Justice transitionnelle en Amérique latine : la commission historique des conflits et ses victimes et la négociation de paix en Colombie

Alice Brites Osorio de Oliveira 

https://doi.org/10.25965/trahs.651

Il existe en Colombie, contrairement aux autres pays latino-américains qui ont connu de longues périodes de dictature militaire, un conflit armé qui dure depuis plus d´un demi-siècle contre les FARC-EP ; une guérilla dont l´origine et les revendications sont essentiellement rurales. Dans ce travail de recherche, nous étudierons la Commission Historique du Conflit et ses Victimes (CHCV – Comisión Histórica del Conflicto y sus Victimas), instituée à la demande des FARC-EP et approuvée par le gouvernement, afin de présenter les points historiques du conflit. Notre article a surtout pour objet l´analyse du contenu du rapport final de la CHCV, une présentation des membres de cette commission et la réglementation de son travail.

Unlike other Latin American countries, although Colombia has not been subjected to long periods of military dictatorship, there has been an armed conflict for more than half a century against the FARC-EP, a guerrilla group whose origins and claims are predominantly rural. In this research work, we will study the Historical Commission of Conflict and its Victims (CHCV – Comisión Histórica del Conflicto y sus Victimas), established at the request of the FARC-EP and approved by the government in order to present the historical points of the conflict. The main purpose of this article is to analyze the contents of the final report of the CHCV, as well as a presentation of the members of this commission and the regulation of its ressearch work.

Índice

Texto completo

I. Introduction

Note de bas de page 1 :

«[...] algunas comisiones extrajudiciales para casos específicos, creadas por decisiones gubernamentales, sin que ninguna de ellas haya tenido el carácter de una Comisión de la Verdad». Notre traduction. “Mesa de conversaciones para la terminación del conflicto y la construcción de una paz estable y duradera en Colombia”, altocomisionadoparalapaz.gov.co, disponible sur: http://www.altocomisionadoparalapaz.gov.co/mesadeconversaciones/index.html, consulté le 10/05/2017.

À partir de la seconde moitié du XXe siècle, plusieurs commissions d’investigation ont été créées pour construire l’histoire des divers conflits armés internes. Leongómez et Cruz (CHCV, 20015 : 2) en comptent douze nationales et trois locales, sans compter « […] certaines commissions extrajudiciaires pour les cas spécifiques, créés par des décisions gouvernementales », mais « […] aucune d'elles n'a jamais eu le caractère d'une Commission Vérité »1 (CHCV, 2015 : 2). En réalité, le nombre de commissions d’investigation en Colombie est considéré comme un « cas inédit dans le monde » et se justifie, en partie, par une sorte de confiance de la part du gouvernement colombien dans ce type d’organisation (Marín, 2014b).

En 2014, avec le consentement du gouvernement et des FARC, la Commission Historique du Conflit et ses Victimes (CHCV – Comisión Histórica del Conflicto y sus Victimas) a été instituée afin de faire comprendre d’abord à la réunion de la Table de Conversations, l’histoire du conflit et ses résultats sur les victimes, à partir de plusieurs points de vue académiques. Aussi, nous interrogerons-nous sur la constitution de la CHCV et verrons-nous dans quelle mesure, elle diffère ou pas, des autres commissions d’investigation ? Quelles sont ses caractéristiques en ce qui concerne le contexte dans lequel elle a été fondée, ses normes de fonctionnement, son déroulement et ses résultats ? Au-delà de ces questions fondamentales, notre article prétend aussi analyser l’utilité du contenu des rapports pour la Commission de Vérité.

II. La création et le fonctionnement de la CHCV

Note de bas de page 2 :

«[...] contribuir a la comprensión de la complejidad del contexto histórico del conflicto interno” et “[...] proveer insumos para las delegaciones en la discusión de los diferentes puntos del Acuerdo General que están pendientes». Notre traduction.

Selon le Communiqué Commun du 5 août 2014 (Comunicado conjunto, La Habana, 2014), qui établit la création de la CHCV, cette commission présente deux objectifs principaux : « […] contribuer à la compréhension de la complexité du contexte historique du conflit interne » et « […] fournir aux délégations des éléments dans la discussion sur les différents points de l’Accord Général, qui n’avaient pas encore été traités »2. Un objectif secondaire est mentionné postérieurement dans la rédaction de ce document : servir comme élément de base pour une future commission de vérité, en contribuant au processus de réconciliation.

La CHCV est destinée à orienter et à contribuer à la discussion du point 5 de l’Accord de Paix, qui concerne les Victimes. Selon le Communiqué Commun du 7 juin 2014, mentionné dans ce document (Comunicado conjunto, La Habana, 2014)

Note de bas de page 3 :

« [...] las partes deciden crear una comisión histórica del conflicto y sus víctimas conformada por expertos, que no sustituye el mecanismo para el esclarecimiento pleno de la verdad que debe contar con la participación de todos y en particular de las víctimas. ». Notre traduction. La participation des victimes ici mentionnée se réalise, entre autres moyens, à travers les commentaires en ligne, dans un espace virtuel de dialogues sur la paix.

« […] les parties décident de créer une commission historique du conflit et ses victimes composée par des experts, ce qui ne remplace pas le mécanisme pour établir totalement la vérité qui doit compter avec la participation de tous et en particulier des victimes »3

Douze experts et deux rapporteurs ont été choisis par les parties, pour intégrer la Commission. Il s’agit notamment des membres de l’Académie, reconnus pour leurs recherches sur la violence en Colombie. De ce fait, leur connaissance est très variée et leurs approches différentes. Il faut aussi souligner que certains de ces commissaires ont déjà intégré d’autres commissions d’investigation. Les points principaux de leurs documents concernent les origines et les causes du conflit, les facteurs et les conditions de la durée du conflit et les principaux effets et impacts de celui-ci sur la population.

