Praxis énonciative, habitude et résistance au changement

Denis BERTRAND

Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

https://doi.org/10.25965/as.6727

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : actantialité, changement, habitude, langue inclusive, narrativité, praxis énonciative, sémiotique

Auteurs cités : Juan ALONSO, Denis BERTRAND, Raúl DORRA, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Daniel KAHNEMAN, John LOCKE, Ghérasim LUCA, Jean-François LYOTARD, Jean-Louis MISSIKA, Michel de MONTAIGNE, Michel TOURNIER, Amos TVERSKY, Claude ZILBERBERG

Plan

Texte intégral

1. Introduction

Quelques semaines avant le colloque sur les « nudges », moteur de la présente publication, plusieurs de ses participants étaient réunis à Istanbul, à la double initiative de Nedret Oztokat et de Jacques Fontanille, pour échanger sur « La ville et ses langages ». A bien des égards, nos réflexions d’aujourd’hui, centrées sur les comportements collectifs dans la cité et sur les modes de leur inflexion, peuvent être comprises comme un prolongement de celles qui les ont précédées en Turquie.

Nous y avions présenté un exposé sur l’esthétique comportementale, intitulé « Esthétique urbaine, entre attractivité et répulsivité ». Il s’agissait de réfléchir sur les significations du mobilier urbain dit « hostile », sur les dispositifs repoussoirs, sur les techniques d’éloignement des indésirables et tout ce qu’en anglais on appelle l’« unpleasant design ». Certes, ce thème nous mettait à l’opposé de ce qui nous occupe aujourd’hui : nous nous interrogions sur les stratégies d’exclusion alors que nous examinons les stratégies d’inclusion, nous nous intéressions à la dureté du « faire ne pas faire » impérieux, alors qu’ici nous nous attachons à la douceur du « faire faire » qui, en s’avançant masqué, efface sa part coercitive pour mieux souder la communauté. On ne saurait donc reprendre le même exposé, pour des raisons qui ne sont pas que déontologiques !

Note de bas de page 1 :

Jean-Louis Missika, Le nouvel urbanisme parisien, Terra Nova, en ligne, 2019, p. 2. L’auteur est adjoint à la maire de Paris (2014-2020), chargé de l’urbanisme, de l’architecture, des projets du Grand Paris, du développement économique et de l’attractivité.

Et pourtant nous voudrions, en introduction, évoquer un phénomène de recouvrement entre les deux thématiques. Nous avions placé notre étude sur l’horizon d’un concept en vogue actuellement dans l’urbanisme, celui de « commun urbain », expression qui désigne l’espace public où l’on se déplace, l’air qu’on y respire, l’eau qu’on y boit, la culture qu’on y diffuse, bref l’ensemble des valeurs matérielles et immatérielles que tous les citadins ont en partage dans leur espace de vie. Plus encore, ce « commun urbain » est aussi supposé « ouvrir la voie à un nouveau mode de gestion collaborative de nos ressources communes et vitales »1. Il y a évidemment quelque chose d’utopique dans cette définition des « communs », collectivement et aimablement gérés, tant ils présupposent d’ajustements sensibles, cognitifs, pragmatiques, comportementaux, économiques, relationnels entre les individus, les groupes, les formations institutionnelles et les objets eux-mêmes. Mais un paradoxe vient d’emblée entraver cette utopie, c’est celui des phénomènes d’exclusion, d’excommunion pourrait-on dire, tels qu’ils se manifestent à travers le mobilier répulsif.

2. La double valence : répulsion fonctionnelle / attraction esthétique

L’objet emblématique et comme fondateur de ce type de mobilier urbain est le banc Camden, anglais, considéré comme un « chef d’œuvre de l’unpleasant design ». L’analyse sémantique du banc, comme celle de tous les objets dits « répulsifs », nous montre que le principe qui en guide la conception est celui de la réduction de la polysémie : pas question de s’y allonger, de cacher des objets dans des niches ou des anfractuosités, de s’en servir comme une piste à skateboard, bref de détourner le banc de sa fonction unique et exclusive qui est « de s’asseoir ». Nous pensons évidemment à l’ancienne analyse structurale du sémème « siège » par Bernard Pottier : « pour s’asseoir ». Un point c’est tout ! Or cette première approche est intéressante pour ce qui nous occupe : en effet, on peut définir un espace comme « public » dans la mesure où il est ouvert à la polysémie, c’est-à-dire autorise des potentialités énonciatives, des investissements, des usages, des comportements et des modes d’appropriation variés. Un banc public, on peut s’y bécoter, y pique-niquer, y lire Greimas, y faire une sieste, etc.

Fig. 1. Camden bench, mobilier urbain en béton, créé en 2012 par Factory Furniture, et installé à Camden Town, dans le nord de Londres.

Fig. 1. Camden bench, mobilier urbain en béton, créé en 2012 par Factory Furniture, et installé à Camden Town, dans le nord de Londres.

Or, l’usage effectif qui a été fait de ce banc a très rapidement brisé la monosémie programmée. Il est devenu un objet esthétique, sculptural, on y perçoit l’inspiration de Brancusi. Plus encore, un jeune plasticien anglais, Roger Hiorns (né en 1975), s’en est emparé et, sur le mode des ready made de Duchamp, l’a inséré par un nouvel acte énonciatif dans une situation inédite, en l’exposant avec un jeune homme nu qui s’y appuie et dont le matériau corporel fait aussi partie de l’œuvre, dans le contexte artistique de la performance et de l’installation. On ne commentera évidemment pas l’œuvre en elle-même mais le détournement et l’acte d’appropriation, car ils font sens par rapport aux nudges.

