La rencontre Greimas/Lévi-Strauss : une convergence éphémère ?

Ivan Darrault-Harris

Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.1693

La rencontre entre Greimas et Lévi-Strauss, qui eut lieu au début des années 1960, est restée constamment, pour le fondateur de l’École sémiotique de Paris, une rencontre déterminante. Mais les témoins directs s’en font rares tout comme les témoignages, les documents concrets.

Si les deux hommes appartiennent à la même génération, si leur parcours de vie fut également bouleversé par la guerre, si un exil prolongé marqua leurs débuts universitaires, de notables différences président à leur rencontre : notoriété d’ores et déjà acquise, degré d’accomplissement de l’œuvre, pour Lévi-Strauss, entre autres.

Quels sont donc les traits de cette convergence éphémère pourtant marquée initialement par l’enthousiasme et peut-être aussi par un malentendu ? En effet, Greimas cesse assez vite les références et les dédicaces à Lévi-Strauss, lequel ne cite, à notre connaissance, jamais Greimas et ses travaux.

Pourquoi, précisément, et comment se produisit donc la divergence, situable selon nous dès 1963, dans un article dédié à G. Dumézil, inséré dans Du Sens, 1970 ?

Enfin, paradoxalement, de quelle manière l’œuvre de Lévi-Strauss, aujourd’hui encore, influence-t-elle les travaux des sémioticiens de l’École de Paris, tout particulièrement ceux qui se situent dans le champ du structuralisme morphodynamique (Jean Petitot, Jean-Jacques Vincensini, Ivan Darrault-Harris) ?

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Texte intégral

Introduction

Il est plus malaisé qu’il n’y paraît de reconstituer avec la précision requise les conditions historiques précises de la rencontre entre Lévi-Strauss et Greimas, et cela pour plusieurs raisons :

Note de bas de page 1 :

 J. Courtés, J.-C. Coquet, M. Arrivé, F. Rastier pour les plus importants et compétents sur ce sujet, que nous avons interrogés ; qu’ils en soient ici remerciés.

1- La distance temporelle commence à être très importante si, intuitivement, on peut situer cette rencontre dans les années 1962-63, dès le retour de Greimas de Turquie ; et les témoins directs en deviennent rares1.

Note de bas de page 2 :

 Merleau-Ponty, né la même année que lui, et qui se désespérait de paraître plus vieux que lui, est mort en 1961, il y a 47 ans !

Et l’exceptionnelle longévité de Lévi-Strauss fait qu’il survit depuis quelquefois fort longtemps à ses stricts contemporains2.

Note de bas de page 3 :

 La consultation des lettres et des documents en possession de Teresa Keane-Greimas permettra peut-être d’apporter de décisives précisions.

2- Il n’existe pas, à notre connaissance, et ce n’est pas faute d’avoir cherché, de témoignage, de document écrit portant trace de cette rencontre, dont les conséquences perdurèrent pourtant quelques années.3

Note de bas de page 4 :

 Date de la publication de Du Sens.

Mais Lévi-Strauss, dans ses nombreux textes, ne cite pas Greimas, ne fait aucune référence à ses travaux. Ainsi Greimas n’apparaît-il pas dans les entretiens de l’ouvrage  De près et de loin. Et Greimas, selon son habitude générale bien connue, fait rarement voire nullement référence à Lévi-Strauss après 19704.

Note de bas de page 5 :

 Mais de fait il en parle fort peu.

Note de bas de page 6 :

 Pour l’anecdote, on eût bien aimé que Greimas, par exemple, tînt un journal. Contrairement à Lévi-Strauss, entraîné à la prise de notes quotidienne (on se souvient des sources de Tristes Tropiques), Greimas ne l’a pas fait. Il l’a pourtant tenté, dans les années 1980, mais sans succès. Il nous avait confié, dépité, cet échec. Il essaya même de tenir le journal quotidien de son…chien. Mais il dut aussi renoncer à cette entreprise, quoique modeste !

On s’appuiera donc sur les entretiens que Greimas a pu donner, abordant cette période5 et sur les témoignages oraux des témoins de l’époque. Sur, aussi, ce que Greimas a pu nous confier, aux uns et aux autres, durant la longue période de notre collaboration (1965-1992).6

1. État des parcours au moment de la rencontre.

