Sémiotique du sentiment d’appartenance

Massimo Leone

Département de Philosophie, Université de Turin

https://doi.org/10.25965/as.1519

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Mots-clés : appartenance, frontière, sémiotique des cultures

Auteurs cités : Edna Andrews, Christopher A. Bail, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Tor Hernes, Reece Jones, Youri LOTMAN, Michel Lussault, Elena Maksimova, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

1. Introduction.

Note de bas de page 2 :

 Cfr Massimo Leone, « Le Concept de frontière de Lotman à Perec » (online), Le Conférences françaises à l’Université du Luxembourg, 2006 ; disponible dans le site web www.uni.lu/recherche/flshase/laboratoire_en_litterature_et_linguistique_francaises/les_conferences_francaises/textes_des_conferences (dernier accès le 2 janvier 2011) ; Massimo Leone, « Appunti per una semiotica della frontiera » (online), Solima, 2007 ; disponible dans le site web www.solima.media.unisi.it (dernier accès le 2 janvier 2011) ; Teresa Velázquez, dir., Fronteras, numéro monographique de De Signis, n. 13, 2009.

Note de bas de page 3 :

 Jurij M. Lotman, Universe of the Mind : A Semiotic Theory of Culture (1990), trad. anglaise du russe de A. Shukman, Londres, Tauris, 2000, p. 131, trad. mienne.

Note de bas de page 4 :

 Edna Andrews et Elena Maksimova, « Semiospheric Transitions : A Key to Modelling Translation », Sign System Studies, vol.36, n. 2, 2008,pp. 259-270 ; trad. mienne.

Le présent article se propose d’effectuer trois opérations. En premier lieu, « monter sur les épaules d’un géant » : Youri M. Lotman. Lotman consacra des nombreuses réflexions et études au sujet de la frontière et des mécanismes sémio-linguistiques qui l’animent.2 Cela suffit de rappeler l’affirmation du sémioticien de Tartu selon laquelle les frontières, et plus en général les confins, seraient « l’un des mécanismes primaires d’individuation sémiotique ».3 De même, la littérature secondaire sur Lotman souligne souvent la centralité du concept de frontière dans la sémiotique de l’école de Moscou/Tartu. Andrews et Maximova, par exemple, écrivent que chez Lotman les confins seraient le mécanisme primaire de la sémiosis et les frontières en tant que telles y seraient définies souvent comme « multiplicités de filtres et membranes bilingues internes et externes facilitant la perméabilité et la fluidité et accélérant les processus sémiotiques ».4

La deuxième opération : renverser la perspective de Lotman sur la frontière, non pas parce qu’elle soit insatisfaisante mais parce qu’elle ne permet pas de saisir pleinement la nature de certains phénomènes intimement liés à la sémiotique du sentiment d’appartenance. Ce renversement consistera à explorer les frontières non seulement du point de vue de leur structure immanente, à savoir en les considérant comme des dynamiques sémiotiques réglant la relation entre régions culturelles différentes, mais aussi du point de vue phénoménologique de leur croisement, c’est-à-dire en les analysant comme propriétés sémiotiques d’un contexte socioculturel émergeant à partir d’une instance de l’énonciation, ou mieux, du croisement entre plusieurs instances de l’énonciation.

Note de bas de page 5 :

 Tor Hernes, « Studying Composite Boundaries : A Framework of Analysis », Human Relations, vol.57, n. 1, 2004, pp.9-29 ; Charles Tilly, « Social Boundary Mechanisms », Philosophy of the Social Sciences, vol. 34, n. 2, 2004, pp.211-236 ; Christopher A. Bail, « The Configuration of Symbolic Boundaries against Immigrants in Europe », American Sociological Review, vol.73, n. 1, 2008, pp. 37-59 ; Reece Jones, « Categories, Borders and Boundaries », Progress in Human Geography, vol.33, n. 2, pp. 174–189 ; Michel Lussault, L’Homme spatial, Paris, Seuil, 2007.

A cette fin, troisième opération, le bagage conceptuel et analytique de la sémiotique lotmanienne sera enrichi par la référence d’une part à la sémiotique greimasienne, et en particulier à la sémiotique phénoménologique et tensive de l’énonciation spatiale, d’autre part à ce qu’on appelle « boundary studies », « études sur la frontière », par exemple les travaux de Hernes, Tilly, Bail, Jones, Lussault et d’autres chercheurs, actifs surtout dans le domaine de la géographie humaine.5

Le passage d’une sémiotique de la frontière à une du croisement n’est pas épistémologiquement sans conséquences. Il entraîne un déplacement du barycentre théorique de la structure intersubjective des confins socioculturels à l’expérience subjective que l’interaction avec une telle structure suscite pendant le croisement. Le risque de faire du psychologisme est élevé. Afin de l’éviter, l’on se limitera à explorer une grille typologique, suivant en cela la grande leçon de Lotman.

2. Relations d’appartenance et énonciations spatiales.

Note de bas de page 6 :

 La bibliographie sur la linguistique et la sémiotique de l’énonciation est vaste. Sur la genèse du concept d’énonciation, cfr Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966 et Id., Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1971 ; pour un aperçu de la théorie de l’énonciation de Benveniste cfr Aya Ono, La Notion d’énonciation chez Émile Benveniste, Limoges, Lambert-Lucas, 2007 ; pour une efficace synthèse de cette tradition d’études, cfr Giovanni Manetti, La teoria dell’enunciazione : L’origine del concetto e alcuni più recenti sviluppi, Sienne, Protagon, 1998 ; Id., L’enunciazione : Dalla svolta comunicativa ai nuovi media, Milan, Mondadori Università, 2008 ; pour une intéressante approche phénoménologique à la sémiotique de l’énonciation, cfr Jean-Claude Coquet, Phusis et logos : Une phénoménologie du langage, Saint Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2007. La littérature sur l’étude linguistique et sémiotique de l’espace est aussi extrêmement abondante. Parmi les contributions les plus récentes, cfr Sandra Cavicchioli, dir., La spazialità : valori, strutture, testi, numéro monographique de Versus, nos 73-74, 1997 ; Ernest W.B. Hess-Lüttich, Jürgen E. Müller, et Aart Van Zoest, dirs, Signs and Space : An International Conference on the Semiotics of Space and Culture in Amsterdam, Tübingen : G. Narr, 1998 ; Sandra Cavicchioli, I sensi, lo spazio, gli umori e altri saggi, Milan, Bompiani, 2002 ; Isabella Pezzini, « Un approccio semiotico allo studio dello spazio nella città », Città e Scienze umane (Franco Martinelli, dir.), Naples, Liguori, 2004, pp. 257-264 ; Manar Hammad, Lire l’espace, comprendre l’architecture : essais sémiotiques, Limoges, PULIM ; Paris, Geuthner, 2006 ; Andreas Schönle, dir., Lotman and Cultural Studies : Encounters and Extensions, Madison, Wis. : University of Wisconsin Press, 2006 ; Michel Lussault, L’Homme spatial, Paris : Seuil (ainsi que les autres ouvrages de ce « sémio-géographe ») ; Isabel Marcos, Dynamiques de la ville : Essais de sémiotique de l’espace, Paris : l’Harmattan, 2007 ; Peter Auer et Jürgen Erich, dirs, Language and Space : An International Handbook of Linguistic Variation, Berlin et New York : Walter de Gruyter, 2010 (surtout le premier chapitre) ; Adam Jaworski et Crispin Thurlow, dirs, Semiotic Landscapes : Language, Image, Space, Londres : Continuum international publishing group, 2010 ; Massimo Leone, Ambiente, Ambientamento, Ambientazione / Environment, Habitat, Setting, numéro monographique de Lexia, nouvelle série, nos 9-10, 2012.

