Présence et signification : entre régularité et débordements

Maria Chalevelaki

Institut Universitaire de Graphisme et Université Panteion, Athènes

https://doi.org/10.25965/as.1816

Index

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Mots-clés : esthésie, phorie, présence

Auteurs cités : Joseph COURTÉS, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Pierre OUELLET

Plan
Texte intégral

Cet article sera consacré à la question de la présence en sémiotique, et plus précisément la présence de l’objet. Le terme est défini dans le Dictionnaire ainsi:

Note de bas de page 1 :

 Joseph COURTÉS, A.J. GREIMAS, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993 [1979], p.290, entrée « Présence ».

« Dans la perspective sémiotique, on considérera la présence (l’ « être-là ») comme une détermination attribuée à une grandeur qui la transforme en objet de savoir du sujet cognitif. Une telle acceptation, essentiellement opératoire, établie dans le cadre théorique de la relation transitive entre le sujet connaissant et l’objet connaissable, est très large : sont présents, en ce cas, tous les objets de savoir possibles, et la présence s’identifie, en partie, avec la notion d’existence sémiotique » 1.

Note de bas de page 2 :

 VoirHermanPARRET, Epiphanies De La Présence. Essais Sémio-Esthétiques, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2006.

Bien que cette notion apparaisse assez tôt dans la terminologie sémiotique, les rapports entre la présence et les dimensions du sensible et de l’affect n’ont été envisagés que dans une période plus récente. Le cadre actuel favorise la réintégration de la présence au sein de la sémiotique. La présence retrouve sa place ‘’naturelle’’, à l’occasion de l’étude des objets qui font surgir les questions du sensible, des passions et de l’esthésie. La présence2 signale à la fois une ouverture sur un champ ayant suscité auparavant des débats, mais aussi un tournant dans l’histoire sémiotique, avec des repositionnements sur les questions critiques de la sémiotique (énonciation, référence, discours, texte). Le virage vers la phénoménologie, traditionnellement préoccupée par les questions du sensible, ne risquerait-il pas de faire dévier la sémiotique de ses propres objectifs ? Landowski, dans son ouvrage Passions sans noms, intègre la question du sensible et de l’affect dans ses problématiques d’orientation socio-sémiotique et veut démontrer que les questions présentées comme « modernes » ne sont que la suite logique de la sémiotique greimassienne dite « standard ».

Nous allons examiner comment l’étude des objets esthésiques, c’est-à-dire les objets qui excèdent le(s) sens (commun), a évolué au sein de la sémiotique et quels changements elle a amené à la discipline. Le panoramique historique sur la question comportera la sémiotique structurale (des années 60) et la sémiotique actuelle d’orientation phéno-sémiotique avec les travaux de Fontanille et Ouellet. Nous avons opté pour ces deux représentants d’approches certes différentes (le premier qui étudie le sens dans sa visée et l’autre dans sa saisie), mais qui considèrent tous les deux la présence dans une optique du corps, de l’expérience et de l’esthésie. Leur vision dépasse la question de la présence et modifie les théories générales de la sémiotique sur la perception et l’énonciation.

Note de bas de page 3 :

 Nous suivons les théories du texte tels que développées par François Rastier. Á titre indicatif nous citons F. RASTIER, Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989 ; F. RASTIER, M. CAVAZZA, A. ABEILLE, Sémantique pour l'analyse, de la linguistique à l'informatique, Paris-Milan-Barcelone , Masson, 1994 ; F. RASTIER, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001 ; F. RASTIER (éd), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF, 2002.

Á côté de cette approche phéno-sémiotique, nous proposons une perspective de la question de la présence, inspirée par les théories du texte3, qui concerne l’interprétation de la présence des objets esthésiques mis en discours. Au-delà de l’expérience de la perception, nous allons ajouter l’expérience de la lecture, comme pratique liée a la présence. La lecture sera donc considérée en tant que pratique d’interprétation placée au centre de l’énonciation et de la présence.

Dans cette optique, le texte va occuper une place importante et un rôle créatif et primordial lui sera consacré. Si la présence traitée par la perspective phéno-sémiotique porte une vision de la présence bouleversante, affectant les sens, nous allons étudier la fonction du texte d’une part comme espace d’accueil de la force créatrice de la présence et d’autre part comme l’espace où l’acte interprétatif a lieu.  