Note de bas de page 4 :

Selon le rapport : « La Comisión definirá su propio sistema de funcionamiento y metodología de trabajo. ». Notre traduction.

Dans ce but, le « Communiqué Commun » donne aux experts la liberté de travailler de façon indépendante, la possibilité d’écrire des rapports individuels ou collectifs et de délimiter l’espace temporel et les sources de leurs études s’ils ont un caractère académique et historique. Cette indépendance leur permet aussi de formuler leur propre « système de fonctionnement et méthodologie de travail »4 (Comunicado conjunto, La Habana, 2014). Les membres de la commission, selon le règlement stipulé dans le communiqué, doivent s’abstenir de toute intervention médiatique et agir en totale discrétion pendant la période de rédaction et jusqu’à la publication officielle de leurs travaux.

Les rapports des membres serviront de contribution préalable aux discussions sur le processus de paix et réconciliation, sans jouer un caractère décisif sur aucun des aspects du procès. Par ailleurs, la réglementation du Communiqué Commun dispose que le Rapport Final contiendra le rapport de synthèse et les rapports individuels ou collectifs des experts.

Toutes les procédures de la CHCV durent 4 mois. Cela part de l’installation de la CHCV (le 21 août 2014) jusqu’à la présentation du Rapport Final qui devra être publié et largement diffusé. La CHCV est donc une commission dont la responsabilité est de présenter un matériel de base, historique, pour les discussions et la formulation de la partie de l’Accord de Paix qui concerne les victimes. Cependant, l’utilisation des rapports de cette commission est facultative pour la formulation de l’Accord de Paix et pour la Commission de Vérité.

III. Les membres de la Commission

La CHCV est composée de douze experts qui s’engagent à élaborer et à présenter les rapports sur les trois points principaux établis par le « Communiqué Commun » du 5 août 2014, ainsi que de deux membres qui ont résumé le contenu des douze rapports. Les douze experts sont Alfredo Molano, Daniel Pécaut, Darío Fajardo, Francisco Gutierrez Sanín, Gustavo Duncan, Jairo estrada Álvarez, Javier Giraldo Moreno, Jorge Giraldo Ramírez, María Emma Wills, Renan Vega, Sergio de Zubiría et Vicente Torrijos. Les autres deux membres sont Víctor Manuel Moncayo Cruz et Eduardo Pizarro Leóngómez.

Parmi eux, certains ont déjà travaillé dans d’autres commissions d’enquête sur le conflit Colombien. C’est le cas, par exemple, de Pizarro et Fajardo qui ont participé à la Commission de 1987, et aussi de Pécaut et Wills qui faisaient partie du Grupo de Memória Histórica (Groupe de Mémoire Historique).

La plupart des membres ont une formation académique en sciences politiques ou sociologie, à l’exception de Fajardo qui est professeur d’Histoire à l’Université Externado, à Bogota.

IV. Les rapports produits

Pour présenter les rapports officiels produits par les membres de la CHCV, nous commencerons par un bref résumé du contenu de chacun, en identifiant, si possible, les principaux éléments apportés en ce qui concerne les trois exigences du « Communiqué Commun » du 5 Août 2014 : les origines et les causes du conflit ; ses facteurs principaux et les conditions qui ont contribué à son prolongement et les effets et impacts sur la population. La plupart des rapports présentent clairement les trois principaux points d'analyse. Toutefois, dans certains cas, la division n’est pas très définie, dans la mesure où chaque expert a disposé d’une totale liberté en ce qui concerne la rédaction et la présentation de son travail de recherche. Dans notre article, les rapports seront présentés selon l’ordre du plan du document final de la CHCV.

Le premier rapport est donc celui de Sergio de Zubiría. Cet expert met en évidence les causes politiques et culturelles. Il divise le conflit en trois étapes (la première de 1929/30 à 1957/58, la deuxième de 1958/62 à 1989/91 et la troisième de 1992 à 2012/14) en analysant chacune de ces trois périodes, selon deux critères principaux : les situations d’instabilité sociale et les moments critiques qui montrent les difficultés ou transactions politiques importantes (CHCV, 2015 : 198). Sur les origines du conflit, Zubiria signale la période comprise entre 1929-1930 et 1957-1958 comme étant sa genèse. Il souligne ensuite quatre autres facteurs déclencheurs du conflit : l’absence de solution au problème agraire ; l’échec de l’État dans la prévention et la résolution des conflits ; le recul de l'État, source de problèmes dans la réglementation de la vie sociale ; l’utilisation de pratiques de justice privées et la formation d’armées irrégulières ; enfin, la participation négative des élites dans le déroulement du conflit. Selon l’expert, la croissante consolidation d'une culture de politique de contre-insurrection et le renforcement des discours tendancieux sont des facteurs qui contribuent au prolongement du conflit. L’intensification de ces facteurs et de la « victimisation collective » (CHCV, 2015 : 198) ont pour effet, entre autres : l’établissement de la violence comme représentation politique et sociale, l'augmentation de l’autoritarisme, la dégradation des fondements moraux de l'action politique, la crise de légitimité du système politique et électoral, la non-légitimation de la justice et des forces armées, la négation de la démocratie sociale et politique, l'élimination des projets politiques alternatifs.