Le présent article vise donc à explorer les dynamiques sémiotiques par lesquelles une relation d’appartenance s’instaure entre un sujet (soit-il individuel ou collectif) et un espace (soit-il physique ou conceptuel, « réel » ou « virtuel »). Du point de vue sémiotique, l’origine phénoménologique de toute relation d’appartenance peut être caractérisée comme une opération d’énonciation spatiale.6 Par cette opération, trois éléments sont énoncés simultanément : les frontières d’un espace d’appartenance, pouvant être plus ou moins marquées ; l’opposition qui en suit entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance ; et la relation entre le sujet de l’énonciation d’un côté et l’opposition /milieu d’appartenance/ versus /milieu de non-appartenance/ de l’autre côté. Quoique ces trois éléments puissent être séparés théoriquement, ils sont, du point de vue phénoménologique, inextricables : une relation d’appartenance ne peut exister sans l’opposition entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance ; une telle opposition ne peut se donner sans l’énonciation des frontières d’un espace d’appartenance, etc.

Note de bas de page 7 :

 Cfr Richard Mohr, « ‘Allontanarsi dalla linea gialla’ : Distance and Access to Urban Semiosis », Attanti, attori, agenti : Senso dell’azione e azione del senso – Dalle teorie ai territori / Actants, Actors, Agents : The Meaning of Action and the Action of Meaning : From Theories to Territories (Massimo Leone, dir.), numéro monographique de Lexia, nouvelle série, nos 3-4, 2009, pp. 375-393 ; Simona Stano, « L’ambientazione come pratica di lettura dell’ambiente : il caso di Porta Palazzo a Torino », Ambiente, ambientamento, ambientazione / Environment, Habitat, Setting (Massimo Leone, dir.), numéro monographique de Lexia, nouvelle série, nos 9-10, 2011, pp. 171-188.

La relation d’appartenance entre un citoyen et un quartier, par exemple, ne s’établit pas simplement par la bureaucratie administrative ;7 pour des finalités administratives la bureaucratie peut bien déclarer qu’un citoyen appartient à un certain quartier même si le citoyen ne sent pas d’appartenir à ce lieu en particulier mais plutôt à un autre lieu, par exemple le quartier de son enfance. Au contraire, une telle relation d’appartenance s’établit par une énonciation spatiale qui :

Note de bas de page 8 :

 Cfr Massimo Leone, « Invisible Frontiers in Contemporary Cities – An Ethno-Semiotic Approach », The International Journal of Interdisciplinary Social Sciences, vol. 4, n. 11, 2010, pp. 59-74.

Note de bas de page 9 :

 La bibliographie sur la sémiotique et l’énonciation urbaines est très vaste ; pour un aperçu récent, Massimo Leone, La città come testo : scritture e riscritture urbane / The City as Text : Urban Writing and Rewriting, numéro monographique de Lexia, nouvelle série, nos 1-2, 2009 ; Massimo Leone, « Alcune recenti pubblicazioni di semiotica urbana », compte-rendu, Immaginario / Imaginary (Massimo Leone, dir.), numéro monographique de Lexia, nouvelle série, nos  7-8, 2011, pp. 491-509 ; Massimo Leone, « Götter, Tore, und Ghettos: die Semiotik der ethnoreligiösen Grenzen in multikulturellen Städten », Zeitschrift für Semiotik, à paraître ; cfr aussi l’étude de Gianfranco Marrone et de son groupe de recherche sur les frontière urbaines de Palerme : Gianfranco Marrone, Palermo, Rome : Carocci, 2010.

Note de bas de page 10 :

 Cfr Massimo Leone, « Legal Controversies about the Establishment of New Places of Worship in Multicultural Cities : a Semiogeographic Analysis », Prospects in Legal Semiotics (Anne Wagner et Jan Broekman, dirs), Berlin et New York : Springer, 2010, pp. 217-237.

Note de bas de page 11 :

Ibidem.

  • projette sur le plan de la ville les frontières d’un espace d’appartenance8. Elles peuvent être plus ou moins marquées : pour certains citoyens leur propre quartier sera défini par des rues spécifiques, tandis que pour des autres il sera délimité non pas par des frontières nettes mais par des seuils plus nuancés, par exemple une série de rues ou même de blocs9 ;

  • produit une opposition entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance ; une telle opposition aussi peut être plus ou moins nette, dépendamment de combien les frontières de l’espace d’appartenance sont aiguisées. Dans certains cas, le croisement d’une seule rue suffira à dissiper le sens d’appartenance d’un citoyen, tandis que dans d’autres cas le citoyen devra marcher ou conduire à travers une série de rues avant de s’apercevoir graduellement qu’il est entré dans une région de la ville à laquelle il n’appartient pas10 ;

  • établit une relation entre le citoyen et l’opposition /milieu d’appartenance/ versus /milieu de non-appartenance/. En d’autres mots, l’énonciation spatiale transforme la relation entre le citoyen et l’espace urbain dans une relation modulée, consistant en oppositions cognitives, pragmatiques, et émotives. Dans certaines régions de la ville — auxquelles il sent d’appartenir — le citoyen aura l’impression de connaître le milieu, d’être capable d’agir en- et par lui, et d’y être à son aise : voici les caractéristiques basilaires d’un milieu urbain d’appartenance ; en dehors de ces régions, au contraire, où il ne sent pas d’appartenir, le citoyen aura l’impression de ne pas connaître le milieu, d’être incapable d’agir en- et par lui, et de ne pas y être à son aise : voici les caractéristiques basilaires d’un milieu urbain de non-appartenance.11

3. La dialectique entre placement et déplacement.

Étant donné qu’une certaine relation d’appartenance s’établit par une énonciation instituant un lien entre un sujet et un espace modulé par des frontières, une telle relation peut être révélée uniquement par la dialectique entre placement et déplacement. Par « placement » l’on entend ici l’opération par laquelle une relation d’appartenance s’établit au moyen de l’énonciation d’un lien entre un sujet et un espace modulé par des frontières. Au contraire, le déplacement est l’opération par laquelle une telle relation se dissout.

La phénoménologie et la sémiotique sont appelées à investiguer les processus par lesquels de telles frontières sont énoncées dans la relation entre un sujet et un espace : pourquoi les frontières sont-elles énoncées de telle ou telle façon, produisant une certaine série de modulations oppositives ? La création de ces modulations dépend-t-elle peut-être exclusivement du sujet de l’énonciation, des caractéristiques matérielles de l’espace, ou d’une combinaison des deux ? Et comment peut-on caractériser une telle combinaison ?

Note de bas de page 12 :

 Cfr Vincent Crapanzano, Imaginative Horizons : An Essay in Literary-Philosophical Anthropology, Chicago, the University of Chicago Press, 2003.

Le présent article se propose, toutefois, de sonder une question phénoménologique et sémiotique préalable : de quelle façon l’existence d’un milieu d’appartenance se révèle-t-elle aux sujets en premier lieu ? De quelle façon les sujets s’aperçoivent-ils qu’il y a des espaces physiques et conceptuels auxquels ils sentent d’appartenir et d’autres auxquels ils ne le sentent pas ? L’hypothèse principale de cet article est que les sujets (individuels et collectifs) ne deviennent pas conscients de l’existence d’un milieu d’appartenance lorsqu’ils contribuent à son énonciation. Au contraire, ils en deviennent conscients lorsqu’ils font l’expérience de l’opposition entre un tel milieu d’appartenance et un milieu de non-appartenance qui lui soit opposé. Cependant, on ne peut pas faire l’expérience de cette opposition abstraitement mais, comme on l’a indiqué avant, par la dialectique entre placement et déplacement, à savoir, lorsqu’on fait l’expérience de cette opposition en tant que transition12.

C’est dans la transition d’un milieu d’appartenance à un de non-appartenance que les sujets sont à même d’interagir avec les modulations oppositives créées par la projection de frontières dans un certain espace. Par exemple, un citoyen ne s’aperçoit pas d’appartenir à un certain quartier dans des termes abstraits et absolus, mais en conséquence d’une transition malheureuse, lorsque le croisement d’une rue, d’un parc, ou d’une place entraîne l’expérience du passage d’un milieu d’appartenance à un de non-appartenance, à savoir, l’expérience des frontières.