Fig. 2. Roger Hiorns, Untitled (Security Object) with model (2013)

Fig. 2. Roger Hiorns, Untitled (Security Object) with model (2013)

Le cas du Camden bench n’est pas unique : la double valorisation du mobilier urbain répulsif est courante, elle recèle même un principe généralisable. Dans les villes d’aujourd’hui comme dans celles d’hier, qu’il s’agisse de grilles en fer forgé ou de structures au sol, les dispositifs répulsifs sont aussi des objets attractifs, du seul fait de leur composante esthétique (on pourrait en faire une typologie). De là à interpréter, narrativement, cette double valence, il n’y a qu’un pas.

Comme s’il s’agissait en effet de compenser la prescription négative et le geste déictique qu’exprime l’objet (« Dégage ! »), les dispositifs hostiles faits pour exclure sont aussi des œuvres séduisantes et conviviales. Chacune de ces valences a pour cible bien entendu des acteurs différents de la cité. D’un côté, ces dispositifs rompent tout contrat de citoyenneté pour les SDF à exclure, de l’autre ils renforcent ce contrat pour les « gens convenables » (selon l’expression de l’architecte Roland Castro). Les autorités municipales les inscrivent dans un univers urbain d’objets esthétisés, parfaitement isotopes avec eux, fondus en eux. Ils deviennent parmi les autres le miroir des attentes citoyennes, épousant les comportements dans un univers de valeurs prévisibles. Ces objets ont donc une fonction attractive de consolidation du contrat de sociabilité urbaine. Plus encore, ils participent de l’urbanité. Leur caractère aimable pour inviter à ne pas faire comme à faire, rejoint donc bien la philosophie manipulatrice des nudges.

Or, c’est cette relative complexité des opérations, à la fois cognitive et pragmatique, figurative et sensorielle, modale et passionnelle que nous aimerions interroger ici. Nous entendons « modal » au sens sémiotique de la modalité, comprise comme un énoncé qui module la relation entre le sujet et son prédicat : en l’occurrence la modalité du devoir (devoir faire ou ne pas faire) qui cohabite avec celle du vouloir, ou même se transforme en elle : voici la contrainte qui devient désir ! Pourquoi faut-il donc déployer des trésors de ruse et de subtilité pour s’assurer d’une modification des comportements, bénéfique bien sûr, combinant habilement comme dans le cas du banc Camden la rassurance et la menace ? Pourquoi donc est-ce si difficile ?

Tout d’abord, nous pouvons rappeler que les nudges, dans leur principe même, relèvent de la rhétorique classique de la persuasion, dont ils sont une configuration parmi d’autres, dans cette mesure où « persuader » s’oppose à « convaincre ». On connaît le dicton, attribué à Talleyrand : « Je peux convaincre autrui avec mes propres raisons, mais je ne le persuade qu’avec les siennes ». Toute la stratégie du nudge est là : il exige d’aller chercher les raisons de la cible. Il faut opérer un transfert énonciatif et imaginaire qui ressemble un peu au chassé-croisé des points de vue dans le mécanisme de la politesse, par exemple lorsqu’on disait au XVIIe siècle, pour prendre congé d’un hôte : « Je serais heureux que vous ne trouviez pas désobligeant qu’à présent je me retire. »

Il nous semble donc indispensable d’interroger, sémiotiquement, l’amont, l’étale et l’aval des nudges. La syntagmatique où ils prennent place. Comment ils se justifient, pourquoi on épouse leur prescription, pourquoi on la contourne... Nous nous intéresserons pour l’essentiel, de manière un peu détaillée, aux deux premiers segments de cette séquence.

3. L’amont : praxis et habitude

En amont de la manipulation, le foyer de la résistance au changement et la raison majeure de la difficulté d’infléchir les comportements – lorsqu’elle ne s’exprime pas en révolte –, est ce qui forme le socle de nos conduites : l’habitude. Or on peut parler, sinon de « mystère de l’habitude » selon le mot de Deleuze, du moins du paradoxe essentiel qui la traverse : l’habitude est le lieu de manifestation du non-sujet, et c’est pourquoi on la redoute, et elle est en même temps la condition fondatrice de l’existence du sujet, et c’est pourquoi on la vénère – sans le savoir.

Sur cette problématique de l’habitude, nous renvoyons à l’excellent dossier de la revue Protée, publié en 2010 sous la direction de Juan Alonso Aldama et d’Erik Bertin, « Répétition et habitude dans les pratiques quotidiennes », avec les contributions, entre autres, de Jean-Didier Urbain, Jacques Fontanille, Nicolas Couégnas, Didier Tsala Effa, Andrea Semprini... L’ampleur de l’objet d’étude est d’emblée indiquée dans la présentation du dossier : « L’habitude constitue, pour une bonne part, écrivent les coordinateurs, le vaste continent de ces pratiques récurrentes qui peuplent notre quotidien » (p. 5). Mais plus qu’en extension, cette immensité invasive se donne à saisir en compréhension. Le trait majeur de l’habitude en effet est la bivalence intriquée des instances non-sujet et sujet qui y prennent forme.