Plus précisément, nous allons étudier : a) le parcours de la lecture des objets esthésiques et comment ceux-ci bouleversent et mettent en suspens le sens commun, et b) la métaphore, autant comme fonction du discours (bouleversante et régulatrice) que comme forme de présence.

1. Le passage de l’étude de la présence d’une sémiotique structurale à une sémiotique d’orientation phénoménologique

Note de bas de page 4 :

J. COURTÉS, A.J. GREIMAS, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, ibidem.

Si la présence est l’horizon ou sujet et objet se différencient, dans Dictionnaire4, les deux actants s’interdéfinissent mutuellement et se construisent l’un grâce à l’autre. Le sujet est caractérisé par la relation de jonction avec les objets de valeur et se spécifie par la nature des valeurs qui le définissent en tant que sujet d’état. L’objet, lui, se considère comme une position vide, susceptible de s’actualiser par un sujet.

Note de bas de page 5 :

 A.J. GREIMAS, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, pp. 8-11.

Note de bas de page 6 :

 A.J. GREIMAS., Du Sens II : Essais Semiotiques, Paris, Éditions du Seuil, 1983.

Note de bas de page 7 :

 Voir aussi sur la question : J. FONTANILLE et G.M. TORE, « De la modalisation à l’esthésie. Considérations (in)actuelles sur le passage de Du sens à Du sens II », in Protée, vol 34, n° 1, printemps 2006.

Comme nous avons mentionné plus haut, la question de la présence n’est pas nouvelle pour la sémiotique. Ellea été posée dès Sémantique Structurale d’un point de vue phénoménologique. Greimas suivant l’héritage merleau-pontien sur la perception et la présence parle déjà de perception intérieure et de perception du corps propre5. Avec Sémiotique des Passions, la notion de présence est explicitement inaugurée et marque le début, en sémiotique, d’une ère ayant des préoccupations d’origine phénoménologique. Les problématiques actuelles sur le corps au sein des sciences cognitives sont en accord avec les tentatives de la sémiotique actuelle d’intégrer ce genre de notions au champ de la signification. Il faudrait néanmoins noter que la question de l’esthésie a été déjà élaborée dans une autre perspective que celle du corps dans Du sens II6, où la théorie de la modalisation devient l’interface entre la phorie et le discours, le point d’articulation de la question de l’esthésie en question7.

1.1 La question de la présence dans la visée de la signification

Les changements plus ou moins radicaux qu’introduit l’approche phénoménologique de la présence sont exprimés par Fontanille ainsi :

Note de bas de page 8 :

 J. FONTANILLE, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, PUF., 1995.

«  Articuler la perception et le sentir n’est pas chose facile, car on prend le risque à chaque moment ou bien de rabattre le plan phénoménologique (les préconditions tensives) sur le plan cognitif (la rationalité sémio-narrative), ou bien, en s’imageant rester fidèle à son objet, de se contenter d’approximations intuitives et invérifiables »8.

Dans ce cadre, la notion du discours reste complexe. Chez Fontanille, il est inséré dans le champ de présence. Dans Sémiotique et littérature, Fontanille aborde la présence, du point de vue de l’identité et de l’affectif, dans le cadre du discours en acte.

Note de bas de page 9 :

. J. FONTANILLE, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière,  idem, pp.6-7.

Note de bas de page 10 :

A.J. GREIMAS et J. FONTANILLE, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Seuil, Paris, 1991, pp. 32-33.

La présence porte à l’affect et lie la signification avec la phorie. Celle-ci « caractérise un stade non polarisé du sentir »9, un siège des effets tensifs du corps propre d’un sujet sentant-percevant. D’après Greimas et Fontanille, « on n’en est pas encore à une véritable polarisation en euphorie/dysphorie, mais à la seule oscillation entre “attraction” et “répulsion” »10. L’image de l’« ébranlement du sens » semble bien résumer ce concept de la masse phorique qui tend à se polariser.

Les modalités de relations et de présence d’un corps au monde sont considérées du point de vue d’une signification en devenir. Les valeurs sont désormais considérées dans une perspective de l’esthésie, où le corps joue le rôle principal :

Note de bas de page 11 :

 J. FONTANILLE, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, PUF,  1999,p. 228.

«(…) médiation du corps propre, instance intermédiaire entre le discours et le texte, instance commune au domaine intéroceptif (le signifié) et au domaine extéroceptif (le signifiant). Le corps propre est un véritable opérateur. Mais, si le corps propre est reconnu comme le véritable opérateur de la fonction sémiotique, alors l’émotion esthétique, cette reconnaissance de la valeur inscrite dans les formes sensibles, est un des événements prévisibles à partir de la sémiosis en acte»11

La présence au-delà du surplus ou du manque, concerne aussi les modalités et les valeurs esthétiques telles que la perfection et l’imperfection. Les degrés de présence et l’aspectualité sont régis par les modes de l’inaccompli et de l’éphémère.