Note de bas de page 7 :

 C. Lévi-Strauss est né en 1908, Greimas en 1917.

Note de bas de page 8 :

 Lévi-Strauss au Brésil avant la guerre puis à New-York, pendant le conflit mondial ; Greimas en France, puis en Égypte et en Turquie.

On connaît l’assez faible décalage des âges des deux intellectuels7, lequel les maintient au sein de la même génération. Mais leur rencontre, on le verra, a lieu en des points très différents de leurs parcours respectifs. On peut remarquer cependant une apparente identité de ces parcours perturbés par la seconde guerre mondiale, soit un « exil » prolongé de l’un et l’autre8 avant un retour de l’un et de l’autre à Paris, lieu de la convergence avant la divergence que l’on sait.

1.1. Le parcours de Claude Lévi-Strauss

C. Lévi-Strauss, dans ces années de la rencontre, a d’ores et déjà publié une grande partie de son œuvre (si nous prenons le repère de l’année 1964) :

  • La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, 1948 ;

  • Les Structures élémentaires de la parenté, 1949 (1967) ;

  • Race et histoire, 1952 ;

  • Tristes tropiques,  1955 (1973) ;

  • Anthropologie structurale, 1958 ;

  • (avec G.Charbonnier), Entretiens avec C.Lévi-Strauss,  1961.

  • Le Totémisme aujourd’hui, 1962 ;

  • La pensée sauvage, 1962 ;

  • Mythologiques I : Le Cru et le cuit, 1964.

Note de bas de page 9 :

 Escalier E.

Note de bas de page 10 :

 Full professor avec tenure, non congédiable.

Note de bas de page 11 :

 1953, sur proposition de Talcott Parsons.

Note de bas de page 12 :

 1949 et 1950

Il a opéré avec grand succès, depuis New-York, son « retour dans l’Ancien Monde », en 1948. Il est brièvement maître de recherches au CNRS, puis sous-directeur du Musée de l’Homme, élu en 1949, grâce aux efforts de Dumézil, à l’EPHE (Vème section) dans la chaire de Maurice Leenhardt « Religions des peuples non civilisés » qu’il modifie en « sans écriture ». Mais, dès 1949, Lévi-Strauss intervient aussi dans la VIème section de l’E.P.H.E., appelé par Lucien Febvre, l’historien. Et c’est dans les locaux de la Sorbonne9 qu’il accueillera plus tard Greimas, lui octroyant un bureau. On sait qu’il refuse à ce moment-là un poste important10 aux U.S.A., à Harvard11. Notons que Maurice Merleau-Ponty est élu au Collège de France en 1952 et un groupe d’amis se forme alors avec les Leiris et les Lacan. C’est Merleau-Ponty qui, dès 1954, suggère à Lévi-Strauss de se présenter à nouveau au Collège de France. Et, dès 1959, après avoir essuyé deux échecs12, il est élu au Collège de France, avec l’aide efficace du même Merleau-Ponty.

Le grand événement est alors l’installation du Laboratoire d’Anthropologie structurale dans les locaux du Collège de France, le « vieux » Collège, à la faveur de la fermeture d’une chaire de géologie, ainsi qu’il le raconte dans  De près et de loin. Ce laboratoire dépendait à la fois du CNRS, du Collège de France et de l’EPHE. En effet, Lévi-Strauss avait fondé ce laboratoire dès son entrée au Collège de France, mal installé qu’il était au départ dans une annexe du Musée Guimet. C’est aussi en 1961 que Lévi-Strauss, avec P. Gourou, E. Benveniste, A. Leroi-Gourhan, A.-G. Haudricourt fonde la revue L’Homme.

1.2. Le parcours d’A.-J. Greimas

Le parcours qui nous intéresse ici commence en 1948, date de la soutenance de la thèse La Mode en 1830. Essai de description du vocabulaire vestimentaire d’après les journaux de mode de l’époque, thèse publiée tardivement, en 2000, dans la collection d’Anne Hénault, aux PUF (texte établi par Thomas Broden et F. Ravaux). Thèse précédée et suivie d’articles de lexicologie écrits en commun avec G. Matoré. On constate une contemporanéité avec la soutenance de la thèse de Lévi-Strauss, à cela près que la thèse de Greimas, lexicologique, constituera une étape très vite dépassée et abandonnée, contrairement à celle de Lévi-Strauss.