3.1. L’habitude, structure d’accueil et de formation du non-sujet

Le sens que Jean-Claude Coquet donne à cet actant, dans sa sémiotique des instances énonçantes, est en effet fortement confirmé avec l’habitude : le non-sujet, c’est celui qui prédique sans assumer, sans la réflexivité fondatrice du sujet. Celui-ci non seulement « dit » mais « se dit » qu’il dit, et il ajoute ainsi l’assomption à son dire. Or, le premier adjectif qui vient spontanément se coller à l’habitude, c’est « mauvaise » (on doit se débarrasser des mauvaises habitudes). Bien au-delà, le nombre de parasynonymes défavorables et péjoratifs l’indique, l’habitude est disqualifiée, elle est stigmatisée, elle ne pèse rien face à l’invention, à l’aventure, au risque, ou au vertige... Au contraire, elle s’enfonce dans la routine, elle se fige en manie, elle se ridiculise en marotte, elle se banalise dans le train-train quotidien synonyme d’ennui. Bref, elle exprime l’aliénation. Pas de salut pour un terme aussi négativement marqué sur le plan axiologique : or, elle l’est précisément parce qu’elle exerce sur le sujet une force dissolvante, en le transformant en automate.

Il y aurait bien entendu d’importantes nuances à apporter. Une typologie des non-sujets serait à établir : il y a celui qui se répète et « ne sait que sa leçon » comme le dit J.-Cl. Coquet, l’automate enfoui dans l’impersonnel de l’énonciation et de l’action, condamné à son immersion référentielle dans l’habitude « aveugle ». Mais il y a aussi le non-sujet de la passion qui consent à se soumettre à la loi directrice de ses objets, trouvant dans l’addiction la source de son plaisir. Il y a encore celui de la prière, qui peut être rituellement ânonnée en chapelet ou en dizain, et qui pourtant est au service d’une autre fonction : l’immersion spirituelle, participative, est différente de l’immersion référentielle. Et il y a, prolongeant ce dernier, le non-sujet de la pure contemplation rêveuse qui s’absorbe dans ses objets, et finit par renverser le cours de la perception, en se laissant regarder par eux : ces non-sujets-là ne sont pas de même nature que celui du bovarysme. C’est le non sujet de la déprise, celui qui se libère des embrayages dans l’immanence du sens et qui, profondément, débraye, pour, comme on dit, « se libérer l’esprit », se libérer de la contingence en consentant aux automatismes de l’habitude ou, ce qui revient peut-être au même, pour se pénétrer plus radicalement de l’insaisissable contingence qui nous est inhérente.

3.2. L’habitude, condition de la formation et du maintien du sujet

Note de bas de page 2 :

Michel Tournier, Vendredi, ou Les Limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, « Folio », 1967, p. 94.

Or on peut soutenir que l’habitude est aussi, à l’inverse, une condition constitutive du sujet, qu’elle en assure la formation et qu’elle est garante de son maintien. Dans sa contribution au numéro de Protée dont on vient de parler, sous le titre « L’habitude performative, ou la “routine” créatrice », Jean-Didier Urbain s’emploie à lever l’ambiguïté. Il prend ainsi l’exemple de Robinson Crusoé, dont il dit qu’il n’est pas seulement « la figure emblématique de l’homme ingénieux en espace désert », mais aussi, de manière beaucoup plus profonde, celle de « l’organisateur démiurgique en temps désert » (p. 21). Or cette organisation passe par la création des habitudes pour échapper à la vacance infinie du temps. Et le naufragé commence par le structurer, le mesurer, le compter à travers la répétition. On pense à la clepsydre dans Vendredi ou Les Limbes du Pacifique de Michel Tournier, dont Greimas analyse dans De l’imperfection la séquence de l’ultime goutte qui « apparaissait timidement [...], s’étirait, adoptait un profil piriforme » puis « reprenait sa forme sphérique, remontait même vers sa source, renonçant à tomber, et même amorçant une inversion du cours du temps »2. Le programme narratif de la goutte ainsi raconté est compris comme un événement esthétique parce qu’il fait irruption dans l’habitude préalablement construite. On peut soutenir qu’elle est la raison même de cet événement.

Car le temps que l’habitude, au-delà du seul faire, ne vient pas composer en programmes itératifs et en intrigues ritualisées, le temps que l’habitude, mise en forme de manière réglée, ne narrativise pas, est un temps de la dissolution de soi. Ce temps dissolvant peut, écrit justement Jean-Didier Urbain, « désemparer et détruire, car son absence de règles fragilise la conscience de soi, qui s’éprouve précisément à leur contact (au contact des règles), et peut disloquer du coup le sentiment (même illusoire) de maîtriser son existence » (p. 22). C’est alors, dans une formule forte, que l’auteur parle de l’habitude comme d’un « protocole de résistance » contre ce risque de décomposition, protocole dont l’instrument est la « programmation narrative en boucle » impliquant la répétition, le cycle, inscrivant les programmes dans le temps et dans l’espace selon des mesures réglées (la journée, le mois, l’année, etc.) et valant comme syntaxe, comme langage, c’est-à-dire comme sens.

On comprend pourquoi Jean-Didier Urbain, pour ne pas se laisser subjuguer par la version « non-sujet » de l’habitude, prend soin d’élaborer une typologie de ses usages, distinguant alors l’habitude « choisie » que nie l’habitude « imposée », et qui s’oppose à l’habitude « compulsive » que nie l’habitude « raisonnée ». On peut imaginer qu’un tel dispositif est susceptible de constituer une carte stratégique pour élaborer des modèles adaptés d’incitations ou d’inflexions des comportements : on aurait ainsi des nudges « adressés » aux habitudes compulsives, et d’autres aux habitudes choisies, et d’autres aux habitudes « imposées », etc. C’est une première piste.