Gustavo Duncan constate, pour sa part, que les racines du conflit ne sont pas seulement dues aux inégalités sociales, mais à la fusion de ces inégalités avec la criminalité, notamment à travers les enlèvements et le trafic de drogue, c’est-à-dire à l’interaction entre exclusion sociale et les deux éléments de la criminalité cités ci-dessus. Selon lui, la délimitation des stratégies de guerre a pour but d’accéder aux recours dérivés de la criminalité, ce qui représente un facteur de prolongement du conflit. Les effets en sont la guerre d’insurrection et de contre-insurrection, la redéfinition des relations de pouvoir entre le centre et la périphérie par l’utilisation de la violence privée par les élites, et du trafic de drogue comme ressources légitimes pour défendre l'insurrection. Mais, pour la population, les raisons de la guerre n’ont représenté aucun changement positif en termes de résolution des problèmes originaux d’exclusion.

Note de bas de page 5 :

« [...] Contrainsurgencia y subversión son inherentes al orden social capitalista imperante ». Notre traduction.

Note de bas de page 6 :

« la hegemonía del capital financiero, compartida con el reforzado poder latifundista y terrateniente, en un contexto de inserción abierta de la economía colombiana en la economía capitalista mundial ». Notre traduction.

Note de bas de page 7 :

« [...] las expresiones políticas, reivindicativas y organizativas del campo popular ». Notre traduction.

Le rapport de Jairo Estrada Álvarez repose principalement sur l’affirmation qu´en Colombie « la contre-insurrection et la subversion sont inhérentes à l'ordre social capitaliste dominant » (CHCV, 2015 :293)5. En conséquence, cela développe une révolte armée en raison des conditions historiques concrètes de la constitution et de la reproduction de l’ordre social. Selon l’auteur, cette situation tire son origine de la décennie de 1920, à partir d’un modèle capitaliste qui provoque une concentration extrême de la richesse et qui engendre une forte inégalité sociale. La conformation de ce système a généré une transformation de la réalité colombienne jusqu’aux années 1960. Pendant les années 1980, les réorientations d’un régime d’accumulation ont produit « l'hégémonie du capital financier, renforcé par le pouvoir latifundiste et des grands propriétaires fonciers, dans un contexte d'inclusion ouverte de l'économie colombienne dans l'économie capitaliste mondiale » (CHCV, 2015 : 305)6, ce qui contribue au renforcement de la politique économique inspirée par le néolibéralisme. Ainsi, les impacts du conflit sont également perçus à mesure que l´objectif principal de la violence repose sur la répression et la destruction des « […] expressions politiques, revendicatives et organisationnelles du domaine populaire » (CHCV, 2015 : 330)7, et contre les projets qui « représentaient une menace pour l’ordre social en vigueur ». L’auteur attribue les responsabilités des impacts du conflit principalement à l’État et au système de gouvernance utilisé pendant la guerre, puisque son pouvoir et son organisation prédominent dans la société.

Note de bas de page 8 :

« […] la problemática agraria, de los conflictos sociales, económicos y políticos relacionados con el acceso y el uso de la tierra y los territorios ». Notre traduction.

Darío Fajardo, à son tour, comprend qu´au cours des années 1920 et 1930, le conflit subséquent aux manifestations dues à la mort de Gaitán a été influencé par les conflits de la violence d’État contre les groupes indigènes, paysans et ouvriers. Son rapport analyse le conflit selon la perspective du « […] problème agraire, des conflits sociaux, économiques et politiques liés à l'accès et à l'utilisation des terres et territoires » (CHCV, 2015 : 354)8. Un gouvernement conservateur et le contrôle des propriétés rurales, ainsi qu’une période de recomposition économique et globale, après la seconde guerre mondiale, ont contribué à l'émergence d'un conflit armé qui perdure jusqu’à nos jours. La structuration de ces éléments et des problèmes agraires plus importants au XXe siècle commence à partir de la décennie de 1920 et continue pendant les deux décennies suivantes et repose, en partie, sur la promulgation de lois agraires qui ne résolvent en rien les problèmes dans ce domaine. Les raisons du prolongement du conflit sont divisées en trois facteurs principaux : les facteurs externes, comme l’insertion de la Colombie dans l’économie internationale du narcotrafic, l’influence des États-Unis et l’adoption du Plan Colombie ; les facteurs politiques et idéologiques, y compris le fort pouvoir exercé par les grands propriétaires fonciers et l’église catholique dans le pays ; le développement économique associé au trafic de drogue et les échanges du commerce international, qui ont conduit à la destruction de la production alimentaire et à l’affaiblissement de l'économie au milieu de la guerre. Les résultats présentés dans ce rapport montrent la croissance d’une main d’œuvre soumise au démantèlement des associations syndicales et à l'appauvrissement, soutenue par des secteurs majoritaires du pays. Fajardo explore également les effets néfastes de la guerre sur l’agriculture et l’environnement.

Javier Giraldo Moreno rédige son rapport à partir d’une compréhension du conflit dans la tradition juridique du « droit à la rébellion » (CHCV, 2015 : 408). Ainsi, l’auteur souligne que les origines de la légitimation du conflit se trouvent dans la dégradation des liens entre les citoyens ou des groupes de citoyens et l'État, dans une échelle qui devient dramatique, en raison de la non-utilisation prioritaire des ressources et du pouvoir de gestion étatiques visant à répondre aux besoins biologiques et de convivialité. L’expert affirme que le manque de justice dérive de l’impunité régnante et d’une dramatique corruption interne du pouvoir judiciaire. Selon lui (CHCV, 2015 : 413), les ruptures produites entre État et les citoyens sont toujours en étroite relation avec les devoirs essentiels de l’État.