Mais Greimas s’expatrie dès 1949, après un court passage comme stagiaire au CNRS, à Alexandrie où il est maître de conférences à la Faculté des Lettres. Il y fait la connaissance de Barthes, de Singevin, aussi de Safouan, le traducteur de Freud. Cela dit, Greimas se plaindra souvent de n’avoir suscité ni laissé aucun disciple en Égypte.

Note de bas de page 13 :

 Article paru dans la revue Le Français moderne, 24, pp. 191-203

Note de bas de page 14 :

 « L’actualité du saussurisme », idem, p.193)

L’article qui ouvre véritablement la voie qui allait conduire Greimas, entre autres, vers la rencontre avec Lévi-Strauss est, en 1956, « L’actualité du saussurisme », à l’occasion du 40ème anniversaire de la publication du Cours de Linguistique Générale13. Il s’appuie dans ce texte fondateur à la fois sur les travaux de Merleau-Ponty et ceux de Lévi-Strauss pour affirmer le « postulat saussurien d’un monde structuré saisissable dans ses significations »14.

Note de bas de page 15 :

 On peut penser tout particulièrement à T.Yücel. En juin 2007, s’est tenu à Istanbul, grâce à ces mêmes disciples, le Congrès de l’Association Internationale de Sémiotique Visuelle.

Note de bas de page 16 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée »,  L’Homme, sept.-déc., pp. 51-66, repris dans Du Sens

Note de bas de page 17 :

 «  La structure élémentaire de la signification en linguistique », L’Homme, 4, pp.5-18

Note de bas de page 18 :

 Le Congrès International de sémiotique qui s’est tenu en septembre 2009 à La Coruña en Espagne a célébré le quarantième anniversaire de la création de l’Association Internationale de Sémiotique.

En 1958, Greimas est nommé à Ankara où il occupe la chaire de « Langue et grammaire françaises ». Dès 1960, il enseigne également à Istanbul où il aura des disciples continuant, encore aujourd’hui, des travaux et recherches fidèles à son enseignement.15 En 1960, il participe à la décision, à Besançon, de créer la SELF ; il y donne un exposé en octobre sur Le syntagme nominal en français. En 1963, après une rencontre avec Dumézil à Ankara, il écrit un important article qui lui est dédié : « La description de la signification et la mythologie comparée »16. L’analyse, menée du point de vue paradigmatique, à la manière de Lévi-Strauss, montre comment la recherche mythologique peut servir de modèle à « l’étude des superstructures, à la description des idéologies sociales ». En 1963-1964, il donne un cours de sémantique structurale au Centre de linguistique quantitative de Paris (Institut Poincaré), matière reprise ensuite dans Sémantique structurale, 1966, et, en 1964, il confie à la revue L’Homme «  La structure élémentaire de la signification en linguistique »17. En 1966, il fonde la revue Langages, avec Barthes, Pottier, Quémadaet participe en Pologne à la création d’une Association internationale de sémiotique18dont il est secrétaire général.

Note de bas de page 19 :

 Voir « Une équipe de recherche sémiotique en France », dans Informations sur les sciences sociales, VI, 5, oct. 1967, pp. 223-229.

Grâce à l’appui de Lévi-Strauss et avec Barthes, il forme un premier groupe de recherches sémio-linguistiques au sein du Laboratoire d’Anthropologie structurale de l’EPHE et du Collège de France après avoir obtenu de Cl.Lévi-Strauss un bureau au Collège de France. Cette équipe est constituée de, principalement, J.-C. Coquet, O. Ducrot, G. Genette, J. Kristeva, C. Metz, F. Rastier, T. Todorov, A. Zemz, C. Clément-Backès et J. Cohen19.

Note de bas de page 20 :

 « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications, 8, pp. 28-59, article repris dans Du Sens, pp. 185-230.

L’année 1966 est évidemment celle de la publication de Sémantique structurale, mais aussi de l’article « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications, article repris dans Du Sens20, avec un post-scriptum signalant le désaccord de Lévi-Strauss.

Note de bas de page 21 :

 Strumenticritici, II, 1 (février), p.71-79 Nous remercions Teresa Keane-Greimas de nous avoir communiqué le manuscrit français de cet article.

Note de bas de page 22 :

 Voir « Conditions d’une sémiotique du monde naturel », Du Sens.