3.3. La complémentarité nécessaire du non-sujet et du sujet

Note de bas de page 3 :

Michel de Montaigne, op. cit., p. 1080.

Note de bas de page 4 :

Ibid.

Mais nous voudrions insister sur ce problème de l’habitude comprise comme condition d’existence du sujet, pour aller en chercher les implications un peu plus loin. L’habitude se présente en effet comme la condition première du sens vécu, que l’on fait sien et qui fait corps avec nous : nous existons à travers ce à quoi nous sommes accoutumés. Le penseur de cette approche est bien entendu Montaigne, et notamment dans son dernier Essai, « De l’Expérience » : « C’est à la coutume de donner forme à notre vie, telle qu’il lui plaît »3. Cet ultime chapitre de l’œuvre, le treizième du livre III, est « l’essai de la méthode ». Contre les constructions souvent illusoires et les pièges de la raison, rien ne pèse comme la soumission aux faits, leur observation docile et accueillante. L’expérience et la pratique sont les chemins les plus sûrs vers la vérité. Et l’habitude en est le moteur essentiel. C’est le grand Destinateur, une force qui va, qui oriente, qui décide, qui prescrit, la « force de l’habitude » : « C’est le breuvage de Circé, qui diversifie notre nature comme bon lui semble »4. Cette force n’est peut-être pas ontique, mais elle est à coup sûr sémiotique.

Note de bas de page 5 :

Greimas, A. J. et Courtés, J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrée « usage », p. 412.

Il nous faut alors chercher le conditionnement de l’habitude dans la langue elle-même. Nous avons beaucoup réfléchi, à propos de l’énonciation en sémiotique, sur le problème de la praxis énonciative et sur ses rapports avec l’usage : la praxis étant l’énonciation de la masse parlante, dont les produits se déposent dans l’usage, auquel ils donnent forme en s’y sédimentant. Ce sont ces sédiments que chacun d’entre nous en parlant convoque tout au long des jours, dans notre bavardage interminable, répétant et ressassant sans relâche. Ce matériau dont nous avons hérité, si patiemment appris, c’est le matériau de nos échanges, puissamment tributaire de l’habitude. Le Dictionnaire de Greimas et Courtés définit l’« usage », en son sens hjelmslévien, sous-tendant la « parole » saussurienne de toute son épaisseur (plus que s’y opposant), comme « l’ensemble des habitudes linguistiques d’une société donnée »5. Une telle sédimentation est bien entendu un objet éminemment complexe, elle comporte plusieurs étages, aux interactions croisées, depuis la grammaire profonde, élémentaire, à la fois catégorique et tensive, se convertissant en grammaire actantielle avec ses ordonnances modales, et sémantiques, jusqu’aux figements les plus superficiels, la phraséologie de communauté, les tours syntaxiques, les mots à la mode, nos tics de langage. Comment se défaire d’un tel édifice d’habitude ?

Avant d’en venir à un cas sur lequel nous conclurons, nous voudrions prolonger cette réflexion sur l’habitude et l’usage au regard des positions subjectales. Et ne plus opposer le non-sujet dont a esquissé la complexité propre, au sujet, comme le valet au souverain. Nous croyons que les deux instances s’entrecroisent toujours et que le non-sujet est intriqué dans le sujet et inversement ; ou, en d’autres termes, que l’impersonnel de l’énonciation forme la basse continue des énonciations les plus personnelles et qu’il se présente bien comme une condition du personnel. C’est peut-être ce phénomène d’intrication qui justifie en profondeur les stratégies rhétoriques qu’illustrent des pratiques comme celles des nudges. Elles vont se jouer sur les deux niveaux de la praxis, de manière corrélée : solliciter le personnel à travers l’impersonnel, et l’impersonnel à travers le personnel.

Note de bas de page 6 :

« Passionnément », in Ghérasim Luca, Ne pas détacher le vide du sol (1985-1986), Paris, Gallimard, « Poésie », 2015, pp. 29-38.

L’intrication est une figure commode mais elle ne dit rien de ce qui se passe. En, réalité, on peut considérer qu’il y a une complémentarité réciproque essentielle et décisive entre le sujet et le non-sujet dans l’habitude. Prenons l’exemple de la parole. Pour parler, il faut bien cette masse d’impersonnel, ce consentement de non-sujet dans l’emploi automatisé des formes apprises par cœur (phonèmes, lexique, morphosyntaxe) et auxquelles littéralement on ne pense plus en parlant, que l’on utilise et que l’on exploite comme des automates. Et heureusement, car si nous sortions de cet état de non-sujet à ce niveau, et si nous nous mettions en quête d’une assomption, cette assomption même nous condamnerait au silence, nous interdisant à jamais d’accéder au statut de sujet ! C’est ce que l’on observe par exemple dans des entreprises poétiques comme celle de Ghérasim Luca. Nous pensons à son long poème du bégaiement : « Passionnément »6, où l’on passe de « pas pas paspaspas pas » à « passepasse passi passi pissez » pour finir enfin, arrachée au magma des produits de l’usage qui s’entrechoquent, s’effilochent, se reprennent et progressent en ahanant, par, dix pages plus loin, la proposition rêvée : « je t’aime passio passionnément ». Faire bégayer la langue, au sens où en parle Gilles Deleuze qui y voit l’essence de la littérature, c’est entrer dans l’assomption de ses mécanismes les plus intimes, d’en être en quelque sorte subjugués, de briser l’écran de l’habitude qui nous les masque pour le succès de notre communication efficace.