Note de bas de page 12 :

 « Un champ de présence, organisé autour d’un corps propre, centre d’énonciation, et traversé par des mouvements orientés, plus ou moins nombreux et plus ou moins rapides, qui font apparaître, disparaître et qui modifient les valeurs », J. FONTANILLE, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, idem, p. 73.

La sémiosis en acte acquiert ainsi une élasticité et une profondeur. La signification est prise en charge par l’esthésie, par l’intermédiaire de l’expérience et le sens éprouvé et ressenti par un corps. Le corps se trouve au centre d’un champ de présence12, tensif et phorique. Sa position définit la profondeur, l’orientation, la vitesse, le rythme et le tempo du champ.

Note de bas de page 13 :

« La présence, qualité sensible par excellence, est donc une première articulation sémiotique de la perception. L’affect qui nous touche, cette intensité qui caractérise notre relation avec le monde, cette tension en direction du monde, est l’affaire de la visée intentionnelle; la position, l’étendue et la quantité caractérisent en revanche les limites et le contenu du domaine de pertinence, c’est-à-dire la saisie. La présence engage donc les deux opérations sémiotiques élémentaires dont nous avons déjà fait état : la visée, plus ou moins intense, et la saisie, plus ou moins étendue ». J. FONTANILLE, Sémiotique du discours, idem., p. 38.

La place de la catégorisation du monde par un sujet cognitif qui, était jusqu’alors au centre de la sémiotique greimassienne, est substituée par : a) le corps, b) le percept et c) l’affect, qui deviennent des conditions sine qua non de la signification. La signification ne peut être envisagée que si le sujet est affecté par la présence de l’objet13. Le sensible précède le cognitif et constitue une partie indispensable de la signification.

Note de bas de page 14 :

 J. FONTANILLE, Sémiotique et littérature, idem, p. 233.

Le corps sensible, attracteur ou propulseur des énergies, affecté par les modulations de la présence de l’objet devient déclencheur de l’énonciation et de la signification. Chez Fontanille, le discours fige les formes perceptives et les transforme en formes énonciatives : « L’instance de discours prend position dans un champ, qui est d’abord, et avant même d’être un champ où s’exerce la capacité de langage, un champ de présence sensible et perceptive »14.

Note de bas de page 15 :

 D’après Ouellet : « Le sujet n’est pas une entité, mais un véritable phénomène : il apparaît à tous les niveaux du discours, précisément parce qu’il constitue l’une des conditions de l’apparaître discursif –on ne perçoit d’un énoncé que ce qui est donné à percevoir par son énonciation », P. OUELLET, Poétique du regard, idem,  p. 23.

Du point de vue de Fontanille, la présence est étudiée dans la perspective du discours en acte, c'est-à-dire du point de vue de l’origine (production) du sens. Selon les postulats de cette orientation, la présence est considérée comme précondition du sens. Cette vision concerne la perception de l’objet vu, lorsque la prégnance de l’objetaffecte un sujet saillant. Il s’agit d’un rapport extérieur qui met en contact le sujet avec le monde, qui réagit aux données sensibles qui le touchent15.

Le corps sensible est au centre des régulations énonciatives. Le sujet percevant sera affecté, touché et bouleversé par la surcharge affective et esthétique de la prégnance de l’objet. L’objet se fait présent (se présente) et modifie l’état thymique du sujet.

Note de bas de page 16 :

 Ouellet remarque qu’en anglais le mot pregnant signifie enceinte. Voir P. OUELLET, Le sens de l’autre : éthique et esthétique, Montréal, Liber, 2003. p. 216.

Il s’agit du moment immédiat de l’ébranlement du sens et signale le point de départ de la présence. Le surplus16 des sens éveille le sens.