En 1968, l’influence de Lévi-Strauss est bien visible dans un texte inédit en français : « Semiotica o metafisica »21. Greimas y souligne la valeur heuristique du modèle chomskyen (structures profondes et superficielles), tout en doutant que cette tentative conduise à constituer une théorie du langage. Il rappelle que Jakobson a ouvert la voie au constructivisme logique en linguistique (affirmant le caractère logique des catégories phonologiques) et que Lévi-Strauss a élargi la problématique en mettant en lumière l’existence de logiques concrètes. L’objectif d’une théorie du langage se voulant complète devrait inclure, ajoute-t-il, la description du monde des qualités sensibles22.

Note de bas de page 23 :

 IX, 3, pp.71-92.

En1969 paraît dans la revue L’Homme23un important article, « Éléments d’une grammaire narrative », où il présente les différents niveaux d’une grammaire fondamentale, ébauche du modèle génératif de la signification.1970 est une année particulièrement marquante : création du Centre International de sémiotique et de linguistique d’Urbino, dont il est directeur scientifique ; publication de Du Sens, avec, sur 14 articles, un article inédit, dédié à Lévi-Strauss : « La Quête de la peur ; réflexion sur un groupe de contes populaires. » Le texte avait été primitivement inséré dans les Mélanges (Pouillon, Maranda) offerts à Lévi-Strauss pour son 60ème anniversaire.

Les traces de la rencontre dans l’œuvre de Greimas.

Note de bas de page 24 :

 A.-J. Greimas, « l’Actualité du saussurisme », republié à la suite d’ A.-J. Greimas,  La Mode en 1830, PUF, Paris, 2000, p. 372. Nous choisissons de nous référer à la pagination de cette republication, bien plus accessible que le n°24 du Français Moderne  de 1956.

Note de bas de page 25 :

 « L’actualité du saussurisme », idem, p. 373.

Note de bas de page 26 :

 « L’actualité du saussurisme », ibidem

Note de bas de page 27 :

 « L’actualité du saussurisme », idem., p.374.

Note de bas de page 28 :

 « L’actualité du saussurisme », idem, p. 374.

Note de bas de page 29 :

 « L’actualité du saussurisme », ibidem.

2.1. C’est donc dans « L’actualité du saussurisme » que Greimas fait référence pour la première fois aux travaux de Cl. Lévi-Strauss, dans un article où il souhaite « …montrer l’efficacité de la pensée de Saussure qui, dépassant les cadres de la linguistique, se trouve actuellement reprise et utilisée par l’épistémologie générale des sciences de l’homme. »24 Il commence par faire l’éloge de M. Merleau-Ponty qui, dans la ligne de la linguistique saussurienne, « [tend] à élaborer une psychologie du langage où la dichotomie de la pensée et du langage est abandonnée au profit d’une conception du langage où le sens est immanent à la forme linguistique (…) prolongement naturel de la pensée saussurienne. »25 Puis vient Lévi-Strauss : « Plus importante encore sera l’extension de la théorie saussurienne à la sociologie, extension dont le mérite revient à Claude Lévi-Strauss. »26 Greimas considère Lévi-Strauss comme l’héritier et de Mauss et de Durkheim. Il salue tout particulièrement, dans Tristes tropiques, la découverte d’« une catégorie plus importante et plus valable, celle du signifiant, qui est la plus haute manière d’être du rationnel. »27 Greimas voit une application du postulat saussurien dans le fait d’opposer « …le « procès » de la communication des femmes aux structures de la parenté, l’échange des biens et des services à la structure économique. »28 Greimas, finalement, rassemble Merleau-Ponty et Lévi-Strauss dans un éloge synthétique : l’affirmation, concernant l’ordre pensé tout autant que l’ordre vécu, de « … l’autonomie et la réalité de la dimension sociale, de l’objet social. »29 À ces trois niveaux de communication correspondent trois types de structures : de parenté, économiques et linguistiques.

C’est donc bien la reconnaissance de la pertinence du postulat saussurien et la promesse de son application au champ social en totalité qui opère le rapprochement initial de Greimas avec Lévi-Strauss. Mais Greimas pense tout particulièrement aux ensembles structurés privilégiés dégageant une signification globale et autonome que sont les systèmes mythologiques et religieux, sans oublier la littérature.

Note de bas de page 30 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », L’Homme, 3.3., p.51-66, repris dans Du Sens, 1970, p. 117-134.

2.2 Le second texte qui marque l’influence très sensible de Claude Lévi-Strauss est celui de 1963 : « La description de la signification et la mythologie comparée », paru dans la revue L’Homme.30

Note de bas de page 31 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.117 de Du Sens. Les références qui suivent sont celles de l’édition de Du Sens , Essais sémiotiques, Seuil, Paris, 1970.