Par conséquent, avant de toute considération sur la construction de ces frontières, le présent article se penchera principalement sur les dynamiques par lesquelles de telles frontières sont aperçues. Bien évidemment, le relèvement transitionnel des frontières et leur énonciation ne peuvent être séparés que théoriquement, car ils font partie de la même dynamique phénoménologique et sémiotique. Toutefois, suivant une logique phénoménologique plus que constructiviste, cette communication analysera d’abord les processus sémiotiques par lesquels les frontières sont aperçues, laissant à une réflexion successive la tâche de reconstruire la phénoménologie de leur énonciation.

4. Figures du croisement : intensité et extension de la transition.

À cette fin, le présent article analysera une série de figures du croisement, à savoir, des modèles narratifs par lesquels la transition entre placement et déplacement, entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance, est imaginée dans les sociétés et dans les cultures contemporaines.

Note de bas de page 13 :

 Algirdas J. Greimas, « Pour une sémiotique topologique », Id., Sémiotique et sciences sociales,Paris, Seuil, 1976, pp. 129-158.

Deux facteurs jouent un rôle-clef dans la détermination de la sémantique de ces figures de croisement : d’un côté, elles peuvent être catégorisées selon l’intensité de transition entre milieux d’appartenance et milieux de non-appartenance, intensité que de telles figures manifestent en termes narratifs ; de l’autre côté, elles peuvent être catégorisées selon l’extension de distance entre milieux d’appartenance et milieux de non-appartenance, extension que de telles figures révèlent également au moyen de formes narratives. Le couple de concepts intensité de transition / extension de distance essaie de saisir la phénoménologie du croisement d’une frontière, et donc la dialectique entre placement et déplacement, à partir du point de vue double offert par la conception structurale, et surtout greimasienne, de l’espace :13 l’extension de distance saisit la phénoménologie du croisement du point de vue de l’espace conçu comme étendue, c’est-à-dire comme extension, tandis que l’intensité de transition saisit la même phénoménologie du point de vue de l’espace conçu comme forme, comme modulation sémantique de telle extension.

Le sentiment d’appartenance est inversement proportionnel à l’intensité de la transition (plus la perception du croisement d’une frontière entre milieux d’appartenance et milieux de non-appartenance est aigue, moins le sentiment d’appartenance après un tel croisement est intense). Similairement, le sentiment de placement est inversement proportionnel à l’extension de distance (plus le mouvement impliqué par le croisement d’une frontière entre milieux d’appartenance et non-appartenance est important, moins le sentiment de placement après un tel croisement est intense).

En ce qui concerne l’intensité de la transition, les figures de croisement peuvent être situées le long d’un continuum : à une extrémité, on trouvera des figures de croisement manifestant, en termes narratifs, les passages où le différentiel sémantique entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance est minime. À l’autre extrémité, au contraire, on trouvera des figures de croisement manifestant, en termes narratifs, les transitions où ledit différentiel est maximal. Les niveaux minime et maximal ici ne doivent pas être considérés en termes absolus mais relatifs, comme polarités dans le champ sémantique de l’appartenance caractérisant une certaine société et sa culture.

Par exemple, tandis que dans plusieurs villes « occidentales » contemporaines une excursion en voiture hors de la ville, d’abord à travers la périphérie et ensuite dans la campagne qui l’environne, n’est pas généralement considérée comme une transition dramatique, dans la plupart des sociétés anciennes et médiévales le croisement des portes de la ville était souvent caractérisé comme un passage dramatique entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance. Le clivage entre les différentiels sémantiques, minime dans le premier cas et maximal dans le second, dépend des différentes manières par lesquelles les frontières d’appartenance son énoncées dans les deux contextes historiques et culturels : dans le premier cas, ce ne sont que des signaux bureaucratiques qui indiquent au conducteur que, par exemple, il se trouve hors de la ville de Turin et qu’il est donc en train de se déplacer vers une terra incognita ; dans le second cas, des murailles imposantes, des portes, et des soldats inquisiteurs marquent le passage de la ville à l’espace environnant.

Toutefois, les textes narratifs peuvent jouer avec ces différentiels. Par exemple, ils peuvent représenter une simple excursion en voiture hors ville comme une figure dramatique de croisement afin d’emphatiser l’opposition sémantique entre le centre et la périphérie : le déplacement du premier à la seconde finit donc par impliquer une transition entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance autant nette que la sortie d’une citadelle fortifiée au Moyen Âge ; vice versa, un différentiel sémantique d’appartenance peut être minimisé par un texte narratif réduisant l’importance de l’expérience du croisement des murailles d’une ville fortifiée et la transition entre milieux d’appartenance et de non-appartenance qu’un tel croisement implique (toute sorte de parodie recourt souvent à cette stratégie narrative).

Les figures de croisement peuvent être situées le long d’un continuum non seulement en ce qui concerne la netteté de la transition entre appartenance et non-appartenance qu’elles manifestent en termes narratifs, mais aussi en ce qui concerne la dialectique entre placement et déplacement qu’elles révèlent également par des formes narratives. À une extrémité du continuum l’on trouvera des figures de croisement où une telle dialectique atteint des nivaux maximaux, à savoir, des figures de croisement où la distance physique ou conceptuelle entre un espace d’appartenance et un de non-appartenance est maximale. À l’autre extrémité, au contraire, l’on trouvera des figures de croisement où une telle distance est minime.

Note de bas de page 14 :

 Cfr Massimo Leone, « Hearing and Belonging : On Sounds, Faiths, and Laws », Perspectives in Legal Communication (Vijay Kumar Bhatia et al., dirs), Farnham (Surrey), Ashgate, 2012, à paraître.

Encore une fois, la tension entre figures de croisement impliquant une expérience dramatique de la distance et celles où une telle expérience est minime ne doit pas être conçue en termes absolus mais relatifs, c’est-à-dire, dans le cadre du champ sémantique de l’appartenance caractérisant une certaine société et sa culture. Retournant à l’exemple qu’on vient de proposer, dans les villes catholiques pré-modernes le clocher était un fondamental signe visuel et sonore d’appartenance : ne pas être capable de le voire ou, même pire, d’en ouïr les cloches, était un signe d’intolérable distance du milieu d’appartenance assuré par la ville et son église14.

Dans les sociétés post-modernes et post-catholiques, au contraire, des formes beaucoup plus dramatiques de déplacement se rendent nécessaires pour que les citoyens fassent l’expérience de la transition entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance. Ce n’est qu’après des voyages longs et couteux, par exemple, et après avoir entendu que le son des cloches a été remplacé par la voix du muezzin, que le citoyen contemporain, post-moderne et post-catholique, s’aperçoit que, en effet, les cloches font partie de son « milieu sonore » d’appartenance.

Dans ce cas aussi, les textes narratifs peuvent jouer avec les polarités du placement et du déplacement et avec les sentiments de distance et d’appartenance qu’elles impliquent. Les narrations post-modernes peuvent représenter le simple fait de mettre un pied hors de sa chambre comme une sorte d’exode, où le mouvement à travers une distance très exigüe implique l’expérience d’une transition dramatique entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance ; au contraire, les parodies ou d’autres genres analogues peuvent représenter même l’exode biblique — à savoir le déplacement par excellence de la culture « occidentale » — comme un mouvement où à la longue distance couverte l’on n’associe pas un sentiment pareillement impressionnant de la transition entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance.

En résumant, tandis que le premier facteur, l’intensité, mesure la netteté de la transition entre milieux d’appartenance et milieux de non-appartenance qu’une figure de croisement manifeste en termes narratifs (intensité de transition), le second facteur mesure combien dramatique est la distance entre placement et déplacement qu’une telle figure de croisement révèle par des formes narratives (extension de distance). Tandis que l’intensité de transition mesure le différentiel sémantique produit par le croisement d’une frontière, l’extension de distance mesure le différentiel syntaxique nécessaire pour que le croisement d’une frontière ait lieu. Naturellement, ces deux aspects sont inextricablement liés dans l’expérience, et ne peuvent être distingués que dans la théorisation.

5. Les polarités de l’appartenance.

Note de bas de page 15 :

 Pour une introduction à la sémiotique tensive, Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et signification, Sprimont, Mardaga, 1998 et Claude Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006.