Note de bas de page 9 :

« Se puede incumplir el deber de proveer a las necesidades básicas, [...] dejando que todo se regule por la libertad de mercado, cuya dinámica intrínseca regida por el lucro es la selectividad de los usuarios por capacidad de pago lucrativo y exclusión del resto. Se puede incumplir el deber de garantizar los derechos civiles y políticos elementales, ya sea restringiendo mediante leyes y normas las libertades de expresión, comunicación, información, asociación, participación y circulación, ya sea estigmatizando formas de pensar y participar, sometiéndolas a sistemas de persecución y represión contrarios a todo principio democrático ». Notre traduction.

« On peut violer le devoir de répondre aux besoins fondamentaux, [...] permettant que tout se règle par le libre marché, dont la dynamique intrinsèque régie par le profit est la sélectivité des utilisateurs pour une capacité salariale lucrative et l'exclusion du reste. On peut violer l'obligation de garantir les droits fondamentaux civils et politiques, […] soit en limitant au moyen des lois et des normes les libertés d’expression, communication, information, association, participation et circulation, soit en stigmatisant les façons de penser et participer, en les soumettant à des systèmes de persécution et de répression contraires à tous les principes démocratiques » (CHCV, 2015 : 413).9

Note de bas de page 10 :

« [...] antidemocrático y corrupto, excluyente e injusto, violento y cruel, escondido tras constituciones, leyes e instituciones cosméticas, o bien propuestas de acceso a la tierra, de participación política, de transparencia mediática y de protección igualitária ». Notre traduction.

Le déroulement du conflit met en avant la négligence de l’État face aux nécessités fondamentales d’une grande partie de la population, ce qui devient un facteur de prolongement de ce même conflit. Le modèle de « sécurité nationale », influencé par les États-Unis et adopté par le gouvernement colombien est aussi mentionné, pour démontrer comment l’État a permis l´engagement d´une grande partie de la population civile dans la guerre, à travers des structures paramilitaires et, protégé par les structures militaires et judiciaires, a violé les droits humains les plus élémentaires. Dans la partie concernant les impacts du conflit sur les victimes, Moreno aborde le rôle des médias qui incitent la population à la haine, occultant la vraie raison de la guerre, tandis que les acteurs du conflit défendent un statu quo « […] antidémocratique et corrompu, injuste et d'exclusion, violent et cruel, caché derrière les constitutions, les lois et les institutions cosmétiques, ou derrière les propositions pour l'accès à la terre, la participation politique, la transparence des médias et une protection égalitaire » (CHCV, 2015 : 446).10

Jorge Giraldo Ramírez comprend, quant à lui, qu’il n’y a pas une caractéristique qui puisse être signalée comme « structurelle » ou « objective » pour marquer le début du conflit. Ce qu’il est possible d’affirmer c’est que le conflit a commencé par la volonté des groupes révolutionnaires qui ont défié le gouvernement et la société par la force des armes, et qui ont été imités, plus tard, par les trafiquants de drogue. Les éléments de prolongement du conflit présentés par Ramirez sont nombreux. On y trouve, entre autres, la faiblesse de l’État et l'inefficacité de nombreux gouvernements à identifier et à agir face aux situations critiques ; les deux plus grandes crises politiques dans l'histoire du pays, générées par les cartels de la drogue et stimulées par la corruption de la classe politique ; le caractère prédateur des associations, insensibles à l'opinion et à la souffrance du peuple ; le trafic de drogue, source de financement des armes ; les conditions sociales qui ont permis l'entrée de certaines armées privées, colombiennes, et l’enrôlement forcé ; et, enfin, l'utilisation, par l'insurrection, des négociations comme une stratégie dans la guerre. Selon l´auteur, ces éléments ont dévasté une grande partie du pays, converti 10 % de la population civile en victimes directes du conflit et ont sérieusement affecté les libertés civiles et les indicateurs de développement démocratique et humain.

Note de bas de page 11 :

« [...] no sólo fueron importantes factores pro-conflicto, sino que se combinaron para generar una secuencia histórica que estaría directamente asociada con nuestra caída en una guerra civil ». Notre traduction.

Pour ce qui est des origines du conflit, Francisco Gutierrez Sanin présente quatre facteurs principaux. Le premier étant les héritages de la Violence où « le cycle exterminateur laisse une hypothèque », qui est aussi institutionnelle dans le sens où « littéralement des milliers de décrets » ont été délivrés et absorbés comme faisant « partie du fonctionnement quotidien de l’appareil de l’État » (CHCV, 2015 : 503). Ce premier facteur correspond, aussi, aux divers dommages causés aux victimes et aux sentiments de haine et de révolte qui en résultent. Le deuxième facteur est l'inégalité agraire créée par l’articulation politique entre les droits de propriété et l’expulsion (par la force, manipulation politique et juridique) des petits paysans de leurs terres, afin d´élargir les frontières des grandes propriétés foncières. Le troisième facteur fait référence aux exclusions institutionnelles des paysans sous le régime politique et le dernier facteur souligne la dynamique du système politique et la réouverture de l'accès à la prestation privée de la sécurité. Ces facteurs « […] étaient non seulement des facteurs importants pro-conflit, mais ils se sont également combinés pour générer une séquence historique qui serait directement associée à notre chute dans une guerre civile » (CHCV, 2015 : 510).11

Note de bas de page 12 :

« […] desigualdad horizontal anti-campesina. ». Notre traduction.