 Cette nécessaire cohabitation des deux instances est donc centrale dans l’habitude : un mixte de sujet et de non-sujet. Et elle est révélatrice du problème que rencontre le travail d’incitation, lorsqu’il s’agit justement de changer les habitudes, de les modifier par des inflexions douces, en épousant les volutes du sujet qui s’enroule à l’ossature du non-sujet. Ultime protection contre le vide.

Cette cohabitation d’instances, nous y insistons, est impliquée par le sens même de l’expression « praxis énonciative » qui est au cœur de la conception sémiotique de l’énonciation : la « praxis », dans son sens originaire repris par Greimas, désigne l’action en tant qu’elle est fondatrice et transformatrice du sujet. La praxis de la parole engendre l’usage, par la redondance et par la répétition, dans les opérations de convocation du déjà formé, du déjà dit, et même du sens déjà pré-formé à partir du noyau phonématique et plus profondément encore, dans les matériaux (intonatifs, accentuels, etc.) de la substance d’expression. L’usage n’est donc autre qu’un produit littéral de l’habitude. Habitude au sein de laquelle le sujet individuel, articulant convocation et révocation, abandon au non-sujet et assomption de sujet, se dessine, s’exprime, impose même, voire revendique, son ipséité, son style.

Note de bas de page 7 :

Cité par J. Alonso et E. Bertin, op. cit., p. 5.

C’est d’ailleurs, semble-t-il, ce que laisse entendre Jacques Fontanille lorsqu’il distingue l’habitude de la routine, en considérant que « l’habitude se présente comme l’articulation permanente d’une tension entre programmation externe, à caractère régulier et itératif, et ajustement du sujet aux circonstances, à la différence de la routine »7.

4. L’étale : habitudes de langue et langue inclusive

Nous en venons à l’étude d’un cas qui nous semble représentatif de la problématique dans son ensemble, liée aux nudges : en lui convergent la force de l’habitude, la combinaison actantielle de sujet et de non-sujet, et la difficulté de l’inflexion des comportements : c’est la question très actuelle de la langue dite « inclusive ».

4.1. Résistances

En matière d’habitude linguistique, l’usage s’appelle aussi le « bon usage » : produit de la praxis dans une perspective sémiotique, visée de l’apprentissage dans une perspective pédagogique, norme à laquelle il convient de se conformer dans une perspective idéologique. Or, et ce n’est pas nouveau, l’usage du français est aujourd’hui l’enjeu d’une inflexion des comportements linguistiques. Elle concerne ici la marque du genre. La règle venue des grammairiens du XVIIIe siècle, « le masculin l’emporte sur le féminin », est emblématique de ce qui est compris comme la trace d’un rapport de domination. Le genre grammatical vient alors à coïncider avec le genre sexuel. Et l’état des formes ordinairement perçu comme permanent est, pour celles et ceux qui l’éprouvent en termes de pouvoir, appelé à se transformer. La polémique oppose alors ceux et celles qui adoptent l’écriture inclusive, appelant à manifester de façon distinctive et permanente les deux genres dès qu’il s’agit de nommer un collectif de personnes (« cher-e-s ami-e-s »), et ceux qui s’en tiennent à l’usage sédimenté dans les pratiques et consolidé par les grammaires normatives. Le bon usage de Grévisse, d’une neutralité ambiguë, indique que l’adjectif épithète de deux noms de genres différents se met au « genre indifférencié, c’est-à-dire au masculin ». Sauf à accomplir un effort d’imagination suffisant pour se représenter le neutre en tant que tel, c’est-à-dire comme une forme générique empruntant accidentellement la morphologie du masculin, force est de constater que celui-ci est bivalent (à la fois masculin et neutre) alors que le féminin est monovalent, ce qui suffit à marquer une différence de périmètre sémantique et partant, politique.

Cette situation engendre un mouvement multiforme de résistance, tant du côté de l’arrachement à l’atavisme d’une domination qui réclame sinon un changement radical, du moins une inflexion des pratiques, qu’à celui du maintien dans ce à quoi on est accoutumé et qui « donne forme à notre vie ». Les positions, arguments et créations discursives issues de ce débat peuvent s’analyser sur le fond de toile actantiel du complexe non-sujet / sujet que nous avons évoqué plus haut. Quelques exemples, d’un bord et de l’autre, vont l’illustrer.

Un mouvement féministe avait lancé, dans les années 1970, le slogan : « 51 % des femmes sont des hommes ». Présenté à un public d’enseignantes et d’enseignants de langue française alors invité à l’expliciter, il donnait souvent lieu à des paraphrases évoquant la masculinisation des femmes (« porter le pantalon », etc.). Pesanteur de l’usage, immersion dans l’état impersonnel du « non-sujet ». Il fallait le geste analytique de l’assomption sémantique du « sujet » pour reconnaître le coup de force sémantique : l’attribution d’un sémème nouveau au lexème « femme », en lieu et place de ce que l’usage avait investi dans le lexème « homme », à savoir la marque d’espèce à côté de la marque de sexe. Le sens du slogan surgissait du même coup avec sa force d’événement, le générique spéciste d’« humain » (« *féminin » ?) étant alors identifié par le nom des membres de l’espèce numériquement les plus nombreux, les femmes. Et l’énoncé de démographie universelle retrouvait son sens. Mais pour réaliser, assumer et intégrer cette signification nouvelle, il fallait renverser le lourd monument de l’habitude bien planté dans ses sédiments historiques, et renoncer à l’état de non-sujet automate. Or, la suite l’a montré : échec de la provocation (qui signifie : « faire faire » en forçant la main).