Dédié à Dumézil dès après l’avoir rencontré, cette étude date en fait de 1962 et Greimas, dans une note31, prend soin de signaler qu’elle est antérieure aux Mythologiques, et que, malgré une présentation un peu vieillie, elle conserve une valeur didactique. Nous y verrons surtout la trace d’un changement se faisant jour dans la relation aux travaux de Lévi-Strauss, même si cet article donne le sentiment global d’un respect strict de la méthode paradigmatique lévi-straussienne.

Note de bas de page 32 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.117.

Note de bas de page 33 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.118.

Conformément à ce que Greimas déclarait déjà dans « L’actualité du saussurisme », il présente la mythologie comme un métalangage « naturel » « … dont les diverses significations secondes se structurent en se servant d’une langue humaine déjà existante comme d’un langage-objet. »32On cherchera donc la forme et la fonction des formes de ce nouveau signifiant complexe qui manifeste les significations mythiques. Et Greimas de réaffirmer les liens paradigmatiques reliant les mythèmes et que « … la lecture du mythe ne doit pas être syntagmatique et épouser la ligne du récit. »33Il cite la proportion mathématique rendant compte du mythe d’Œdipe.

Note de bas de page 34 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.119.

Greimas se propose ensuite de vérifier si certains récits mythiques analysés par G. Dumézil « … se plient à la formulation unique suggérée par Claude Lévi-Strauss. »34Il s’agira tout particulièrement de pousser l’analyse jusqu’aux traits distinctifs (comme en phonologie), analyse que réclame l’étude comparative.

Les récits indien et romain racontent le double contrat passé entre le roi et son peuple, la qualification du roi par le peuple et vice versa. Si les dons précèdent la qualification, celle-ci est dite simple ; si, au contraire, la louange qualifiante est antérieure aux dons, la qualification est valorisante et ajoute une vigueur nouvelle au qualifié. Cette nouvelle vigueur est symboliquement désignée par la possession de la Vache d’Abondance. Le contrat passé par le roi indien avec son peuple est du second type. Ici, c’est l’ordre syntagmatique qui change les choses.

Note de bas de page 35 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.122.

Du côté du roi Servius, c’est le peuple et non le roi qui est qualifié de manière valorisante. Le sacrifice de la Vache d’Empire se situe après la qualification du peuple. Si le fond de l’analyse n’est pas modifié par la formalisation obtenue, « … grâce à l’introduction d’un symbolisme unique dans l’analyse des deux récits, les conditions de la comparaison, qui n’étaient peut-être qu’implicites, apparaissent avec évidence. »35

Le second exemple met en parallèle le Götterdämmerung scandinave et le  Mahabharata indien. L’analyse fait ici apparaître un terme complexe donnant naissance à une structure ternaire. Les deux mythes sont nécessaires conjointement pour faire exister la structure complète, confortant ici la position méthodologique de Lévi-Strauss.

À la fin de l’article, Greimas revient à son exemple du récit relatant la conclusion du Contrat social, en ajoutant aux variantes indienne et romaine les récits irlandais sur la déposition du roi Bress, déposition faisant pendant à l’avènement. Ce qui permettrait de reconstituer le processus de déposition des prédécesseurs de Prthu et Servius (Vena et Tarquin). Là Greimas mobilise la distinction jakobsonienne entre deux types d’opposition : non a, terme non marqué, est dépourvu d’un trait distinctif ; alors que –a est la négation de a.

Or on avait distingué la qualification valorisante (V) de la qualification simple (non V), dues à l’enchaînement différent (l’ordre syntagmatique) du don et de la qualification (la parole anticipée devient « réalité »).

La variante irlandaise doit opposer V vs – V et non V vs – non V.

D’où, conclut Greimas, la formule de l’abolition du contrat :

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Le peuple n’ayant pas été qualifié de manière convenable par le roi, celui-ci, à son tour, est disqualifié et perd la vigueur initiale. Si, à partir de cette formule, on reconstruit le schéma de l’avènement à l’irlandaise, on doit introduire une double opération : suppression des signes de la négation et inversion du rapport peuple vs  roi.

De là

image

Note de bas de page 36 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p. 130.