Par rapport aux facteurs de prolongement du conflit, Sanín présente l’aggravement et l’extension des dynamiques qui ont créé le conflit ; le trafic de drogue, la violence des acteurs armés contre les civils, l’utilisation massive de la sécurité privée, et une articulation dense entre les acteurs légaux et illégaux au sein du système politique. Selon cet expert, la question du paramilitarisme est un facteur de continuité mais aussi un facteur de changement de la nature du conflit. La croissance du paramilitaire est soutenue, notamment, par les acteurs suivants : les élites rurales (légales et illégales) insubordonnées et les différents secteurs politiques dans le rôle d´acteurs locaux et les organisations nationales étatiques qui leur ont également fourni la structure et l'idéologie de leur formation (CHCV, 2015 : 518). Enfin, outre les conséquences pour les victimes du conflit (vols, déplacements, meurtres, enlèvements), l’auteur relève les impacts du conflit sur le système politique et l’aggravation de « […] l’inégalité horizontale anti-paysanne »12 (CHCV, 2015 : 537).

Note de bas de page 13 :

Manuel Quintín Lame (1180-1967), leader indigène, particulièrement impliqué dans les luttes agraires entre les années 1910 et 1960. Ses idées ont inspiré le Mouvement armé Quintín Lame, groupe armé des années 1980, mais aussi la rédaction de la Constitution colombienne de 1991, en ce qui concerne la réconnaissance des droits et territoires indigènes.

Note de bas de page 14 :

Bandes armées, d'origine conservatrice, qui existaient pendant les premières années de La Violence, initialement pour défendre le gouvernement conservateur du président Mariano Ospina Pérez.

Note de bas de page 15 :

Pajaros, assassins parrainés par les propriétaires fonciers ou les élites pour éliminer des opposants politiques libéraux, surtout pendant la décenie de 1950.

Alfredo Molano Bravo présente une vision différente des autres experts. Il met en évidence d’autres acteurs spécifiques du conflit, moins exploités dans les autres rapports. C’est le cas de Quintín Lame13, des chulavitas14, de l’église et des pájaros15. Le contenu de son rapport met en évidence les côtés politique et économique du conflit et de son contexte, vus plutôt, comme des actes de résistance de la population, face aux offensives belliqueuses. Selon son rapport, les origines et la permanence du conflit se fondent, à partir de la vision politique, sur la criminalisation, parfois accompagnée de répressions violentes contre les protestations populaires, face à l’exclusion économique ; le blocage de la part des politiciens, des tentatives de démocratisation des forces populaires ; la répression des luttes des indigènes et des paysans dans les régions de culture de café, sans oublier les répressions des membres du pouvoir contre les actions de l’opposition. En matière économique, les profits de l’agriculture légale sont concentrés entre les mains des groupes qui gèrent leur commercialisation ce qui, en conséquence, facilite la croissance de la culture de la coca. L’organisation de groupes armés privés, facilitée par le gouvernement, a polarisé l’opinion publique.

Note de bas de page 16 :

« [...] la prevalencia de las elites civiles sobre la institución militar ». Notre traduction.

Note de bas de page 17 :

« [...] incorporación de la población a los partidos tradicionales y la adhesión de las élites a un modelo liberal de desarrollo ». Notre traduction.

Note de bas de page 18 :

L’auteur présente l’irruption du trafic de drogue comme une nouvelle étape du conflit armé (CHCV, 2015 ; 626-632).

Le rapport de Daniel Pécaut traite des racines de l’émergence du conflit, notamment à partir de la décennie de 1930. C’est pendant cette époque que s’est produit un renforcement des réseaux partisans et un modèle libéral de développement, au lieu d’un renforcement de la partie centrale de l'État. Même si « […] la prévalence des élites civiles sur l’institution militaire » (CHCV, 2015 : 605)16 est un phénomène antérieur aux années 1930, c’est à partir de cette époque que les différences entre « […] l’incorporation de la population aux partis traditionnels et l’adhésion des élites à un modèle libéral de développement » (CHCV, 2015 : 605)17 s’accentuent. Ainsi, selon Pécaut les racines du conflit sont la privatisation des règlements sociaux et des réseaux de pouvoir ; l’inégalité dans les régions rurales et dans les périphéries, tant d’un point de vue économique que politique et, finalement, l’institutionnalisation des inégalités. Il y a aussi le fait que le parti communiste n’a pas pu organiser les mouvements populaires qui ont eu lieu après 1945, malgré son influence dans les secteurs ruraux et ouvriers (CHCV, 2015 : 611). L’une des raisons du prolongement du conflit, c’est la puissance des guérillas, grâce aux ressources économiques acquises et aussi aux nouvelles bases sociales rurales, de même qu’au nouveau18 contexte de corruption et aux paramilitaires. C’est spécialement à partir des années 1980 que le conflit acquiert ce que l’auteur appelle des facteurs de mutation, avec l’expansion du narcotrafic, en particulier. Pécaut commente :

Note de bas de page 19 :

« La mayor parte de los análisis mencionan este factor pero como uno entre otros y sin ponerlo en el centro de la problemática, como si se corriera el riesgo de atenuar el carácter político del conflicto armado, incluso de apoyar la visión de Álvaro Uribe según la cual el conflicto se reduce a un fenómeno masivo de delincuencia. O como si esto significara justificar la "guerra contra las drogas" de la que se conoce el fracaso y las consecuencias desastrosas». Notre traduction.

