maintenant, ce qu’il y avait avant, c’est-à-dire la mer. Comme on le sait, en fait, le travail de l’architecte n’était pas de donner une nouvelle destination à une zone urbaine qu’il en avait déjà une, mais d’en inventer une pour un lieu abandonné pendant des décennies. Il ne fallait pas reproduire l’ancienne promenade au bord de la mer, qui existait avant les bombardements (évoquée en tous cas par la théorie des statues colorées longue de six cent mètres). Il fallait au contraire remplir une zone qui, dans le passé, avait été doublement vide : en tant que  terrain vague ; mais aussi, avant encore, parce que « mer », n’est rien d’autre que de l'eau de mer. L’architecte n’avait pas comme problème seulement le terrain vague, qu’il fallait éliminer, mais surtout la mer, qu’il fallait reproduire, sans pouvoir le faire physiquement. La mer devait être dite par le dispositif spatial, sur le plan du contenu, sans l’avoir comme telle sur le plan de l’expression.

Pour répondre au mandat de l’administration – « restituer la mer aux Palermitains » – il fallait agir sur le plan de la symbolisation, une symbolisation, on l’a vu, efficace : l’idée a été de transformer la mer en herbe, ou si l’on veut l’herbe en mer, en constituant finalement un texte où l’herbe est l'expression et la mer le contenu.

A partir de cet espace intermédiaire, entre la ville et l’eau, qui, pour défendre une mémoire du passé plus mythique qu’historique, a retrouvé la mer, on a conservé la vacuité d’un terrain produit par les décombres de la guerre. Le Foro Italico est  alors pensé, et vécu, comme un espace vide entre la ville et la mer, sans être ni l’un ni l’autre, en étant seulement un texte spatial, un lieu qui parle et qui raconte toute l’histoire qui l’a constitué et, peut-être, aussi le futur d’une ville qui veut toujours se renouveler, sans avoir ni la volonté ni la capacité de le faire.

11. La mer verte avec ses navires

11. La mer verte avec ses navires

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12. La mer verte avec ses navires

Et de là encore, l’idée de la mer verte, qui devient l’épithète plus connu pour nommer ce dispositif spatial à la fois très simple et très compliqué, grâce aussi aux bateaux qui, en entrant et en sortant du port, vus de loin, semblent naviguer directement sur l’herbe.

La forme profonde de la bifrontalité, élément figural invariant, peut être la synthèse visuelle de ce dispositif.

5. L’ile mystérieuse

L’analyse sémantique de l’énoncé spatial n’est pas exhaustive, parce que divers éléments du texte spatial ne trouvent pas d’interprétation dans le dispositif qu’on a essayé d’expliquer jusqu’ici . Tous ces éléments trouvent pourtant une certaine explication si l’on passe du plan de l’énoncé à celui de l’énonciation, là ou les contenus véhiculés par le discours de l’espace sont redoublées par le procès communicatif  produisant ce même discours, à partir duquel des contenus différents peuvent être exprimés. Il faut donc examiner maintenant le système sémiotique par lequel le texte produit quelque chose comme un énonciateur (le simulacre du producteur de l’espace) et son énonciataire (le simulacre de son utilisateur).

La série des petites statues n’est pas le seul élément séparant le parc de la ville. Elle sépare, en regardant bien, en tant que parallèle à la rue, seulement le parc de la rue, pas de la ville toute entière, et néanmoins des autres zones du Forum. Il y a en fait un autre élément du projet, moins perceptible que les statues, mais peut-être plus fort et plus importante qu’elles : il s’agit de la petit piste cyclable qui entoure entièrement l’herbe de la pelouse, en béton coloré (bleu coté  mer, vert dans les autres), avec des dessins  rappelant les vagues. La ligne de séparation constituée par la piste est soulignée aussi par les matériaux au sol, à partir desquels émerge un contraste très fort entre l’herbe (à l’intérieur du parc), la terre non cultivée (à l’extérieur) et le béton de la piste (marquant cette séparation). Ainsi, presque comme tous les éléments du site, la piste cesse d’être une piste, et perd sa fonction primaire, pour en garder une autre de type sémiotique. Elle devient le dispositif d’énonciation qui encadre le parc : en le séparant de tout ce qu’il n’est pas, elle le met en cadre, comme un tableau, et donc le construit comme texte autonome, et le met en condition de signifier, mais elle le met aussi entre guillemets.