1.2 La question de la présence dans la saisie de la signification

Á l’instar de Fontanille, Ouellet aborde la présence du point de vue de l’esthésie et du corps. Or, contrairement à Fontanille qui opte pour une approche qui porte sur la mise en présence de l’objet, c'est-à-dire sa genèse (visée), l’auteur de Poétique du regard intègre la notion de la lecture et introduit ainsi les questions de l’esthésie et de la perception dans la dynamique de la réception (saisie) de la signification. La présence dans cette perspective est traitée comme le point d’articulation entre perception et énonciation, et le sujet acquiert un rôle principal. La théorie de Ouellet se situe dans une sémiotique du sujet et de l’expérience perçue et vécue dans une perspective phéno-sémiotique : l’espace discursif, relevant à la fois de la perception et du langage, devient le point d’ancrage entre le sensible et la dimension sémiotique. Le discours s’avère être comme un centre d’accueil de la praxis énonciative, l’espace où le sujet et l’objet se rencontrent.

Note de bas de page 17 :

 Ouellet dit à propos de l’énonciation: « elle déploie dans l’espace et le temps, dans la poièsis et l’aisthèsis, dans la figurativité de la langue et le schématisme de l’imagination, dans l’énonciation de la quantité et de la qualité et dans l’expérience des valeurs et des tensions. Puis en analysant les différentes configurations ‘’esthésiques’’  auxquelles cette subjectivité perceptive et énonciative a donné lieu au cours des temps, en particulier dans les dernières décennies, à travers les formes de la description, l’expression poétique du mouvement, l’hétéroception ou la représentation de l’autre, l’image kinesthésique, l’acte de lecture, le récit exemplaire et l’inscription historique de la connaissance littéraire », P. OUELLET, Poétique du regard. Littérature, perception, identité. Les éditions du Septentrion en collaboration avec le CELAT et en coédition avec les Presses Universitaires de Limoges, 2000.

Note de bas de page 18 :

 P. OUELLET, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, idem. p. 31.

Ouellet décrit les mécanismes de l’imagination et de l’énonciation comme des structures destinées à provoquer une expérience (d’écriture et/ou de lecture) esthésique17. Les formes de l’expérience schématisées grâce aux structures de l’imagination déclenchent l’activité de l’imagerie mentale, par les moyens des formes d’expression du langage, qui provoquent un sentiment d’expérience esthésique18. A côté de la perception et de la conception, du dire et du lire, serait posée une nouvelle dimension, qui unit sujet et objet du monde. L’énonciation est considérée comme le point d’accueil des expériences sensibles inscrites dans l’imagerie mentale et le discours. Une autre réalité et un autre monde sont crées, non pas seulement perçus et conçus, mais aussi lus.

La lecture est ainsi incorporée au sein de la présence et au centre de l’énonciation chez Ouellet, mais c’est l’esthésie qui occupe la place primordiale. En réalité, il met l’accent sur l’homologation entre l’expérience vécue et celle lue ou écrite.

L’acte de lecture est ainsi régi par l’expérience de la perception : c’est-à-dire comment celle-ci est réservée, (re-) produite et vécue au sein du discours. Il propose un parallèle entre la perception vécue et l’autre, dite et/ou lue :

Note de bas de page 19 :

 P. OUELLET, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, idem, p. 24.

« C’est là la dimension à la fois phénoménale et subjectale de la discursivité, dans la mesure où tout processus énonciatif trouve son ancrage « phénoménal » au sein d’une expérience sensorimotrice mémorisée et schématisée dans et par les structures de l’imagination, responsable de l’activité énonciative, et où le monde vécu et le monde énoncé trouvent leur ancrage « subjectal » dans le point de vue qui oriente à la fois leur perception et leur énonciation selon des formes d’apparaître et des formes d’expression qui possèdent des structures plus ou moins isomorphes»19.

Pendant la phase de la production discursive, le sujet affecté va donner, à l’aide des imageries mentales, une forme aux données perceptives et va les inscrire dans des formes discursives. C’est une étape qui nécessite un travail intériorisé de la part du sujet énonçant. L’énonciation n’est accomplie que lorsque le sujet d’énonciation (d’abord sujet énonciateur) devient lepremier énonciataire-lecteur qui voit l’évolution de l’objet prégnant en un objet du discours qui demande à être interprété.