« La plupart des analyses mentionnent ce facteur comme un parmi d'autres et sans le mettre au centre de la problématique, comme s’il risquait d'atténuer la nature politique du conflit armé, y compris même de soutenir la vision d’Álvaro Uribe selon laquelle le conflit se réduit à un phénomène massif de délinquance. Ou comme si cela signifiait justifier la « guerre contre la drogue » dont l'échec et les conséquences désastreuses sont connus. » (CHCV, 2015 : 626)19

Parmi les facteurs de permanence du conflit, il y a aussi, selon l’expert, une culture sociale violente, générée par le trafic de la drogue et renforcée par l’extermination de l’UP et l’offensive paramilitaire. Facteurs qui ont des conséquences graves sur la population civile : soumission par la peur, grand nombre de victimes - peut-être équivalent à celui des pires guerres civiles - et impuissance des mouvements sociaux autonomes. Pécaut conclut en affirmant que la guerre aggrave les inégalités et l’absence de citoyenneté en Colombie.

Vicente Torrijos, quant à lui, propose d’abord une définition du conflit :

Note de bas de page 20 :

« Desde sus inicios, el conflicto irregular colombiano puede definirse como una situación social compleja en que los antagonistas han pugnado simultáneamente por obtener el control sobre un mismo conjunto de recursos escasos relacionados con el poder político ». Notre traduction.

« Depuis ses origines, le conflit irrégulier colombien peut être défini comme une situation sociale complexe où les antagonistes se sont battus simultanément pour obtenir le contrôle sur le même ensemble de ressources rares liées au pouvoir politique ». (CHCV, 2015 : 657)20

Ensuite, l’expert comprend que l’origine réelle du problème est la décision d’utiliser la force pour favoriser « […] en politique, des pratiques effrayantes » (CHCV, 2015 : 658). Ainsi, les conflits ont commencé, selon lui, par la formation d’une faction subversive de pratiques violentes généralisées. D’autre part, l’État a eu également des « attitudes contradictoires » (CHCV, 2015 : 659) qui ont fini par faciliter la continuation de la subversion et ont laissé des « vides » de pouvoir, « micros » (en espagnol « microvacíos »), dans une structure nationale qui compte au moins cinq réalités régionales – géographiques et culturelles – différentes.

En conséquence, ces points faibles du pouvoir étatique ont créé des gestions et des opinions suscitant l’idée cyclique de la viabilité d’une « solution négociée » avec les guérillas qui, de leur côté, possèdent la force et l’intelligente stratégique pour savoir convertir ces expériences de négociation en une « accumulation de connaissances et une multiplication des demandes visant à co-gouverner le pays » (CHCV, 2015 : 659). Cette attitude ne reconnaît pas la violence (directe ou indirecte) en tant que méthode politique.

Note de bas de page 21 :

« […] disfuncionalidad que, sumados a las perturbaciones suscitadas por el terrorismo insurgente, tienden a perdurar [en una especie de círculo vicioso], de tal forma que se convierten en nutrientes de la idolatría revolucionaria ». Notre traduction.

Note de bas de page 22 :

« [...] los procesos de negociación con los subversivos se ha centrado en el protagonismo redentorista del victimario que, en ese escenario, se convierte, paradójicamente, en agente catalizador de la paz ».Notre traduction.

La Colombie maintient ainsi un modèle démocratique d’État, mais permet aussi la subsistance et la prolifération de points de « […] dysfonctionnement qui, ajoutés aux perturbations soulevées par le terrorisme insurgent, ont tendance à perdurer [dans un cercle vicieux], de sorte qu’ils deviennent l´aliment de l'idolâtrie révolutionnaire ». (CHCV, 2015 : 675)21. L’expert critique l’attention exagérée donnée au thème des victimes, étant donné que « [...] les processus de négociation avec les subversifs ont mis en relief le protagonisme rédemptoriste du persécuteur qui, dans ce scénario, devient, paradoxalement, l'agent catalyseur de la paix » (CHCV, 2015 : 681).22

Note de bas de page 23 :

« el interés particular de Colombia se considera representado en los servicios a un tercero (Estados Unidos), que se concibe como dotado de una superioridad política, económica, cultural y moral ». Notre traduction.

Renan Vega étudie le conflit dans une dimension internationale et met en relief le rôle des États-Unis durant les cinquante dernières années et, notamment, les particularités des relations entre ces deux pays. Les États-Unis, selon Vega, sont les acteurs directs du conflit, à cause de leur « participation prolongée » (CHCV, 2015 : 699) à la guerre, dès le XXe siècle - participation toujours minimisée du fait d’actions occultes. En effet, la relation de la nation colombienne « irrégulière et asymétrique » de subordination et de dépendance avec les États-Unis se caractérise par « […] l’intérêt particulier de la Colombie [qui] se considère représentée dans les services à un tiers (États-Unis) perçu comme doté d’une supériorité politique, économique, culturelle et morale » (CHCV, 2015 : 699).23

Les racines du conflit sont analysées, notamment dans les périodes qui vont de 1920 à 1940 et, à partir des années 1960, avec une interférence plus intense qui nourrit aussi la permanence du conflit. Selon le rapport, dès le début du XXe siècle, une contre-insurrection autochtone (CHCV, 2015 : 702) s’est construite, définie comme l’utilisation de divers types de mécanismes répressifs par les secteurs des classes dominantes, le bipartisme, les Forces Armées et l’État, avec pour objectif de réprimer les protestations sociales et d’annihiler les mouvements politiques de gauche. Cette contre-insurrection a émergé avant la formation des mouvements de guérilla (CHCV, 2015 : 703).