La matrice de possibilités sémiotiques résultant de la combinaison de ces deux facteurs peut être visualisée au moyen d’un diagramme tensif (Fig. 1) :15

Fig. 1 - Le diagramme tensif des régimes d’appartenance.

Fig. 1 - Le diagramme tensif des régimes d’appartenance.

Quatre régions peuvent être identifiées dans ce diagramme. Elles ont été lexicalisées comme « appartenance sédentaire », « aliénation sédentaire », « appartenance nomadique », et « aliénation nomadique ». Ce qui compte dans des diagrammes tensifs de ce genre sont moins les lexicalisations que la combinaison de traits sémantiques qui les soutiennent. Dans la partie gauche du diagramme l’on trouve des figures de croisement caractérisées par un déplacement minime, à savoir, par une extension de distance minime. Combiné avec le facteur de l’appartenance (à savoir, l’intensité de transition), un tel déplacement minime donne lieu à deux régions sémantiques : « appartenance sédentaire » et « aliénation sédentaire ». Les figures de croisement dans les deux régions sont caractérisées par la façon dont elles manifestent, en termes narratifs, des transitions entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance impliquant une distance minime (bien évidemment, toujours dans le domaine d’une société spécifique et de sa culture). Toutefois, tandis que les figures de croisement dans la première région (« appartenance sédentaire ») ont des effets minimaux quant à la façon dont elles révèlent la dialectique entre placement et déplacement et entre milieux d’appartenance et milieux de non-appartenance, les figures dans la deuxième région (« aliénation sédentaire ») combinent une extension minime de déplacement avec une conscience maximale des frontières.

Note de bas de page 16 :

 Massimo Leone, « Rituals and Routines », Chinese Semiotic Studies, vol. 5, n. 1, 2011, pp. 107-120.

Quelques exemples vont éclairer le sens de ces deux premières catégories de figures de croisement. La région en bas à gauche (« appartenance sédentaire ») contient des figures de croisement exprimant par des formes narratives l’idée que lorsqu’un sujet (soit-il un individu ou un groupe) se déplace à travers une frontière de quelque sorte, il ne fait l’expérience ni de la distance du déplacement ni de l’intensité de la transition entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance. Les routines, par exemple, sont souvent des figures de croisement rentrant dans cette catégorie16. Elles sont des formes narratives véhiculant l’idée que la frontière entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance, aussi bien que la distance entre eux, sont annulées.

Note de bas de page 17 :

 Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves, Paris, Gallimard, 1956.

La transition entre la veille et le sommeil, par exemple, pourrait être vécue comme l’une des expériences les plus dramatiques de la vie quotidienne17. Le passage, à travers le seuil de l’ensommeillement, du milieu de la conscience de soi dans celui de son absence, pourrait évoquer l’une des transitions les plus dramatiques de l’existence humaine, celle entre le royaume de l’appartenance relative, à savoir la vie, et celui de la non-appartenance absolue, à savoir la mort. Certains sont si terrifiés d’une telle transition qu’ils refusent, plus ou moins consciemment, d’en faire l’expérience. De ce point de vue, l’insomnie n’est autre chose que le refus de vivre le passage dans la non-appartenance du manque de conscience de soi et de la mort. Au contraire, plusieurs « domestiquent » cette transition par des routines : des actes et des mots effectués jour après jour avant de s’endormir, comme placer un verre d’eau sur la table de nuit ou bavarder rituellement avec son partenaire, construisent une narration quotidienne où la frontière entre la veille-vie et le sommeil-mort, ainsi que la distance entre ces royaumes, s’annihile.

Note de bas de page 18 :

 Massimo Leone, « Rituals and Routines », op. cit.

De façon analogue, la région en haut à gauche (« aliénation sédentaire ») contient des figures de croisement exprimant par des formes narratives l’idée que, lorsque un sujet (soit-il un individu ou un groupe) se déplace à travers une frontière de quelque sorte, il ne fait pas l’expérience de la distance du déplacement entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance, et toutefois il s’aperçoit de l’intensité de la transition entre eux. Lorsque les routines, par exemple, échouent dans la façon dont elles fournissent des formes narratives pour domestiquer l’expérience de la non-appartenance, elles donnent lieu à des figures de croisement qui rentrent souvent dans la catégorie de « l’aliénation sédentaire » 18. Le passage exigu entre sa maison et la rue pourrait être vécu, tout comme le passage entre la veille et le sommeil, en tant que transition dramatique entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance, du royaume de la vie sure et de la certitude à celui de l’incertitude et de la mort potentielle. Dans ce cas aussi les routines normalement protègent les individus de la conscience de ce passage. La répétition de gestes et de paroles « sur le seuil », par exemple s’assurer que les lumières soient éteintes ou se regarder dans le miroir, annule le sentiment de l’intensité de la transition.

Note de bas de page 19 :

 Massimo Leone, « Gli impermeabili – Soglie della sensibilità », Golem indispensabile, février 2003, online ; disponible dans le site www.golemindispensabile.it/index.php?_idnodo=7236&_idfrm=61 (dernier accès le 3 janvier 2011).

Toutefois, lorsque le pouvoir « anesthétique » de ces routines échoue19, la conscience de l’existence d’une frontière nette émerge malgré l’exigüité de la distance impliquée. Pour certains, franchir le seuil de la porte de sa propre maison peut devenir autant intolérable que s’endormir peut l’être pour des autres. De ce point de vue, l’agoraphobie manifeste en termes spatiaux ce que l’insomnie révèle en termes temporaux : la faillite des routines en tant que figures narratives de croisement capables de « masquer » l’existence d’une frontière entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance.

Note de bas de page 20 :

 Le concept de « cosmopolitisme » a été investigué par des nombreux chercheurs. Parmi les contributions les plus récentes, Ulrich Beck, Der kosmopolitische Blick, oder, Krieg ist Frieden, Frankfurt am Mein, Suhrkamp, 2004 ; Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism : Ethics in a World of Strangers, New York, W.W. Norton & co., 2006 ; Saskia Sassen, dir. Deciphering the Global : Its Scales, Spaces and Subjects, New York, Routledge, 2007 ; Seyla Benhabib, Another Cosmopolitanism, Oxford, UK, Oxford University Press, 2008 ; David Harvey, Cosmopolitanism and the Geographies of Freedom, New York, Columbia University Press, 2009 ; Robert J. Holton, Cosmopolitanisms : New Thinking and New Directions, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009 ; Gavin P. Kendall, Ian Woodward, and Zlatko Skrbis, dirs, The Sociology of Cosmopolitanism : Globalization, Identity, Culture and Government, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2009 ; Gerard Delanty, The Cosmopolitan Imagination : The Renewal of Critical Social Theory, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2009 ; Luis Cabrera, The Practice of Global Citizenship, New York, Cambridge University Press, 2010 ; Ryoa Chung et Geneviève Nootens, dirs, Le Cosmopolitisme : Enjeux et débats contemporains, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010 ; Maximilian Christian Forte, dir., Indigenous Cosmopolitan : Transnational and Transcultural Indigeneity in the Twenty-First Century, Frankfurt am Mein : Peter Lang, 2010 ; Steffen Mau, Social Transnationalism : Lifeworlds beyond the Nation-State, Londres, Routledge, 2010 ; Gerard Delanty et David Inglis, dirs, Cosmopolitanism : Critical Concepts in the Social Sciences, 4 vols, Londres et New York, Routledge, 2011.

Dans la partie droite du diagramme sémiotique tensif l’on trouve deux catégories de figures de croisement, les deux caractérisées par des niveaux élevés de déplacement, à savoir, par des niveaux (relativement) élevés de l’extension de distance impliquée par le croisement d’une frontière. Toutefois, ces catégories diffèrent en ce qui concerne le niveau d’intensité de la transition. La région en bas à droite, en particulier, catégorise les figures de croisement dénommées « appartenance nomadique ». Les modulations narratives dans cette région sont sémantiquement opposées à celles contenues dans la région dénommée « aliénation sédentaire ». Dans ce cas, malgré l’importance de l’extension de distance impliquée par le croisement d’une frontière entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance, les modulations narratives parviennent à narcotiser le sentiment de ce passage. Les textes représentant l’attitude cosmopolite de ceux qui croient que « le monde est leur maison », qu’ils sont des « citoyens du monde », que « le monde n’a ni des frontières ni des nationalités », et que, par conséquent, ils « appartiennent partout », exemplifie exactement les figures de croisement catégorisées dans la région de « l’appartenance nomadique ».20 Dans cette région, l’expérience des frontières disparaît et ce qui reste n’est que l’expérience du mouvement.