Le sujet est donc considéré comme un être percevant, catégorisant, mémorisant, raisonnant et qui dépose l’ensemble de ses pensées dans le discours. C’est un sujet qui écrit le discours, mais qui n’est pas considéré dans sa dimension de lecteur en train d’interpréter l’objet mis en discours, et pris en charge par les règles discursives :

Note de bas de page 20 :

 P. OUELLET, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, idem., p. 49.

 « Ainsi sa position d’observateur et l’orientation de son regard sur l’exprimable dépendent-elles ultimement du rabattement de l’extéroceptif sur l’intéroceptif, de l’intégration du monde sensible dans sa sensibilité, rendue possible grâce à la médiation qu’assure le corps propre entre le monde externe des saillances perceptives et le monde interne des prégnances cognitives ou, dit autrement, entre un monde d’objets et un monde de valeurs qu’homogénéise la tensivité phorique où s’expriment l’attraction et la répulsion qui donnent lieu corollairement aux états de choses et aux états d’âme participant d’une même valence ou d’un même univers de valeurs »20.

Lorsque Ouellet fait appel au sujet lecteur, l’importance n’est pas pour autant portée sur un sujet d’énonciation (énonciataire) qui construit l’objet textuel. L’accent est  plutôt mis sur l’esthésie et la re-mémorisation de l’expérience de la lecture, qui passe par le biais du corps sous forme de mémoire ou de souvenir.

2. Le texte et la lecture au sein de la problématique de la présence

Note de bas de page 21 :

 E. LANDOWSKI, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, PUF, 1997, p. 7.

Nous intégrons la présence au sein de la signification. Comme le dit Landowski, nous ne sommes pas présents devant l’insignifiance21. Nous prolongeons l’étape de la précondition du sens, en incorporant la présence dans le discours et du point de vue de la réception. En se plaçant du côté de la saisie de la présence, l’esthésie phorique de l’objet est remplacée par l’expérience de la lecture. Celle-ci s’actualise au sein du texte qui acquiert ses propres réalités (trésors) qui demandent à être découverts. C’est le texte en lui-même qui grâce à sa force et ses parcours différents amène le sujet à construire l’objet de sens. L’expérience dégagée lors de l’acte de la lecture s’identifie certes avec l’expérience vécue. Mais ce rapport entre les deux types d’expérience différents sert à ancrer le sujet dans une réalité familière et reconnaissable, afin de passer à la nouveauté, profonde et mystérieuse. Le parcours de la lecture rappelle un voyage, lointain et même vertigineux, au bout duquel le lecteur, comme un nouvel Ulysse aura gagné la sagesse. Ce qui importe n’est pas le voyage en soi, mais l’itinéraire, la découverte personnelle qui émane du discours-texte.

Note de bas de page 22 :

 Pour Ouellet, la figurativité n’est autre que l’énonciation detout « discours figuratif, c’est-à-dire de toute représentation verbale qui fait appel à l’imagerie des sujets parlant, soit à leur esthésies imaginative ou mnémonique, pour la reconnaissance de ses contenus et de ses formes de contenu », Poétique du regard. Littérature, perception, identité, idem., p.51.

En décalant l’importance de la perception, vers l’acte de la lecture, on se rapproche à ce que Ouellet nomme perception discursive. Or, contrairement à Ouellet pour qui le texte est un espace où sont revécues les expériences esthésiques22, nous envisageons le dispositif textuel comme un mécanisme créatif qui fonctionne comme centre d’accueil de la présence et comme déclencheur du nouveau sens. Nous nous intéressons à une esthésie intégrée dans un système signifiant, où le discours en tant que mise en forme de nos expériences sensibles et langagières, demande à être interprété par un sujet. L’énonciation ne se complète qu’avec l’interprétation en tant que pratique socio-sémiotique, dans une situation donnée, car c’est dans des pratiques sémiotiques avec leurs orientations axiologiques et discursives qui constituent autant de nœuds particuliers entre sujet et objet que la présence est née.

Nous envisageons la lecture en tant que pratique en acte, une façon de vivre l’expérience, la sentir et la rendre intelligible, donc signifiante. Énoncer c’est dire, et voir pour Ouellet, c’est s’apercevoir; pour nous s’est ressentir, être affecté, lire et donner sens par l’acte de lecture. L’énonciation donne les structures et devient le support de la forme sémantique du sensible et de notre expérience du sensible. La lecture est envisagée en tant que pratique en acte, une façon de vivre l’expérience, la sentir et la rendre intelligible, donc signifiante. Par le processus de l’énonciation, au-delà des mécanismes des imageries mentales, l’énonciation construit le rapport entre le sujet et l’objet.

Cette logique se situe du point de vue de la saisie du sens (réception). La présence affecte quelqu’un et c’est ce parcours qui nous intéresse et que nous soulignons.