Note de bas de page 24 :

« La constitución en el largo plazo de un Estado contrainsurgente se origina en varios miedos complementarios de las clases dominantes: miedo al pueblo, miedo a la democracia y miedo a la revolución. Estos miedos se nutren con los estereotipos de los comunistas como malvados, bárbaros, salvajes y enemigos de Dios, la Patria y la Ley, que son el fermento del odio contrainsurgente que justifica de antemano la violencia que se ejerza contra esos «enemigos», tanto por el Estado como por particulares. Ese odio contrainsurgente se gesta en la década de 1920 y se alimenta del terror que suscitan las protestas sociales que se desencadenan en el país desde 1918». Notre traduction.

« La constitution à long terme d'un État de contre-insurrection provient de plusieurs craintes complémentaires des classes dirigeantes : peur du peuple, peur de la démocratie et peur de la révolution. Ces craintes sont nourries des stéréotypes des communistes vus comme des êtres malfaisants, barbares, sauvages et des ennemis de Dieu, de la patrie et de la loi, ferments de la haine anti-insurrectionnelle qui justifie à l'avance la violence exercée contre les « ennemis » tant par l'Etat que par les individus. Cette haine anti-insurrectionnelle se développe dans les années 1920 et se nourrit de la terreur suscitée par les protestations sociales déclenchées dans le pays depuis 1918. » (CHCV, 2015 : 603).24

Note de bas de page 25 :

Doctrine qui émerge en France et qui, a priori, a systématisé les attaques contre les révoltes en Algérie et au Vietnam pendant l’impérialisme français. Selon l’auteur, cette doctrine emploie des méthodes de torture, utilisation de groupes paramilitaires, état d’urgence permanent, etc. (CHCV, 2015: 726-727).

Cette contre-insurrection autochtone s’allie à la contre-insurrection moderne25 à partir de l’époque du Plan Colombia (1962-1999) qui, selon Vega, représente une doctrine de guerre totale : actions belliqueuses antiguérilla, guerre psychologique, création de groupes paramilitaires, etc. (CHCV, 2015 : 725). Selon l’expert, les effets de la contre-insurrection et du Terrorisme d’État, de même que l’intervention des États-Unis dans le conflit colombien sont, parmi d’autres, les assassinats, la création de réseaux d’espionnage et de persécution officielle, les actions des troupes américaines et des mercenaires, les attaques aériennes, les bombardements, le viol et le trafic sexuel réalisés par des fonctionnaires civils et militaires des États-Unis.

María Emma Wills accorde un caractère essentiellement politique à la « nouvelle-ancienne guerre » (CHCV, 2015 : 763) en Colombie. Son déroulement – en raison des interactions qui configurent un scénario politique -, s´est facilement transformé en un conflit national caractérisé par plusieurs « ruptures et transformations » (CHCV, 2015 : 764) dont les interactions reposent sur trois « nœuds » qui développent et alimentent la guerre. L’utilisation de l’expression « nœud » dans le contexte du conflit

Note de bas de page 26 :

«Usarlo en el contexto de una guerra apunta entonces a señalar que los problemas responden a relaciones e interacciones que se tejen entre actores y se enredan, unas veces de manera premeditada pero en otras ocasiones no. También sugiere que, aunque los enredos no hayan sido siempre previstos y planeados, las soluciones sí requieren de un esfuerzo consciente y de conjunto, pues los nudos no se desatan “tirando de un solo cabo”». Notre traduction.

« […] met en évidence des problèmes qui répondent aux relations et aux interactions qui se tissent entre les acteurs et s’enchevêtrent, parfois de façon préméditée, parfois non. Il suggère également que même si les enchevêtrements n’ont pas toujours été prévus et planifiés, les solutions nécessitent un effort conscient et collectif, dans la mesure où les nœuds ne se délient pas « en tirant d’un seul côté » (CHCV, 2015 :765).26

Ainsi, le premier nœud traduit les faibles relations entre le système politique et les citoyens ruraux, car le conflit de terres n’est pas seulement un problème économique, mais aussi un problème de représentation et de reconnaissance politique. Le second nœud est lié à certaines institutions, surtout à la Force Publique (FP), qui luttent encore pour aboutir à l’impartialité et qui, à cause d’un manque d’autonomie face aux acteurs du conflit, sont devenues parties prenantes du cycle de violence politique. Finalement, l’abîme entre les sphères et l’agenda politique et l’agenda politique aux niveaux national, régional et local apportent des réponses contradictoires, principalement au niveau des institutions de l’État qui, par conséquent, deviennent plus faibles. Ces nœuds, après la décennie de 1980, s’articulent et se renforcent mutuellement et aggravent ainsi la violence de la guerre, surtout contre la population désarmée.

Au-delà des informations déjà mentionnées dans les autres rapports sur les victimes, Wills remarque que la société a souffert du grand affaiblissement de la démocratie, pendant les années de conflit. Dans son rapport, elle met en évidence la violence contre les femmes par les groupes armés, pendant la guerre, aussi bien contre celles faisant partie des guérillas, en charge des travaux domestiques, que contre celles qui étaient capturées et soumises à des tortures. (CHCV, 2015 : 744).

V. Analyse de l’impact des rapports de la commission sur l’accord de paix 

Même s’il s’agit d’une commission encore récente, dont la diffusion des rapports a été « très limitée » (Universidad Sergio Arboleda, 2015 : 6), la CHCV a reçu – notamment en Colombie – un nombre considérable de critiques avant et après la présentation des dits rapports - certaines émanant des commissaires eux-mêmes.