Dans la perspective inverse, la résistance contre de telles tentatives de révocation de l’usage peut emprunter plusieurs voies, dont celle de la polémique. Marc Fumaroli, dans le journal Le Monde, en juillet 1998, sous le titre « La querelle du neutre », choisit le registre de l’ironie pour disqualifier toute évolution linguistique.

Légalisons sans frémir ces mots que les femmes avaient jusqu’ici refusé avec horreur : notairesse, mairesse, maîtresse de conférences, doctoresse, cheffesse, parce qu'ils riment fâcheusement avec fesse, borgnesse et drôlesse, n'évoquant la duchesse que de très loin. Tranchons entre recteuse, rectrice et rectale. Choisissons entre gardeuse et gardienne, entre proviseuse et proviseure, entre procureuse et procureure, entre ingénieuse et ingénieure.

Le propre de l’ironie est, au moyen du renversement antiphrastique, de disqualifier une position de sujet énonciateur assumée comme telle (les féministes en l’occurrence) par une méta-assomption, au second degré, celle d’un sujet antagoniste qui devient du même coup Destinateur souverain (car on ne peut contester l’ironie, sauf à sur-ironiser). Confronté à cette formidable dérision, le lecteur est alors sommé de s’associer au refus de changer de comportement langagier et de se conformer à la « sagesse » de l’usage.

La variante humoristique de la même attitude énonciative et militante apporte des éclairages sur la riche palette des positions actantielles qu’induisent attitudes et comportements face à la perspective du changement. En réponse à une lettre collective lui rappelant sa contribution attendue à un ouvrage en préparation, lettre dont le mode d’adresse utilisait la forme aujourd’hui courante (voire quasiment prescrite dans certains milieux universitaires), « Cher-e-s ami-e-s », un des destinataires avait répondu sur le mode drôlatique :

Cher.e.s Pierre et Paul,
pardon pour ce retard — moins que d’oubli, c’est d’hésitation qu’il-elle s’agit. Trêve d’hésitation, voici ma proposition, résumé-e et avec titre. Est-c-e qu-e l’écritur-e féminist-e sera de rigueure pour toutes les contributions ? Je n’arrive pas encor-e très bien à la maîtriser.
Amicalement-e 

A l’inverse de l’ironie qui joue sur la compétition paradigmatique des positions d’assomption (sujet et méta-sujet), ici, au contraire, l’instance d’énonciation se dissipe dans le désordre et la confusion des énoncés livrés à une mécanique apparemment déréglée. L’ordre syntagmatique se brouille. C’est la foire des non-sujets – où celui qui énonce, jouant de cette position mais l’ironisant en arrière-plan, vise bien entendu à projeter l’image de celui qui s’est adressé à lui (et qui devient ainsi un non-sujet, un pantin désarticulé). L’effet clownesque emporte toute la scène énonciative dans une pantomime de changement énonciatif.

4.2. Ouvertures

Face à ces inflexions comportementales, deux sémioticiens de renom se sont illustrés en adoptant une attitude d’accueil et non de résistance. Georges Molinié, ancien président de Paris IV, stylisticien, linguiste et sémioticien original, avait adopté un principe d’éthique relationnelle concernant les modes d’adresse. Avant de prendre la parole devant son public, il évaluait la majorité en termes de genre. Si celle-ci était masculine il parlait au masculin, et si elle était féminine il parlait au féminin : « Nous sommes toutes ici présentes pour saluer, etc. », « vous serez satisfaites d’apprendre… ».

Raúl Dorra, écrivain et sémioticien de l’université de Puebla, introduit par une anecdote un de ses derniers articles intitulé « Rôles sociaux et genres grammaticaux (Le féminisme face au langage) ». Il raconte comment, ayant un groupe d’étudiants constitué d’un certain nombre de jeunes femmes et d’un seul jeune homme, il s’est trouvé qu’un jour que ce dernier était absent. Il a donc commencé son cours en s’adressant à son public, naturellement, au féminin. Voici qu’arrive, en retard, l’étudiant. Raúl Dorra l’accepte, mais il dit son embarras d’avoir alors à passer du « toutes » (« todas ») au « tous » (« todos »). Et il engage alors une réflexion nuancée sur les conditions de transformation de la langue – non pas seulement l’écrit, mais aussi l’oral, car seul celui-ci atteste l’appropriation véritable du changement –, et surtout sur la recherche d’une solution. L’espagnol, du fait de sa proximité plus grande que le français avec le latin, peut rechercher un genre neutre, intégrant les deux genres, en utilisant en finale la voyelle « e », en lieu et place du « o » masculin ou du « a » féminin. Mais reste la difficulté, pour l’espagnol aussi, de faire entrer ce neutre dans l’usage.