Quand on parle de l’étude du parcours de présence, ceci implique trois instances : l’objet esthétique mis en discours, le sujet qui va effectuer l’acte de lecture et le texte-à la fois espace d’accueil de l’objet esthétique et instance qui va le (re)transformer en objet sens.

Une fois l’objet esthétique sera mis dans le discours, il va se transformer : d’un objet de perception (objet des sens), il va devenir un nouvel objet (objet de sens), suite aux traitements issus du parcours textuel (objet mis en discours). Il sera transformé à cause de la force créatrice de l’énonciation, qui a la capacité de montrer une nouvelle façon de voir et de faire voir les choses.

2.1 La mise en discours de la présence et la déstabilisation du sens

Le jeu entre le lecteur et le texte, la tension entre le sens commun et les décalages avec la réalité, construisent cet objet nouveau, peu semblable avec l’objet initial, en tant que figure du monde :

Note de bas de page 23 :

 P. OUELLET, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, idem, p. 50.

« C’est sur le fond de cette forme de référence, que les différentes ‘’déformations paraphrastiques’’ qui sont autant de variations eidétiques portant sur ce que le poète, comme dit Aristote, se met sous les yeux par le moyen de la forme accomplie peuvent être senties, perçues, et reconnues par le lecteur, dans toute leur portée esthésique, qui fait revivre le langage parlant dans le langage parlé, grâce à l’expression de la chose en acte dans la forme en acte, comme dit encore la poétique postulant une energeia commune à l’expérience vécue et à l’énonciation discursive »23.

Note de bas de page 24 :

 Voir sur la question sur le figuratif/figural : S. REMI-GIRAUD et L. PANIER (dir.), La polysémie ou l'empire des sens: lexique, discours, représentations, Lyon, Presses Universitaires de  Lyon, 2003 et J. GENINASCA, La Parole littéraire, Paris, PUF, 1997.

Le discours a la capacité de dépasser le niveau d’une iconicité mimétique, proche de la figurativite24. Au delà de son rôle d’extracteur entre le monde du sens et le monde des figures du monde naturel, le discours se rapproche du monde des images mentales et assure ainsi la coexistence du proprioceptif, de l’extéroceptif et de l’intéroceptif.

Grâce à la force créatrice du texte, l’objet discursif va changer notre statut cognitif. Si par exemple, la beauté troublante provoque un surplus thymique et bouleverse nos sens (pluriel), la beauté mise en discours va déstabiliser notre statut cognitif.

Note de bas de page 25 :

 Voir sur la question de l’e-motion esthétique-cognitif : P. OUELLET, « La métaphore perceptive », dans  J.F. BORDRON et J. FONTANILLE (dirs.) Langages no 137, mars 2000, Sémiotique du discours et tensions rhétoriques.

Si dans le cas de l’objet esthétique perçu, il y a aura un trop, dans le cas de sa mise en discours, il y aura un trop peu, c'est-à-dire une déstabilisation cognitive, un arrêt sur nos acquis cognitifs (le sens commun) et notre encyclopédie personnelle. Un autre monde va ainsi se présenter, par des syncopes et des failles, sous une nouvelle forme souvent inattendue25.

La mise en suspens du sens commun sur les objets est unique et dépend des textes (au sens large), littéraires ou artistiques, qui prennent en charge les objets, et l’acte interprétatif du sujet lecteur.

Le sujet percevant acquiert ainsi un second rôle : celui du sujet interprétant le texte où est intégré l’objet esthésique. Notre thèse concerne moins un objet du monde que les conditions plus ou moins subjectives de leur perception. Dans ce cadre, nous intégrons la perception dans l’ensemble de pratiques sémiotiques sur des objets (ou des phénomènes) sociaux, car elle n’est que la voie pour accéder au sens (caché, non pas superficiel et évident, nécessitant l’acte de la lecture) et pour faire avancer la signification.

Note de bas de page 26 :

 Le discours représente les données du monde sensible et par l’acte interprétatif du sujet, ces données dépassent l’ordre de la représentation — dimension figurative du discours — et deviennent présence — dimension figurale du discours.

Le sujet percevant est un être vivant dans le monde et plongé dans le langage. L’expérience esthésique du monde et de la langue est inscrite dans toute lecture et toute écriture. Elle peut aller plus loin, jusqu’au bouleversement26 et donner un autre sens subjectal, qui est celui du regard porté sur le monde. Le sujet selon nous n’est pas un simple observateur. En pratiquant le rôle dynamique du lecteur, le sujet se positionne dans le champ de présence, qu’il conditionne. Le sujet est un sujet sensible, sujet percevant certes mais qui est aussi prêt à interpréter, discrétiser le sens ou même la présence du sens qui n’est pas un flou sans direction (saisie et visée).