Note de bas de page 21 :

 La littérature sur le nomadisme est copieuse. Parmi les contributions académiques les plus récentes, cfr Fred Scholz, Nomadismus : Theorie und Wandel einer sozio-ökologischen Kulturweise, Stuttgart, F. Steiner, 1995 ; Jacques Attali, L’Homme nomade, Paris, Fayard, 2003 ; Stefan Leder et Bernhard Streck, dirs, Shifts and Drifts in Nomad-Sedentary Relations, Wiesbaden, L. Reichert, 2005 ; Matilde Callari Galli, dir., Contemporary Nomadisms : Relations between Local Communities, Nation-States, and Global Cultural Flows, Berlin et Zurich : Lit, 2007 ; Mícheál Ó hAodha, dir., The Nomadic Subject : Postcolonial Identities on the Margins, Newcastle, UK, Cambridge Scholars Pub., 2007 ; Hans Barnard et Willeke Wendrich, dirs, The Archaeology of Mobility : Old World and New World Nomadism, Los Angeles, Cotsen Institute of Archaeology, University of California, 2008 ; Eurípedes Costa do Nascimento, Nomadismos contemporâneos : Um estudo sobre errantes trecheiros, São Paulo : Editora UNESP, 2008.

Une telle catégorie de figures de croisement manifeste par des formes narratives non seulement la mentalité post-moderne des cosmopolites mais aussi l’attitude pré-moderne des nomades. Toutefois, et on l’approfondira plus tard, les textes nomadiques ne véhiculent pas simplement l’idée de la disparition des frontières, mais plutôt le concept que la modulation sédentaire des frontières est remplacée par une nomadique où l’intensité de la transition à travers la plupart des frontières est minimisée ou même annihilée.21

Note de bas de page 22 :

 Cfr Sharon Ouditt, dir., Displaced Persons : Conditions of Exile in European Culture, Aldershot, UK ; Burlington, VT, Ashgate, 2002 ; Paul Allatson et Jo McCormack, dirs, Exile Cultures, Misplaced Identities, Amsterdam et New York : Rodopi, 2008 ; Hyacinthe Carrera, dir., Exils, Perpignan, Presses de l’Université de Perpignan, 2010 ; Nicholas de Genova et Nathalie Peutz, dirs, The Deportation Regime : Sovereignty, Space, and the Freedom of Movement. Durham, N.C. : Duke University Press, 2010.

La région en haut à droite du diagramme sémiotique tensif contient des figures de croisement révélant, par des formes narratives, une phénoménologie des frontières laquelle est sémantiquement opposée à celle dénommée « appartenance sédentaire ». Dans cette région, dénommée « aliénation nomadique », on trouve des figures de croisement caractérisées à la fois par intensité de transition et extension de distance élevées. Les représentations de l’exile de toute sorte sont typiques de cette région.22 Plus en général, toutes les figures « épiques » de croisement, où la grande distance couverte afin de se déplacer d’un milieu d’appartenance à un de non-appartenance est accompagnée par une expérience dramatique de la frontière entre eux, rentrent dans cette catégorie.

6. Parcours entre régimes d’appartenance.

Le diagramme sémiotique tensif construit et décrit jusqu’à présent doit être considéré non seulement en tant que représentation visuelle statique des différentes catégories de figures de croisement mais également comme leur visualisation dynamique. Le diagramme révèle la possibilité de plusieurs parcours sémantiques entre les quatre catégories de croisement identifiées jusqu’à présent. Quatre d’entre eux sont particulièrement intéressants car ils représentent des transformations entre polarités sémantiques opposées. Les premiers deux sont schématisés dans le diagramme sémiotique tensif de la figure 2 :

Fig. 2 - Le diagramme tensif des parcours d’appartenance, partie 1.

Fig. 2 - Le diagramme tensif des parcours d’appartenance, partie 1.

Le premier parcours, dénommé « exil/invasion » sous-tend les narrations où l’expérience d’un sujet (soit-il individuel ou collectif) se manifeste par la façon dont il substitue progressivement des figures d’appartenance sédentaire avec celles d’aliénation nomadique. Étant donné la logique sous-jacente au diagramme en haut, les implications phénoménologiques de cette substitution devraient être assez claires : des figures de croisement caractérisées par intensité de transition et extension de distance minimes sont de plus en plus remplacées par des figures de croisement impliquant intensité de transition et extension de distance maximales. Le parcours d’exil synthétise donc les traits sémantiques des modulations narratives évoquant un passage dramatique entre deux « régimes d’appartenance », l’un où l’expérience des frontières est minimisée en ce qui concerne à la fois sont intensité et son extension, et l’autre où une telle expérience est magnifiée dans les deux sens.

Note de bas de page 23 :

 Massimo Leone, « On my Accent – Signs of Belonging in Present-Day Multicultural Societies », Analisi delle culture – Culture dell’analisi / Analysis of Cultures – Cultures of Analysis (Massimo Leone, dir.), numéro monographique de Lexia, nouvelle série, nos 5-6, 2010, pp. 415-450.

Toutes les narrations de l’exile, de la migration, et du déracinement peuvent être interprétées, par exemple, comme manifestant, par des formes narratives, ce parcours sémantique. Le parcours d’exil/invasion sous-tend les narrations textuelles des sujets dont le déplacement extensif à travers l’espace (physique ou conceptuel, « réel » ou « virtuel ») coïncide avec une expérience intense de non-appartenance, de croisement des frontières entre un milieu d’appartenance et un de non-appartenance23. Toutefois, ce parcours sémantique, ainsi que ceux qui seront illustrés ensuite, sous-tend non seulement les textes où la transition entre régimes d’appartenance différents est représentée du point de vue du sujet dynamique, à savoir celui (soit-il un individu ou un groupe) se déplaçant dans l’espace et croisant des frontières, mais aussi du point de vue du sujet statique, à savoir celui qui, enraciné dans un milieu d’appartenance, en voit les frontières croisées par quelqu’un ou quelque chose provenant d’un ailleurs. Les transitions entre régimes d’appartenance qui selon la perspective du sujet dynamique incarnent un parcours d’exil, en manifestent un d’invasion du point de vue du sujet statique.

Note de bas de page 24 :

 Massimo Leone, « Legal Controversies about the Establishment of New Places of Worship in Multicultural Cities : a Semiogeographic Analysis », op. cit.

Comme on le verra de manière plus approfondie ensuite, dans ce premier parcours sémantique le sujet statique et celui dynamique sont également l’un l’anti-sujet de l’autre : le premier craint que l’exil du second n’entraîne sa propre invasion et donc son propre exile, ainsi que la dissipation de son propre régime d’appartenance sédentaire.24 Le sujet dynamique, au contraire, pourrait voir son propre régime d’aliénation nomadique comme une conséquence de l’attachement antagonique du sujet statique à son régime d’appartenance sédentaire. En d’autres mots, tout comme le croisement de la frontière par le sujet dynamique en exile la rend d’un coup dramatiquement perceptible au sujet statique, ainsi le retranchement par lequel le sujet statique protège une telle frontière de « l’invasion » du sujet dynamique la lui rend encore plus visible. Les narrations d’appartenance ne sont que la manifestation textuelle de la dialectique entre sujet statique et sujet dynamique, laquelle à son tour n’est que la manifestation anthropomorphe de la bataille de régimes sémantiques d’appartenance qu’ils incarnent.