Mais s’ajoute une relation syntagmatique : « … le roi est qualifié d’abord, le peuple ensuite ; le peuple est disqualifié par le roi d’abord, le roi se trouve disqualifié et dépossédé ensuite… »36 Cette relation syntagmatique se retrouve à un niveau inférieur, comme le montre le schéma détaillé de la déposition :

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Note de bas de page 37 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.131

« La négation de l’hospitalité précède la disqualification du roi : les deux signifiants contractent, une fois de plus, une relation syntagmatique inverse de celle qu’on trouve dans les récits de l’avènement. »37

Greimas prend alors acte de cette découverte :

Note de bas de page 38 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », ibidem.

« Cette intrusion du syntagmatique est troublante, parce qu’elle contredit la définition du mythe que nous avons présentée, à la suite de Claude Lévi-Strauss : comme une mise en corrélation de deux paires d’unités du signifié en opposition pertinente entre elles ; définition essentiellement paradigmatique, excluant toute relation syntagmatique et expliquant en même temps, ce qui présente une importance capitale, le caractère a-temporel du mythe. »38

La définition du mythe ne serait-elle pas suffisamment large ou l’expression symbolique du Contrat ne serait-il pas un mythe ? Greimas penche alors pour la seconde solution. En mobilisant l’épisode qui précède l’établissement du Contrat, et qui consiste en une communication entre les Dieux et les Hommes, la souveraineté fondée sur le plan humain est en corrélation avec la souveraineté d’origine divine. Ainsi Varuna est-il associé à la souveraineté octroyée et Mithra à la souveraineté contractuelle. Les plans théologique et mythique sont mis en parallèle : le récit, caractérisé par des relations syntagmatiques mais aussi par la corrélation avec les unités théologiques, ne correspond plus à la définition du mythe. Son type structurel en fait un récit rituel et non mythique.

Note de bas de page 39 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.133.

Note de bas de page 40 :

 « La description de la signification et la mythologie comparée », idem, p.134.

Ici, Greimas indique que son étude a été rédigée avant la parution de La Pensée sauvage, et suggère que, par exemple, les pages 46 et 47 de l’ouvrage de Lévi-Strauss auraient « … permis de cerner davantage le problème du récit rituel. »39De là cette conclusion : « La mise en corrélation des archi-lexèmes (…) constitue le mythe. D’autres structures sont probablement possibles, celles notamment où le syntagmatique reprendrait ses droits : il appartient aux mythologues d’en juger. »40

Note de bas de page 41 :

 « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications, 8, pp.28-59, repris dans Du Sens, 1970, pp. 185-230.

Note de bas de page 42 :

 Du Sens, p. 230.

2.3 Le troisième texte, de loin le plus important pour ce qui nous occupe, marquant à la fois l’acmé de la rencontre et confirmant aussi la divergence de points de vue est, en 1966, dans le n°8 de Communications (Recherches sémiologiques : L’Analyse structurale du récit) l’article (repris dans Du Sens quatre ans plus tard) « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique »41, en hommage à Claude Lévi-Strauss. Le texte, repris dans Du Sens, comprend un post-scriptum final signalant les réserves de Lévi-Strauss à propos de l’interprétation greimassienne des faits mythiques bororo, tout particulièrement « … de ceux relatifs aux séquences initiale et finale du récit. »42 Tout en reconnaissant son incompétence, Greimas maintient son hypothèse interprétative : il existe une corrélation entre les contenus topiques du récit et les contenus manifestés dans les séquences périphériques. On pourra juger, infra, à quel point cet article a pu apparaître, aux yeux de Lévi-Strauss, en contradiction forte avec sa conception de la structure et celle de l’investigation des textes mythiques.

Conclusions

Note de bas de page 43 :

 « Structure sociale », Bulletin de Psychologie, 1953

Paradoxale et plutôt unilatérale fut donc cette rencontre entre Greimas et Lévi-Strauss. Livresque tout d’abord, du côté de Greimas, qui avait dû lire, avant de connaître Lévi-Strauss personnellement, L’Anthropologie structurale, Tristes tropiques, l’article « Structure sociale »43, et peut-être Les Structures élémentaires de la parenté. Mais qu’avait lu Lévi-Strauss de Greimas, outre les articles parus dans L’Homme et celui paru dans Communications, 8 ? Article qui s’oppose, malgré les apparences, radicalement à sa méthodologie : un mythe y est analysé isolément, en privilégiant la dimension syntagmatique du récit.

Note de bas de page 44 :

 Nouvel Observateur du 28 juin 1980, p.16.