Quoi qu’il en soit, Raúl Dorra envisage avec sérieux le problème des genres dans la langue, tel qu’il se pose soudain aux locuteurs contemporains. Il écrit :

Note de bas de page 8 :

Notre traduction du texte de R. Dorra : « Pero ahora, y seguramente por primera vez en la historia de la humanidad, estamos ante el reclamo y no sólo el reclamo sino ante la progresiva conquista de la igualdad universal de roles sociales e identidades sexuales y por ello también progresa el reclamo de una igualdad en los géneros gramaticales. »

Mais aujourd’hui, et sans doute pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous nous trouvons face à l’exigence – non seulement l’exigence, mais encore la conquête progressive – de l’égalité universelle des rôles sociaux et des identités sexuelles ; c’est pourquoi l’exigence d’une égalité dans les genres grammaticaux devient aussi de plus en plus pressante.8

Ainsi formulés, les enjeux d’un changement de comportement langagier paraissent si axiologiquement fondés qu’ils en sont difficilement contestables. Ils pourraient rendre rapidement anachroniques, et pour tout dire dérisoires, les manœuvres ironico-humoristiques, même talentueuses. Mais celles-ci attestent néanmoins l’énorme difficulté à laquelle les tenants des inflexions comportementales doivent faire face : comment les faire admettre ?

5. L’aval : « nudger » le changement ?

5.1. L’atténuation concessive

En raison de sa filiation avec la philologie, la sémiotique dispose de concepts et d’instruments théoriques pour appréhender ce problème. On sait que les langues évoluent et que les deux grands moteurs du changement linguistique sont, d’un côté, la force de l’usage – orchestré par la masse parlante – et, de l’autre, les décisions de ce qu’on appelle la politique linguistique. Il faut toutefois que celles-ci « prennent », ce qui n’est pas toujours le cas.

Note de bas de page 9 :

Cf. Claude Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006. Une des grandes innovations théoriques de cette grammaire est de montrer l’élasticité des catégories. Les contraires ordinaires (ex. ouvert / fermé) peuvent « s’étirer » en sur-contraires (ex. béant / hermétique). Ce qui conduit à faire apparaître l’importance équivalente de deux grands types de raisonnement : l’implicatif (« si la porte est ouverte, alors je peux la fermer ») et le concessif (« bien que l’huître soit hermétique, je l’ouvre ! »). Ce dernier est sous-jacent à toute nouveauté et génère la sensation de l’événement.

La langue inclusive est sous le coup de la praxis énonciative. Et les sujets parlants ont affaire à ses produits, l’usage résultant de la convocation infiniment réitérée des formes qu’ils énoncent eux-mêmes. Il est difficile d’aller là contre ! Or, l’opération inverse de « révocation » des produits de la praxis est également possible, et aussi infiniment attestée. Cette révocation engendre la nouveauté. En termes de sémiotique tensive9, on peut dire que le processus mobilise le mode concessif générateur d’événement : « Bien que ça ne se dise pas, je le dis quand même ». Et voici que ce qui était barbarisme et pour cette raison rejeté, par l’effet de la révocation surprend d’abord et peu à peu s’impose : la femme devient la « meuf » et ce terme peut devenir à son tour convocable, entrer dans l’usage, s’y faire une place de plein droit, sous réserve bien entendu que cette « révocation » s’étende à la praxis collective. Le Petit Robert, archive de l’usage, l’a enregistré. Le concessif abrupt est ainsi progressivement atténué, jusqu’à entrer dans l’ordre de la norme.

Or cette question de la révocation, soutenue par des arguments historiques – philologiques et idéologiques – nombreux et manifestes, est bien au centre de ce qui se passe aujourd’hui avec l’écriture « inclusive », curieusement nommée ainsi comme l’observe justement Raúl Dorra. En effet, c’est plutôt l’état actuel qui est inclusif, le masculin incluant le féminin. Il s’agit donc, à l’inverse, de lutter contre cette inclusion et de ne plus accepter le précepte selon lequel « le masculin l’emporte sur le féminin », règle qui outrepasse son supposé statut grammatical. Mais comment faire passer dans l’usage individuel, puis collectif, ce changement de comportements linguistiques si profondément ancrés dans nos habitudes, et le faire partager, sans l’imposer, comme nouvelle habitude linguistique ?

Les voies d’une telle transformation sont au nombre de trois : il y a d’abord la praxis énonciative « naturelle », celle qui fait évoluer la langue de manière insensible et que chacun incorpore sans même y penser ; il y a celle de la politique linguistique, volontariste, normative et prescriptive, comme ce qui a assuré la survie du français au Québec, histoire de résistance en réalité ; et il y a celle de l’esthétique, lorsqu’une forme magnifiée par l’écriture d’un puissant créateur révoque l’usage : alors, sensibilisée et esthésiquement imprimée, elle devient désirable et se naturalise. C’est ce qui s’est passé, par exemple, avec la « pieuvre » de Gilliat dans Les Travailleurs de la mer, terme du parler local en Bretagne nord choisi par Victor Hugo qui l’emploie au discours indirect libre (c’est le parler de Gilliat) pour nommer le poulpe. Peu de temps après, le roman ayant connu un immense succès avec la scène culminante du combat de Gilliat contre la « pieuvre », ce mot a pris place dans la langue, a remplacé le « poulpe » dans de nombreux contextes, et est devenu plus commun aujourd’hui. On peut dire qu’un tel processus relève du nudge : la médiation esthésique a rendu désirable le mot.