Le deuxième parcours, dénommé de « cosmopolitisme/curiosité », sous-tend les narrations où l’expérience d’un sujet (soit-il individuel ou collectif) se manifeste par la substitution progressive de figures d’aliénation sédentaire par celles d’appartenance nomadique. Du point de vue phénoménologique cette substitution implique que des figures de croisement caractérisées par intensité de transition maximale et extension de distance minime cèdent graduellement la place à celles entraînant extension de distance maximale et intensité de transition minime. Le parcours de cosmopolitisme/curiosité, donc, synthétise les traits sémantiques des modulations narratives évoquant un passage dramatique entre deux « régimes d’appartenance » : l’un où l’expérience des frontières est minimisée dans son extension et magnifiée dans son intensité, l’autre où l’expérience est magnifiée dans son extension et minimisée dans son intensité. Par exemple, les narrations où un sujet « effrayé du monde » de quelque sorte trouve la force d’entreprendre un voyage et découvre que le monde peut devenir « sa maison », peuvent être interprétées comme manifestant, en forme narrative, ce parcours sémantique.

Comme le premier parcours sémantique, celui de cosmopolitisme/curiosité sous-tend non seulement des narrations du point de vue du sujet dynamique (celui qui croise les frontières), mais aussi du point de vue du sujet statique (celui qui voit les frontières croisées par le sujet dynamique). Dans ce parcours sémantique (qu’on appellera « le parcours sémantique de curiosité ») un sujet statique (soit-il un individu ou un groupe) passe de la peur, voire la terreur, face aux différences provenant d’ailleurs à la neutralité, voire la curiosité et l’enthousiasme, à leur égard. Cela est le parcours sémantique typique de ceux qui, initialement ahuris par la différence provenant d’ailleurs, progressivement la regardent se transformer dans un élément constitutif de leur « ici », de leur milieu d’appartenance.

Note de bas de page 25 :

 Massimo Leone, « Ospitalità permanente : Intorno alla semiotica dello spazio sacro », Carte semiotiche, nos 9-10, 2006, pp. 117-131.

En effet, le parcours sémantique aillant de l’aliénation sédentaire à l’appartenance nomadique entraîne non seulement le fait de croiser les frontières du monde sans s’en apercevoir, mais aussi celui de laisser que des autres sujets fassent de même sans qu’on le remarque. En d’autres mots, les textes « curieux » expriment l’idée que lorsque je tombe en tant que sujet statique sur quelqu’un ou quelque chose venant d’un ailleurs distant, je n’interprète pas cette rencontre comme résultant d’un croisement de la frontière entre son milieu d’appartenance et le mien (c’est-à-dire, son milieu de non-appartenance), mais comme résultant de notre circulation dans un milieu d’appartenance commun, où l’intensité de la transition des frontières est constamment minimisée.25

Note de bas de page 26 :

Ibidem.

Tandis que dans les « narrations cosmopolites » l’intensité de la transition est systématiquement narcotisée au moment où le sujet dynamique croise les frontières du monde, dans les « narrations curieuses » elle est systématiquement minimisée au moment où le sujet statique voit celui dynamique croiser les frontières du monde. Le résultat de cette atténuation systématique de l’intensité de transition impliquée par le croisement des frontières est que le sujet statique et celui dynamique ne peuvent plus être l’un l’anti-sujet de l’autre, comme il arrivait dans les narrations de l’exil et de l’invasion. Au contraire, dans ce cas les positions phénoménologiques et sémiotiques de l’hôte qui héberge (host) et de celui qui est hébergé (guest) se confondent au point que le cosmopolitisme du sujet dynamique nourrit la curiosité de celui statique et vice versa.26

Le troisième « parcours d’appartenance » et le quatrième sont représentés visuellement dans le diagramme de la figure 3.

Fig. 3 - Le diagramme tensif des parcours d’appartenance, partie 2.

Fig. 3 - Le diagramme tensif des parcours d’appartenance, partie 2.

Le troisième parcours, dénommé « parcours d’acclimatation/tolérance », sous-tend les narrations où l’expérience du sujet (soit-il individuel ou collectif) se manifeste par la substitution progressive des figures d’aliénation nomadique par celles d’appartenance sédentaire. Du point de vue phénoménologique, une telle substitution implique que les figures de croisement caractérisées par intensité de transition et extension de distance minimes cèdent graduellement la place à celles impliquant extension de distance et intensité de transition maximales. Le parcours d’acclimatation/tolérance, donc, synthétise les traits sémantiques des modulations narratives évoquant un passage dramatique entre deux « régimes d’appartenance » : l’un où l’expérience des frontières est magnifiée en ce qui concerne à la fois l’extension et l’intensité, l’autre où, au contraire, une telle expérience est minimisée en ce qui concerne à la fois l’extension et l’intensité.

Ce parcours sémantique sous-tend, par exemple, les narrations « d’intégration culturelle », où un sujet dynamique devient progressivement le sujet statique d’un nouveau milieu d’appartenance. Le passage entre l’expérience des frontières des migrants de première génération et l’expérience des frontières des migrants de deuxième génération se manifeste fréquemment au moyen de textes narratifs caractérisés par un parcours sémantique d’acclimatation : l’intensité de la transition et l’extension de la distance impliquées par l’arrivée et la présence de migrants de première génération dans un nouveau milieu d’appartenance sont graduellement minimisées par la permanence de migrants de deuxième génération dans le même milieu. Pour les migrants de deuxième génération, le même milieu devient leur propre milieu d’appartenance, au point qu’ils peuvent parfois agir en tant que « sujets statiques » vis-à-vis d’autres migrants de première génération et donc les considérer comme « envahisseurs » (selon la logique visualisée dans le premier diagramme tensif).

Ce qui dans la perspective du sujet dynamique est le parcours sémantique de l’acclimatation, du point de vue du sujet statique est le parcours sémantique de la tolérance : dans les modulations narratives sous-tendues par un tel parcours, les insiders graduellement apprennent à voire les outsiders comme appartenant à leur propre milieu et donc à oublier la frontière entre « nous » et « eux ». Comme dans le parcours sémantique de cosmopolitisme/curiosité, ici aussi la relation entre le sujet dynamique et celui statique est non-antagonique, car dans les deux cas l’intensité de la transition est minimisée.

Toutefois, le parcours sémantique de cosmopolitisme/curiosité diffère de celui d’acclimatation/tolérance en ce qui concerne l’extension de la distance : quoique dans le cosmopolitisme et dans la curiosité le sujet statique et celui dynamique se considèrent l’un l’autre comme appartenant au même milieu, ils n’oublient pas la distance entre eux. En d’autres mots, dans le cosmopolitisme/curiosité l’outsider appartient en tant qu’outsider et non pas en tant qu’insider, car la différence entre dedans et dehors est estompée.

Dans l’acclimatation et la tolérance, au contraire, le sujet statique et celui dynamique se considèrent réciproquement comme appartenant au même milieu, justement car ils oublient la distance qui les sépare. En d’autres mots, dans l’acclimatation/tolérance, l’outsider n’appartient que dans la mesure où il se transforme en insider ; il n’appartient en tant qu’outsider, car l’on maintient la différence entre dedans et dehors.

Enfin, le dernier parcours, dénommé « aliénation/suspect », sous-tend les narrations où l’expérience d’un sujet (soit-il individuel ou collectif) se manifeste dans la substitution progressive de figures d’appartenance nomadique avec celles d’aliénation sédentaire. Du point de vue phénoménologique, une telle substitution implique que les figures de croisement caractérisées par intensité de transition minime et extension de distance maximale cèdent la place à celles impliquant intensité de transition maximale et extension de distance minime. Le parcours d’aliénation/suspect, donc, synthétise les traits sémantiques des modulations narratives lesquelles évoquent un passage dramatique entre deux « régimes d’appartenance », l’un où l’expérience des frontières est magnifiée en extension mais minimisée en intensité, l’autre où une telle expérience est minimisée en extension et magnifiée en intensité.