À la question : « Lisez-vous ce qui s’écrit sur vous, sur vos livres ? », Lévi-Strauss a cette réponse cinglante : « Sauf dans quelques cas où je connais personnellement et estime l’auteur, presque jamais. Un institut américain de bibliographie en tient à jour la liste. Celle qu’il a publiée il y a sept ans [1973] comprenait déjà plusieurs centaines de titres. Je n’aurais pas le loisir de lire tout cela. Et de deux choses l’une : ou bien les livres et articles qui me sont favorables reposent, en général, sur des malentendus ; ils me font crédit de ce que je n’ai pas dit ou n’aurais pas souhaité paraître dire. Ou bien ils me sont hostiles et témoignent de tant d’ignorance et d’incompréhension que je m’en sens indûment perturbé et me demande si cela valait la peine d’écrire. Mieux vaut tenter de conserver un peu de sérénité. »44 Lévi-Strauss atténue ensuite un peu le caractère trop abrupt de sa formulation en proposant de remplacer « de deux choses l’une » par « le plus souvent ».

Note de bas de page 45 :

 On sait que c’est aussi Lévi-Strauss qui obtint que Lacan fût accueilli après son éviction de l’Ecole Normale Supérieure.

Note de bas de page 46 :

 (dixit François Rastier).

Note de bas de page 47 :

 On tirera le plus grand profit de la lecture de l’ouvrage de L. Scubla, Lire Lévi-Strauss, O. Jacob, Paris,  1998.

Note de bas de page 48 :

 Cf. le long interview qu’il accorde à Jean Daniel, André Burguière et Jean-Paul Enthoven dans le N° du Nouvel Observateur du 28 juin 1980.

Rencontre bien réelle, ensuite, sans aucun doute, puisque Lévi-Strauss hébergea Greimas alors que la VIème section de l’EPHE, future EHESS, n’avait pas encore de locaux propres45. Lévi-Strauss n’eut pas à prendre de distance par rapport à Greimas, dans la mesure même où il n’y eut pas de véritable rapport de proximité46. D’ailleurs, à notre connaissance, Lévi-Strauss ne cite jamais Greimas, ne fait pas la moindre référence à ses travaux, et ne semble en aucune manière avoir été infléchi dans son parcours intellectuel par la rencontre de Greimas. C’est à ceux qui ont une meilleure connaissance de l’œuvre de repérer éventuellement les traces d’une éventuelle influence47. Très rares sont d’ailleurs les influences intellectuelles que Lévi-Strauss reconnaît48: Marx, Freud (et encore l’influence de ce dernier est-elle fort partielle, méthodologique et non théorique, puis que sont rejetées les notions d’inconscient et de pulsion, rien moins !), Saussure, Jakobson, Benveniste, Dumézil. Et, dans le domaine littéraire, Rousseau et Chateaubriand, « indissolublement liés », sorte de Janus.

Après 1970, les références de Greimas à Lévi-Strauss s’estompent et disparaissent. Et ce sont d’autres membres de l’École de Paris qui maintiendront le contact et le dialogue scientifique. Ainsi l’interprétation morphodynamique du carré sémiotique et de la formule canonique (Jean Petitot). Les parcours divergent donc définitivement après un effleurement passager. Mais cet effleurement avait permis à Greimas de consolider la formalisation de la structure élémentaire de la signification dans le carré sémiotique, l’élaboration du modèle constitutionnel et de se séparer positivement de Lévi-Strauss dans la pertinence accordée à l’axe syntagmatique que met en œuvre la narrativité.

On notera, depuis près de deux décennies, une influence importante et croissante de l’œuvre de Lévi-Strauss sur les recherches sémiotiques, celles appartenant au structuralisme morphodynamique, tout particulièrement dans les travaux de Jean Petitot, et au sein du séminaire qu’il conduit à l’EHESS de Paris, en collaboration avec Jean-Jacques Vincensini, Michel Costantini et Ivan Darrault-Harris.

Cette puissante influence est due à une surprenante révélation et qui éclaire peut-être le malentendu sous-jacent à la rencontre avec Greimas : la révélation de la généalogie morphodynamique  - et non point logique ni formelle- du structuralisme lévi-straussien.