Le discours fonctionne comme l’espace d’accueil qui conjoint sujet et objet et met toutes les possibilités d’actualisation de lecture, ce qui permet de déclencher ainsi la signification. Deux fonctions peuvent donc caractériser d’après nous le discours: a) celle de lieu de fixation du sensible et b) celle de lieu d’ancrage du sujet et de l’objet d’interprétation. La corrélation de la présence avec l’affect (dimension sensible) et l’intellect (images mentales) contribue à une approche de la signification comme processus de l’expérience du sensible. Ce que nous nommons présence est en fin de compte l’oscillation interminable entre une tendance à l’excès et au débordement affectif d’une part et un ajustement cognitif et une quête d’équilibre d’autre part.

À la fois ancrée dans la perception et l’énonciation, la présence ne peut pas être, dissociée de la lecture et de l’acte d’interprétation. Ce n’est que lorsque l’expérience de la lecture avec les surprises et la fonction de décalage du discours est en fait suspendue, renouvelée et amenée encore plus loin, que le processus de la présence se complète. Ainsi, nous intégrons au sein de l’énonciation, l’esthésie lue dans un texte par un sujet lecteur, sujet-interpretant, qui nous conduit à l’expérience d’un monde nouveau. Nous envisageons le sensible et l’intelligible, c'est-à-dire le sujet percevant et le sujet lecteur, dans un rapport d’interdépendance, selon lequel l’un ne peut pas exister sans l’autre : L’éveil des sens suscite le sens.

3. La métaphore : une forme de présence pour une expérience sensible du sens

La façon dont nous abordons la présence s’inscrit dans le même cadre que Ouellet envisage la métaphore. Associée aux débordements et aux excès, la métaphore n’est qu’une forme de présence, et fait avancer la signification.

Note de bas de page 27 :

 La question de la métaphore et son lien avec la cognition occupe une place primordiale au sein des sciences cognitives.

La métaphore est définie par l’auteur de Poétique du regard comme une façon d’apparition du monde et occupe une place primordiale au sein de sa théorie. C’est une façon de démontrer comment on voit les choses et donne aussi la possibilité de se présenter et se représenter les états d’âme et les états de choses. La métaphore re-introduit ainsi la rhétorique dans le monde sémiotique duquel elle est restée longtemps absente, étant considérée comme appartenant à la stylistique. Dépourvue désormais de sa fonction décorative, la métaphore, acquiert un rôle primordial dans le champ de la signification27.

3.1. Métaphores doxiques et métaphores poétiques : deux façons différentes pour aborder la signification

Ouellet traite la métaphore du point de vue (à la fois) de la perception et de la réception de la signification. La métaphore, de nature discursive, demeure au centre de l’énonciation, soit rapportée à la langue, comme «réservoir» de nos habitudes discursives (langue), soit rapportée au discours, et à l’usage idiolectal et singulier.

Ouellet distingue deux types de métaphores : a) les doxiques (ou topiques) qui se rapportent au sens commun, ou plutôt à une façon de montrer le déjà connu. Appartiennent à cette catégorie les expressions figées et les stéréotypes. Et b) les poétiques ou perceptives qui sont les métaphores qui décalent du sens commun et qui font avancer la signification.

Note de bas de page 28 :

 G. LAKOFF, et M. JOHNSON, Les métaphores dans la vie quotidienne, Les éditions de minuit, 1985

Suivant les recherches sur les métaphores qui postulent que le langage est ancré dans l’expérience28 et qu’elles servent de lieu de fixation de nos actes perceptifs, Ouellet fait appel en particulier aux métaphores poétiques, qui mettent en avant la dimension créative du discours, ainsi que leur capacité de dépasser le sens commun (elles « brouillent » les acquis cognitifs) et d’accéder à l’être des choses.

La métaphore poétique et la métaphore « ordinaire » sont toutes les deux structurées par le même schéma : soit par l’imagination créative qui tend vers le futur, soit par la mémoire, qui nous aide à retourner vers le passé. La perception (et par conséquent la présence) est associée à l’énonciation par le biais de l’imagerie mentale et du texte, en tant que produit du discours, sollicitant la lecture de l’esthésie par un sujet interprétant.