Par exemple, l’expérience du sujet qui « ne reconnaît plus la société dans laquelle il vit » est une incarnation narrative typique du parcours d’aliénation. Dans ce cas, le sujet ne doit pas se déplacer dans des espaces lointains (soient-ils physiques ou conceptuels, « réels » ou virtuels) pour s’apercevoir qu’il n’y appartient pas ; en revanche, ce sentiment de non-appartenance surprend le sujet lorsqu’il est chez lui, environné par son propre milieu, insider parmi les insiders.

Ce qui du point de vue du sujet dynamique est le parcours sémantique d’aliénation, à partir de la perspective du sujet statique est le parcours sémantique de suspect. Toutefois, tout comme dans le parcours sémantique de cosmopolitisme/curiosité le rôle du sujet dynamique et celui du sujet statique se confondent car l’un nourrit la position sémantique de l’autre, ainsi les mêmes rôles se confondent dans le parcours sémantique d’aliénation/suspect : tous les sujets suspectent que les autres sujets dans le même milieu en réalité n’y appartiennent pas, mais ainsi faisant ils nourrissent réciproquement leur propre sentiment de non-appartenance. Exactement comme dans le parcours de cosmopolitisme/curiosité, chacun conçoit l’autre comme outsider mais tout le monde partage le même milieu d’appartenance (et, donc, tous partagent le même milieu de non-appartenance). Par exemple, si le parcours sémantique de cosmopolitisme/curiosité est typique des « sociétés de migrants » où la cohésion sociale résulte du repérage d’un terrain commun dans les différences, le parcours sémantique d’aliénation/suspect est typique des « sociétés nationales » où la désintégration sociale dérive du repérage de différences dans un terrain commun.

Comme dans le parcours sémantique d’exile/invasion ici aussi la relation entre le sujet dynamique et celui statique est antagonique, du moment que dans les deux cas l’intensité de transition est magnifiée. Toutefois, le parcours sémantique d’exile/invasion diffère de celui d’aliénation/suspect en ce qui concerne l’extension de distance : dans le premier cas, les insiders s’aperçoivent que leur milieu d’appartenance est menacé par des outsiders qui en croisent la frontière provenant d’un ailleurs lointain. Dans le deuxième cas, au contraire, les insiders sentent que leur milieu d’appartenance est menacé par des autre insiders.

7. Rhétoriques d’appartenance.

Les diagrammes tensifs qu’on vient de décrire aident à visualiser non seulement une pluralité de parcours sémantiques mais aussi une multitude d’opérations dynamiques. En d’autres mots, les diagrammes fournissent des schématisations des façons dont des types différents de discours peuvent promouvoir telle ou telle transition entre régimes d’appartenance en proposant une substitution plus ou moins rapide de figures de croisement.

Une stratégie rhétorique de cosmopolitisme et curiosité consistera alors dans la production de discours qui graduellement substituent des figures de croisement caractérisées par intensité de transition maximale et extension de distance minime avec des figures de croisement caractérisées par intensité de transition minime et extension de distance maximale. Une telle substitution résultera dans un passage de l’aliénation et du suspect au cosmopolitisme et à la curiosité. Selon cette stratégie rhétorique, les individus d’un groupe seront de plus en plus encouragés à considérer que les autres individus dans le même groupe sont chacun doué de caractéristiques particulières, les rendant tous différents l’un de l’autre en termes de, par exemple, origine ethnique, classe socio-économique, orientation sexuelle, persuasion religieuse, etc. Par des stratégies rhétoriques de cosmopolitisme et curiosité les membres d’un certain milieu d’appartenance apprendront à percevoir les différences entre eux-mêmes et les autres individus dans le même milieu ; par conséquent, ils cesseront de concevoir ce milieu comme un bloc monochromatique et commenceront à y saisir des nuances. En même temps, par des stratégies rhétoriques de cosmopolitisme et curiosité, les membres d’un certain milieu d’appartenance apprendront à réagir à cette variété interne non pas avec suspect mais avec curiosité, non pas avec agressivité antagonique mais avec hospitalité coopérative.

Note de bas de page 27 :

 Cfr Massimo Leone, « Legal Controversies about the Establishment of New Places of Worship in Multicultural Cities : a Semiogeographic Analysis », op. cit. ; Id., « Citizens of a Lesser God : Religious Minorities and the Legal Discourse of Multi-Cultural Democracies – The Case of Canada», Revue internationale de sémiotique juridique / International Journal for the Semiotics of Law, 2012, à paraître.

Les nations multiculturelles comme l’Australie et le Canada investissent annuellement des fonds importants pour l’élaboration et le développement de programmes finalisés à encourager les citoyens à la conscience et à l’appréciation de la variété socioculturelle de la population. Le succès de tels programmes dépend étroitement de la mesure dans laquelle ils parviennent à créer des figures persuasives de cosmopolitisme et curiosité capables de substituer celles d’aliénation et suspect. Il est superflu d’ajouter que ces programmes couteux sont parfois moins efficaces que des textes de fiction comme romans, films, chansons, etc. lesquels engendrent la même inversion de régime d’appartenance par le pouvoir de leur discours poétique.27 Grâce à ces textes de fiction, les individus d’un groupe parfois commencent à croire que tous les autres individus dans le même groupe sont en effet une source de surprise infinie à préserver avec enthousiasme. Le résultat final du succès des stratégies rhétoriques de cosmopolitisme et curiosité est la confiance multiculturelle.

De l’autre côté, une stratégie opposée d’aliénation et suspect consistera dans la production de discours qui plus ou moins graduellement substituent des figures de croisement caractérisées par intensité de transition minime et extension de distance maximale avec des figures de croisement caractérisées par intensité de transition maximale et extension de distance minime. Une telle substitution résultera dans un passage du cosmopolitisme et de la curiosité à l’aliénation et au suspect. Par exemple, selon cette stratégie rhétorique, les individus d’un groupe seront de plus en plus encouragés à considérer que les autres individus dans le même groupe sont tous doués exactement des mêmes caractéristiques essentielles, rendant leur origine ethnique, leur classe socio-économique, leur orientation sexuelle, leur persuasion religieuse, etc. entièrement sans importance. Par des stratégies rhétoriques d’aliénation et de suspect, les membres d’un certain milieu d’appartenance apprendront à oublier les différences entre eux-mêmes et les autres individus dans le même milieu. Ils cesseront, donc, de saisir des nuances dans ce milieu et commenceront à le percevoir comme un bloc monochromatique. En même temps, par des stratégies rhétoriques d’aliénation et de suspect, les membres d’un certain milieu d’appartenance apprendront à réagir à une telle absence de variété interne avec suspect et agressivité antagonique.

Les théories anthropologiques qui représentent les êtres humains comme tous prônes au même égoïsme socio-économique normalement utilisent des ressources symboliques importantes dans l’élaboration et le développement d’idées finalisées à encourager les citoyens à croire qu’ils devraient être tous conscient de l’étonnante monotonie des motivations à la base des comportements des autres individus : avidité, avidité, et encore avidité. Le succès de telles idées dépend étroitement de la mesure où elles parviennent à créer des figures persuasives d’aliénation et de suspect capables de substituer celles de cosmopolitisme et de curiosité. Il est superflu d’ajouter que parfois ces théories anthropologiques sont moins efficaces, par exemple, que la propagande économique et politique engendrant la même inversion de régime d’appartenance par la force du discours médiatique. À cause de ces média les individus d’un groupe parfois commencent à croire que les comportements de tous les autres individus dans le même groupe confirment leurs suspects. Le résultat final du succès des stratégies rhétoriques d’aliénation et suspect est la méfiance mono-culturelle.

Une troisième stratégie rhétorique d’acclimatation et tolérance consistera dans la production de discours qui plus ou moins graduellement substituent des figures de croisement caractérisées par intensité de transition et extension de distance maximales avec des figures de croisement caractérisées par intensité de transition et extension de distance minimes. Une telle substitution résultera dans un passage de l’exil et de l’invasion à l’acclimatation et à la tolérance. Par exemple, selon cette stratégie rhétorique aussi les individus d’un groupe seront de plus en plus encouragés à considérer que les autres individus dans le même groupe sont tous doués exactement des mêmes caractéristiques essentielles, rendant leur origine ethnique, classe socio-économique, orientation sexuelle, persuasion religieuse, etc. entièrement sans importance. Par des stratégies rhétoriques d’acclimatation et tolérance, les membres d’un certain milieu d’appartenance apprendront également à oublier les différences entre eux-mêmes et les autres individus dans le même milieu. Ils cesseront de saisir des nuances dans ce milieu et commenceront à la concevoir comme un bloc monochromatique. En même temps, différemment des stratégies rhétoriques d’aliénation et suspect, celles d’acclimatation et tolérance encouragent les membres d’un certain milieu d’appartenance à la confiance et à des comportements coopératifs.