Note de bas de page 49 :

 De près ou de loin, Paris, O. Jacob, Paris, 1988

Dans le chapitre 11 de l’ouvrage De près ou de loin49, livre d’entretiens avec Didier Eribon, au questionnement sur l’origine de la notion centrale de transformation, Lévi-Strauss répond qu’il ne l’a empruntée ni aux logiciens ni aux linguistes, mais à un naturaliste écossais, D’Arcy Thompson, dans l’ouvrage (1917) On Growth and Form . Lévi-Strauss eut une véritable illumination en découvrant que le naturaliste interprétait les différences entre les espèces animales et végétales d’un même genre comme des transformations. Derrière D’Arcy Thompson, dit Lévi-Strauss, il y a  Gœthe et sa botanique, et derrière Gœthe, Albert Dürer et son « Traité de la proportion du corps humain ». En contradiction avec une définition formelle et statique de la structure, Lévi-Strauss la considère comme une forme dynamique et croissante, comme une totalité auto-organisée, auto-régulée de manière morpho-dynamique.

Note de bas de page 50 :

 De près ou de loin, idem, p.156

Le structuralisme de Lévi-Strauss, quoique mentaliste et cognitiviste, est profondément enraciné dans un naturalisme qui a toujours retenu son intérêt : « Les sciences de la nature traditionnelles – zoologie, botanique, géologie -, m’ont toujours fasciné, comme une terre promise où je n’aurai pas la faveur de pénétrer. (…) Depuis le moment où j’ai commencé à écrire Le Totémisme et La Pensée sauvage jusqu’à la fin des Mythologiques, j’ai vécu entouré de livres de botanique, zoologie… Cette curiosité remonte d’ailleurs à mon enfance. »50

Note de bas de page 51 :

 De près ou de loin, idem, p.159 

Lévi-Strauss ajoute, dans le même ouvrage: « Or, la notion de transformation est inhérente à l’analyse structurale. Je dirais même que toutes les erreurs, tous les abus commis sur ou avec la notion de structure proviennent du fait que leurs auteurs n’ont pas compris qu’il est impossible de la concevoir séparée de la notion de transformation. La structure ne se réduit pas au système : ensemble composé d’éléments et des relations qui les unissent. Pour qu’on puisse parler de structure, il faut qu’entre les éléments  et les relations de plusieurs ensembles apparaissent des rapports invariants, tels qu’on puisse passer d’un ensemble à l’autre au moyen d’une transformation. »51

Lévi-Strauss est ici très proche de la thèse principale de Gœthe : « GestaltungslehreistVerwandlungslehre » : la théorie de la forme est la théorie des transformations. Comme le souligne Jean Petitot, ainsi apparaît clairement un lien généalogique, structural entre Gœthe et Lévi-Strauss. De la même façon, Petitot a montré l’existence du même type de lien, mais morphodynamique, entre Gœthe et René Thom. La relation entre Lévi-Strauss et Thom confère une expression concrète au structuralisme morphodynamique.

Note de bas de page 52 :

 On consultera : Jean Petitot, Morphologie et esthétique, Maisonneuve et Larose, Paris, 2004.

Et Greimas ? Nous pensons que 45 ans après la première rencontre, les conséquences s’en font encore sentir, apparaissant même très heuristiques. Ainsi pouvons-nous aujourd’hui travailler, à la suite des propositions et analyses de Petitot52, sur un nouveau modèle sémiotique génératif qui rassemble les niveaux morphodynamiques (généalogie de Lévi-Strauss) avec les structures sémio-narratives de Greimas. Ce modèle s’avère d’une grande pertinence dans l’approche sémiotique, par exemple, de la sculpture et de la peinture.

Note de bas de page 53 :

 Petitot, dans l’ouvrage référencé dan la note précédente, montre, de manière très convaincante, que l’analyse qu’en a donné Gœthe est la première analyse structurale jamais conçue.

Le célèbre groupe du Laocoon53, le Moïse de Michel-Ange, les peintures de Piero della Francesca ou de Cranach l’Ancien peuvent être décrits et analysés à l’aide de ce nouveau modèle génératif de la signification : les niveaux profonds de la signification ne sont pas constitués, comme dans le modèle greimassien, de structures élémentaires et abstraites, mais de relations spatiales entre formes. Et ce niveau purement morphologique va recevoir des investissements sémiotiques de plus en plus complexes, au fur et à mesure que l’on parcourt les niveaux successifs du modèle. Voici donc que la rencontre primitivement unilatérale entre Greimas et Lévi-Strauss est finalement devenue véritablement bilatérale.