Nous pourrions résumer la démarche ainsi : Le sujet est frappé par la présence d’un objet du monde. Les qualités sensibles de l’objet prégnant prennent forme à l’intérieur de l’acte énonciatif, à l’aide de l’imagerie mentale, et deviennent des contenus sémantiques propositionnels. La figurativité d’après Ouellet, c'est-à-dire le statut de l’objet dans sa mise en discours, se situe entre perception et énonciation, et se définit comme la reconnaissance du monde extérieur et/ou du sens commun grâce aux structures communes de l’imagerie mentale du sujet.

Nous rapprochons la présence et la métaphore poétique telle que conçue par Pierre Ouellet, c’est-à-dire comme une mise en suspens du sens commun, à cause de leur caractère mutuel novateur et créatif. La tension perceptivo-énonciative créée par la métaphore, remplit les conditions adéquates pour que la présence se présente devant nous : les débordements cognitifs, c'est-à-dire les excès entre le déjà connu et le nouvel aspect de l’objet, provoqués par la métaphore, suspendent le sens (commun) d’une part et d’autre part suscitent la présence du nouveau sens.

4. Conclusion

Au-delà de l’aspect thymique de la présence de l’objet, nous postulons que celle-ci influence, voire, change notre regard sur le monde à l’aide des textes. La différence entre une signification qui fait « présence » et une autre corrélée à la pure information dépourvue d’effet phorique, réside dans le fait que ce n’est que la première qui est liée à l’évolution, la nouveauté et la créativité. La présence de l’objet est relative au débordement du sens ; c’est, d’ailleurs, précisément de ce surplus que naît la signification des objets (principalement) esthésiques. Les pratiques esthétiques disposent une présence différente des pratiques scientifiques ou encore de la vie quotidienne.

La présence se situe à la fois à l’intersection du niveau sensible et du niveau de l’énonciation en tant que présence discursive.

Nous pensons qu’au stade de la précondition de la signification, le sujet percevant et sensible est affecté par la force de l’objet. La phorie ne peut qu’être corrélée à un surplus excessif qui se figure, qui se présente. L’expérience du sensible ne s’arrête pas au stade pré-sémiotique de la perception, mais elleest intégrée dans les théories du texte. Le discours dans lequel l’objet esthésique est inscrit conditionne les termes de l’interprétation. Le sujet de sa part, a une double fonction : à la fois sensible et cognitive, est, ainsi, « invité » à répondre à un défi affectif qui éveille les sens mais qui déborde le sens (commun).

Si, dans le cadre de la phéno-sémiotique, la présence pourrait se définir en tant que le surplus phorique issue de la prégnance de l’objet esthétique qui affecte un sujet percevant (corps sensible), notre approche de la présence se veut orientée vers le texte et l’acte de la lecture. Ce qui nous intéresse le plus, c’est la lecture en tant que pratique d’interprétation placée au centre de la présence.

Pour mieux illustrer notre propos, proposons un jeu de mot sur la présence. Avec le découpage de la lexie « présence », on obtient les syllabes : pré-sens-(ible). Nous avons ainsi pour une part, le « pré », qui correspond aux préconditions de la signification, et le « sens », qui montre que nous sommes déjà dans la signification. La présence est alors la précondition du sens, le préalable pour entrer au sein de la sémiosis. La présence est à la fois la partie sensible et cognitive de la sémiosis ; elle concerne aussi bien l’étape de la perception que celle de l’interprétation. Elle suit le parcours de la signification, de la phase préliminaire de la sémiosis, qui déclenche la phase de la lecture. La présence inclut ainsi des constituants, tels que l’esthésie, l’interprétation et la signification.

Nous avons abordé aussi la métaphore (dans les pratiques littéraires) comme une forme de présence. Dans cette optique, la métaphore (et la rhétorique en général) ne sont pas forcément uniquement liées aux effets de styles, mais plutôt deviennent synonymes de la fonction discursive. La métaphore n’est pas considérée comme extérieure au discours, ou comme un élément décoratif (ce qui nous rappelle la fonction d’habillage attribuée à la figure depuis très longtemps), mais plutôt comme une forme de présence qui met en jeu un processus discursif et interprétatif qui englobe le sujet (avec ces compétences mentales et interprétatives), l’objet (qui se trouve à l’intérieur du discours) et le discours (avec son propre dispositif et ses règles).