On peut donc affirmer que la piste cyclable, considérée dans ses valeurs plastiques, possède la fonction énonciative d'encadrer le parc du Foro Italico : ce qui, en le représentant de l’intérieur, se présente comme opération de mise en cadre, et – nous le verrons – de mise entre guillemets. Ici se manifeste l’acte d’énonciation urbaine produisant en première instance, dans un seul geste de production textuelle, le sujet qui construit l’espace et l’espace construit, l’image du producteur et le ‘message’ qu’il va véhiculer. C’est ainsi que la ville (son gouvernement, son administration), à ce niveau là, dit aux habitants, en présentant le site, quelque chose comme : « voici le parc aux bords de la mer, voici la mer – verte – restituée à la ville ; nous l’avons fait pour vous, et, en plus, nous soulignons notre acte de production  urbaine en le mettant en évidence, en cadre ». Le parc, et la pelouse avec lui, avant d’être un parc et une pelouse, disent d’être là, se présentant et se représentent. Sans aides externes, l’espace parle comme tel, au niveau de l’énoncé et au niveau de l’énonciation.

Mais jusqu’ici, on a un degré encore faible d’ironie, qui devient un peu plus fort si on considère que le cadre en question est très particulier, parce que, en utilisant la terminologie du Groupe Mu, le bord et le contour coïncident, exactement comme dans le tableau célèbre de Magritte qui s’appelle, tout à fait ironiquement, « La représentation ». Si dans le texte de Magritte le contour du corps de la femme et le bord du cadre ont la même forme, jusqu’à coïncider, dans notre site la forme du pré coïncide exactement avec la piste, donc avec son cadre. La chose représentée est, en tant que telle, la représentation.

La piste pour velos (ici en rouge)

La piste pour velos (ici en rouge)

Magritte, De la representation

Magritte, De la representation

En outre, si on considère les relations parmi la pelouse, la piste-cadre et tout ce qui reste au dehors, le degré de l’ironie devient encore plus fort. Prenons la composante figurative de la piste, où il y a des décorations qui rappellent au niveau figuratif les vagues de la mer. Ces vagues sont de différentes couleurs : bleues du coté de la mer, vertes de  l'autre. Voilà un dispositif qui semble rappeler l’idée de la mer verte, mais à bien regarder il s’agit d’une sorte de dénégation. Le mécanisme semi-symbolique de surface « bleu : vert  =  mer : herbe » est neutralisé par le trait eidétique de la décoration. Bien qu’il s’agisse de couleurs diverses, il y a en tous cas des vagues, des vagues qui peuvent être bleues ou vertes indifféremment et rester toujours des vagues, c’est-à-dire des éléments marins.

D’où une totale inversion de perspective discursive:

  • si au niveau de l’énoncé on avait la pelouse sur le plan de l’expression, et la mer sur celui du contenu, ce qui produisait l’image se la mer verte, présenté par l’administration aux citoyens

  • maintenant, au niveau de l’énonciation, on a une situation en peu plus compliquée : on a une piste sur le  plan de l’expression et des vagues dans celui du contenu ; ces vagues, à leurs fois, en tant qu’éléments marins qui entourent la pelouse (qui est un élément terrestre), produisent une image très différente, presque opposée : celle de l’ile . Ce qui parle, maintenant n’est plus l’administration – je crois – mais l’architecte qui conserve pour soi le rôle romantique de l’Auteur, qui parle par son oeuvre, esthétiquement connotée.