Les politiques sociales d’assimilation et intégration normalement utilisent des ressources symboliques importantes dans l’élaboration et le développement d’idées finalisées à encourager les citoyens à croire dans le dépassement de leurs particularités socioculturelles et dans la primauté de leur terrain commun. Le succès de telles idées dépend étroitement de la mesure où elles parviennent à créer des figures persuasives d’acclimatation et tolérance capables de substituer celles d’exil et invasion. Il est superflu d’ajouter que parfois ces politiques sociales sont moins efficaces que des procès démographiques engendrant la même inversion de régime d’appartenance par le pouvoir de la statistique : des caractéristiques socioculturelles exceptionnelles deviennent normales en conséquence de la croissance de leur importance statistique. Grâce à ces procès démographiques les individus d’un groupe parfois commencent à croire que tous les autres individus dans le même groupe partagent la même origine, et réagissent à cette conviction avec l’attitude selon laquelle « après tout, nous sommes tous égaux ». Le résultat final du succès des stratégies rhétoriques d’acclimatation et tolérance est la confiance monoculturelle.

Note de bas de page 28 :

 Cfr Massimo Leone, « Sustainable Religions in Contemporary Cities : A Semiotic Approach », International Journal of Environmental, Cultural, Economic, and Social Sustainability, vol. 5, n. 3, 2009, pp. 47-59.

Enfin, une quatrième stratégie rhétorique d’exile et d’invasion consistera dans la production de discours qui plus ou moins graduellement substituent des figures de croisement caractérisées par intensité de transition et extension de distance minimes avec des figures de croisement caractérisées par intensité de transition et extension de distance maximales. Une telle substitution résultera dans un passage de l’acclimatation et la tolérance à l’exil et à l’invasion. Selon cette stratégie rhétorique, les individus d’un groupe seront de plus en plus encouragés à considérer que les autres individus dans le même groupe sont tous doués de caractéristiques particulières, les rendant tous différents, par exemple, en termes d’origine ethnique, classe socio-économique, orientation sexuelle, persuasion religieuse, etc. Par des stratégies rhétoriques d’exile et d’invasion, les membres d’un certain milieu d’appartenance apprendront à percevoir les différences entre eux-mêmes et les autres individus dans le même milieu ; par conséquent, ils cesseront de concevoir ce milieu comme un bloc monochromatique et commenceront à y saisir des nuances. En même temps, par des stratégies rhétoriques d’exil et d’invasion, les membres d’un certain milieu d’appartenance commenceront à réagir à une telle variété interne non pas avec curiosité mais avec suspect, non pas avec hospitalité coopérative mais avec agressivité antagonique.28

Les leaders politiques xénophobes normalement utilisent des ressources symboliques importantes dans l’élaboration et le développement d’idées encourageant les citoyens à croire qu’ils devraient tous être consciemment épouvantés de la variété socio-culturelle de la population. Les ressemblances doivent être un objet de confiance, les différences de peur. Le succès de ces leaders dépend étroitement de la mesure dans laquelle ils parviennent à créer des figures persuasives d’exil et d’invasion capables de substituer celles d’acclimatation et de tolérance. Il est superflu d’ajouter que parfois des idéologies de cette sorte sont moins efficaces, par exemple, que des programmes  télévisés engendrant la même inversion de régimes d’appartenance par le pouvoir du discours médiatique. Grâce à ces textes médiatiques, les individus d’un groupe parfois commencent à croire que tous les autres individus dans le même groupe sont en effet une source de surprise infinie, à éviter à tout prix. Le résultat final des stratégies rhétoriques d’exile et d’aliénation est la méfiance multiculturelle.

Le diagramme dans la fig. 4 visualise, en les schématisant, les quatre rhétoriques de l’appartenance décrites jusqu’ici.

Fig. 4 - Le diagramme tensif des rhétoriques d’appartenance.

Fig. 4 - Le diagramme tensif des rhétoriques d’appartenance.

8. Conclusion : l’axiologie de l’appartenance.

Quoique la typologie de parcours sémantiques et stratégies rhétoriques d’appartenance qu’on vient de proposer ait été construite à partir d’une perspective étroitement phénoménologique et sémiotique et avec aucune intention idéologique particulière, une telle typologie implique évidemment une axiologie. Les parcours sémantiques et les stratégies rhétoriques par lesquels l’on se déplace de la méfiance sociale à la confiance sont présentés comme plus souhaitables que ceux par lesquels l’on se déplace dans la direction opposée. Après tout, il est difficile de soutenir l’idée que les sociétés où la méfiance sociale est plus commune de la confiance soient plus désirables, car la nature même d’une société est, en effet, fondée sur la coopération.

En ce qui concerne le mouvement des parcours sémantiques et des stratégies rhétoriques de confiance mono-culturelle à ceux de confiance multiculturelle, son axiologie est plus ambiguë. On pourrait soutenir qu’une société où les individus sont mutuellement conscients et bien disposés les uns vis-à-vis les particularités socioculturelles des autres, y réagissant avec curiosité, confiance, et coopération, n’est qu’une société utopique, qui ne deviendra jamais une réalité. En outre, on pourrait soutenir que la confiance et la coopération dans les sociétés ne jaillissent pas de la perception curieuse des différences mais de la conscience confortable des ressemblances. Tout le débat autour de l’intégration versus les politiques multiculturelles pourrait être reformulé comme un débat autour des stratégies rhétoriques d’acclimatation et tolérance versus celles de cosmopolitisme et curiosité.

Note de bas de page 29 :

 Cfr Massimo Leone, « The Paradox of Shibboleth – Immunitas and Communitas in Language and Religion », Natura umana e linguaggio (Giusy Gallo, dir.), numéro monographique de RIFL – Rivista italiana di filosofia del linguaggio, n. vol. 1, 2009, pp. 131-157 ; disponible dans le site web www.rifl.unical.it/news/base.php?subaction=showfull&id=1252453101 (dernier accès le 2 janvier 2011).

Toutefois, l’on pourrait aussi formuler l’hypothèse que les sociétés où les sujets (soient-ils des individus ou des groupes) peuvent trouver une place dans un milieu social d’appartenance sans renoncer à leurs identités soient plus désirables que les sociétés où les outsiders ne peuvent trouver un placement que s’ils commencent à se comporter comme des insiders. En effet, si l’on admet la présupposition que les sociétés, tout comme les langues, sont caractérisées par une capacité infinie de différentiation interne, l’on devrait admettre également la capacité des sociétés de recréer constamment les différences entres insiders et outsiders lesquelles sont temporairement estompées par des stratégies rhétoriques d’acclimatation et de tolérance.29 Après tout, il est difficile de soutenir l’idée que les sociétés où la variété culturelle n’est pas un obstacle mais un instrument de confiance sociale et coopération soient moins désirables, car la nature même d’une société implique une production et reproduction constante de différences culturelles.

Note de bas de page 30 :

 Cfr, par exemple, Massimo Leone, « Hearing and Belonging : On Sounds, Faiths, and Laws », op. cit. ; Id. « Citizens of a Lesser God : Religious Minorities and the Legal Discourse of Multi-Cultural Democracies », op. cit. ; Id.,

Toutefois, avant de parvenir à des conclusions hâtives pour déterminer quels régimes d’appartenance sont les plus souhaitables pour les sociétés présentes et futures, les diagrammes vides qu’on vient de décrire devront être remplis par des cas d’étude concrets. C’est ce qu’on fera prochainement, décrivant et analysant les stratégies d’appartenance les plus communes dans les sociétés contemporaines30.