Mais ce genre d’événement n’estompe pas les résistances que rencontrent les tentatives d’infléchissements des conduites linguistiques (parmi d’autres : toutes relèvent, pour le sémioticien, d’un langage). Il y a aussi bien d’autres obstacles, internes ceux-là, qui risquent de ne pas passer la barrière de la praxis. On peut évoquer, dans le cas de la langue inclusive, ceux qui sont liés à l’analyse globale de la répartition des genres dans la langue, ou ceux qui sont tributaires des contraintes morpho-syntaxiques de l’accord dès lors que l’emploi en est fait de manière systématique, perturbant violemment la lisibilité, et bien d’autres encore.

Quel nudge pourrait donc infléchir les comportements linguistiques pour faire entrer dans la langue, individuellement et collectivement, « l’exigence d’une égalité dans les genres grammaticaux devenue de plus en plus pressante », du fait de la conquête progressive de l’égalité universelle des rôles sociaux et des identités sexuelles, comme l’écrit Raúl Dorra ?

5.2. Réversibilité narrative : la quête inversée

Note de bas de page 10 :

Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, « Critique », 1979.

Si l’on cherche une voie de modélisation pour ces processus d’influence douce, on peut tout d’abord se tourner vers quelques références susceptibles de l’inspirer. John Locke dans son Essai sur la tolérance (1667) avait déjà abordé les stratégies de la douceur. « La tolérance […] écrit-il, n’empêche pas seulement la subversion : utilisée avec sagesse, elle permet de révéler les troubles cachés. [...] Il incombe donc au magistrat de ne pas laisser les dissidents dans le secret, mais plutôt d’utiliser des “remèdes plus doux” ». Les « factions », en bref, « sont mieux “circonscrites”, “encadrées”, par la tolérance ». De son côté, Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien, analyse les fameuses « microrésistances » aux pouvoirs et à la surveillance, qui fondent à leur tour des « microlibertés [déplaçant] les frontières véritables de l’emprise des pouvoirs sur la foule anonyme. » Cela intéresse les modes d’appropriation et de détournement des dispositifs de contrôle. Les nudges exploitent ces attentes de l’inattendu. Troisième référence enfin, celle de Jean-François Lyotard qui développe, dans La Condition postmoderne, sa fameuse distinction entre la réaction et la riposte : « Réagir : on vous insulte, vous insultez. Riposter : on vous insulte, vous exultez… On vous place dans une perspective, vous placez votre adversaire dans une autre. Si vous n’inventez pas ce déplacement, vous ne ripostez pas, vous réagissez »10. La réaction se situe donc sur le même plan de pertinence que le système auquel elle s’oppose, elle est frontale, elle maintient la même logique, et donc la renforce. La riposte, au contraire déplace le plan de pertinence, en invente un nouveau, dérange la logique du système par l’invention de dispositifs inédits et inattendus, sur lesquels ledit système n’a pas de prise.

Ces trois démarches ont en commun une modification des orientations actantielles et programmatiques. C’est tout d’abord la compacité des actants qui est transformée : le Destinateur perd sa superbe, le Destinataire-sujet n’est plus la cible passive d’un faire croire ou d’un faire faire. La stratégie consiste au contraire à créer une porosité actantielle, et même à inverser l’orientation et le cours de la quête : le sujet cible doit devenir son propre Destinateur. Le secret manipulatoire du nudge est donc dans la réversibilité narrative et actantielle. Et l’ingrédient de cette transformation, la compétence qui sous-tend la performance, est d’ordre esthésique : le ressort du nudge est le sensible.

Conclusion

Note de bas de page 11 :

On peut rappeler qu’à l’origine des nudges se trouve la théorie des biais cognitifs développée par Daniel Kahneman et Amos Tversky, notamment dans leur ouvrage de référence : Système 1. Système 2. Les deux vitesses de la pensée (2011), Paris, Flammarion, « Champs », 2012.

L’approche du problème des infléchissements comportementaux par la voie persuasive des nudges suppose tout d’abord une réflexion sur l’amont – les conditions de présupposition et d’accueil, confrontées au problème de l’habitude ; elle suppose en deuxième lieu, une réflexion sur ce que nous avons appelé l’étale – à savoir les conditions d’élaboration des stratégies, notamment esthésiques, susceptibles d’actualiser le désir de l’autre, et de « sculpter » en quelque sorte les biais cognitifs de ses attentes et de ses calculs11 ; et elle suppose enfin une réflexion sur l’aval – concernant les problèmes d’acceptabilité et de réception de tels processus apparemment iréniques : anticiper les détournements, la dérive récursive, etc. Nous avons omis de parler des deux derniers points ici, mais ils sont abondamment traités au fil de cet ouvrage.

Pour conclure tout-à-fait, nous dirons que les nudges relèvent clairement, pour reprendre la distinction de Lyotard, d’un esprit de riposte contre l’esprit de réaction : ils changent le plan de pertinence, ils jouent sur la recatégorisation, ils choisissent l’espace des termes neutres (ni ceci ni cela). Mais on doit s’attendre aussi à ce qu’ils placent le destinataire dans la même situation, celle de la riposte à la riposte... car celle-ci se trouve inéluctablement prise dans le flux de la praxis, et donc dans un processus rapide de stéréotypisation, surtout lorsqu’il s’agit de politiques publiques. Le mécanisme aval risque donc toujours d’être pris dans une syntaxe du calcul et de la récursivité, dans le « je pense que tu penses que je pense que tu penses, etc. ». Avec le piège récursif, on entre dans une sémiotique du retors... (une sémiotique des biais), qui est à développer. Nous pouvons donc dire qu’il n’y a pas, en dépit de leur insidieuse douceur, d’innocence dans les nudges.