Ainsi, la pelouse verte est une ile entourée par des vagues colorées qui, en l’encadrant, posent ce site urbain comme une œuvre d’art à contempler. Non plus comme un parc au bord de la mer, mais comme l'image d’un parc au bord de la mer, son simulacre, sa représentation parfaitement encadrée. Voilà l’antiphrase ! Le parc qui se présentait comme une mer se révèle maintenant une ile, ou, mieux, un ilot qui ne contient pas des substances langagières (comme dans l’ironie la plus classique) mais des substance urbaines –justement comme la carte de la ville qu’on a vue au début. Tout cela en faisant un travail concomitant : en encadrant la pelouse, la piste la sépare de tout ce qui reste au dehors d'elle, c’est-à-dire justement de cette ville et de cette mer qui, au niveau d’énoncé, le parc avait mis en continuité, qu'il avait mythiquement réunis !

La dimension de la circularité se superpose alors à celle de la bifrontalité, et cette ile qu’on voudrait appeler mystérieuse prend la place de la mer verte, en se posant comme élément urbain au deuxième degré : non plus facteur de mise en continuité mais, justement, ile, élément autonome, petit morceau de cette mosaïque secrète qui est, au fond, la ville de Palerme ; fragment fondamental d’une totalité qui n’existe pas, et que pourtant il indique en négatif, en la posant comme possible. Au risque de retrouver, à la place de la totalité urbaine, le fantasme toujours présent d’une dégradation ultérieure.

L’ironie est ici formidable, parce que l’opération de mise en texte de l’espace urbain travaille sur deux niveaux, énoncé et énonciation, en se dirigeant – comme dans la scène actantielle canonique de l’ironie – vers deux énonciataires différents  : ceux de la mer verte, et ceux de l’ile mystérieuse. Le site, qui avait intégré autochtones et étrangers, divise maintenant son public, mais de façon transversale : non plus par ethnies, ou par cultures, mais par passions, par différentes valorisations possibles du même espace : passions utopiques de la mer verte, passions ludique de l’ile mystérieuse ; ou encore passions citoyennes liées à l’identité urbaine retrouvée et passions esthétiques liées à la ville créative que le postmodernisme – arrivé en Sicile avec quelques décennies de retard – avait déjà prédit dans toute l’Europe.

Il y a dans le site urbain une sorte de mise en ridicule du même site, ou au moins des discours tout à fait emphatiques qu’on a fait pendant des décennies sur cette zone de la ville. Il semble presque que l'on entend l’architecte qui parle et qui dit : « certes, on va restituer la mer à la ville, mais au fond on va mettre de l’herbe sur les décombres ; il faut cultiver notre jardin ! ». Encore une fois, l’énonciation oblique, ironique, qui superpose à l’intérieur du même texte deux différentes discours : celui de l’administration, et de la mémoire de la ville, qui travaille sur une identité urbaine posée comme ‘récupérée’ ; celui de l’architecte, ou en tous cas du site en tant qu’objet sémiotique, qui utilise ce discours comme intertexte interne au texte, comme signal et en même temps comme cible de l’ironie, ou si l’on veut de la dérision. L’ironie, comme toujours, divise aussi le public : d’un coté, elle exclut qui ne la commande pas, mais de l’autre coté elle cherche des formes de complicité avec ceux qui, au contraire, possèdent le savoir interprétatif nécessaire pour la saisir.

D’où un nouveau mouvement dans le carré sémiotique qui oppose /nature/ et /culture/. La reconquête de la /nature/ est apparente, la pelouse n’est pas entièrement une pelouse, la mer n’est pas tout à fait la mer, les vagues ne sont pas exactement des vagues, l’ile est en réalité un parc, le soleil des solariums est nié etc. etc. En somme, voilà une opération de négation du pole de la nature, qui pose, et atteste, le site sur celui de la /non nature/, qui n’est pas, ou pas encore,  celui de la /culture/. Il faut attendre encore, c’est le destin de Palerme.

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