Ainsi, peu après la déclaration officielle de la création de la CHCV, Restrepo (2014) déclare qu’une commission d’intellectuels est inutile, puisque ses axes thématiques semblent correspondre davantage à un projet de recherche de licence dont le contenu se trouve déjà largement exposé dans les ouvrages et les rapports précédents.

Note de bas de page 27 :

« […] como las organizaciones y colectivos de derechos humanos y, especialmente, las mujeres ». Notre traduction.

Marín (2014b), décrit la CHCV comme étant conçue, organisée et formée par un groupe de délégués des deux parties en conflit, mais ne couvrant pas tous les différents secteurs de la société, « […] tels que les organisations et les associations de droits humains et, notamment, les femmes »27.

Peu après la publication du contenu final de la CHCV, Valencia (2015) affirme que le but d’une telle commission consiste à éclairer les principaux points relatifs au débat sur le conflit à travers un texte final commun. Or,

Note de bas de page 28 :

« [...] todos los comisionados se dedicaron a discurrir sobre estos temas, a fijar cada uno su punto de vista, a darle su matiz, en vez de concentrarse en esclarecer de manera colectiva el gran tema de diferencia [...], el de las responsabilidades. ». Notre traduction.

« [...] tous les commissaires se sont contentés de discuter des différents thèmes, en apportant leur point de vue spécifique sur la question, au lieu de se consacrer à clarifier de façon collective, ce qui constituait [...] le point essentiel de désaccord, à savoir, celui des responsabilités ». (Valencia, 2015)28

Selon lui, le rapport final n’a donné lieu à aucune discussion au niveau international dans la mesure où il ne contient rien (Valencia, 2015). En revanche, Benavides (2016 : 18) lui oppose la réponse de Gustavo Duncan, qui estime que Valencia confond la Commission historique avec le tribunal de l'histoire ; celle des FARC, qui soulignent qu’il ne faut pas minimiser le travail de la CHCV, celle de Molano, Wills, Duncan, Ramírez et Leongomez, tous membres de la Commission, qui considèrent qu’ils ont accompli la mission dont ils étaient chargés.

Arocha (2015), pour sa part, critique fortement les rapports qui omettent de mentionner l’étude réalisée sur les communautés afro-colombiennes, victimes de racisme.

Le secteur académique, quant à lui, donne un avis favorable au contenu des rapports, mais estime que les conclusions de la Commission n’ont pas été suffisamment diffusées, alors que le Communiqué Commun du 5 août 2014 qui instaure la CHCV en avait prévu une large diffusion. Aussi, l’Université Sergio Arboleda (2015) publie-t-elle, en 2015, une analyse, très positive, des rapports de quatre experts (Sanín, Ramírez, Duncan et Torrijos), tout en soulignant l’absence de publicité faite quant au contenu produit par la CHCV.

Malgré certaines critiques, peu constructives dans l’ensemble, la discussion générée à partir des rapports produits est un point positif dans cette étape de la gestion du conflit. D’une part parce qu’elle met en évidence de nombreuses lacunes et des points non traités, tel que celui d’un nombre trop restreint de femmes dans la composition de la commission (Zubiría, Red de estudios en Memoria, 2015 : 233) ou l’absence de thèmes relatifs au racisme et néo-racisme (Arocha.....). D’autre part, toujours selon Zubiria (Red de Estudios en Memoria, 2015 : 232), parce que la Commission a permis aux intellectuels et universitaires de s’exprimer à un moment où la peur et la mort dominaient.

VI. Contributions des rapports dans le cadre des négociations de paix et dans les discussions sur le conflit.

Les membres de la Commission ont respecté le délai fixé pour la présentation des études sur les trois axes thématiques proposés et ont présenté leur rapport final le 6 février 2015.

Note de bas de page 29 :

« […] insumo fundamental para el trabajo de la Comisión para el Esclarecimiento de la Verdad, la Convivencia y la No Repetición. ». Notre traduction.

Le projet de l’Accord de Paix (Borrador Conjunto 5, 2015) mentionne, plusieurs fois dans son texte, l’utilisation des rapports de la CHCV, notamment au point 5 du projet, sur les Victimes, comme une « […] contribution fondamentale pour les travaux de la Commission pour la Clarification de la Vérité, Convivialité et Non-répétition »29. D’ailleurs, la version finale de l’Accord de Paix réaffirme l’importance qu’a la CHCV dans la clarification des trois axes thématiques proposés, pour le travail d’une future Commission de Vérité : 

Note de bas de page 30 :

« Durante el desarrollo de los debates del Punto 5 “Víctimas”, se puso en marcha la Comisión Histórica del Conflicto y sus Víctimas, la cual arrojó importantes conclusiones de contenido diverso y plural en lo que concierne a los orígenes y las múltiples causas del conflicto, los principales factores y condiciones que han facilitado o contribuido a la persistencia del conflicto y los efectos e impactos más notorios del conflicto sobre la población, todo lo cual se ha considerado como insumo fundamental para el trabajo de la Comisión para el Esclarecimiento de la Verdad, la Convivencia y la No Repetición. ». Notre traduction.

« Au cours des discussions du point 5 « Victimes », la Commission Historique du Conflit et de ses Victimes a été instaurée. Elle propose d´importantes conclusions aux contenus divers et pluriels en rapport avec les origines et les causes multiples du conflit, les principaux facteurs et conditions qui ont facilité ou contribué à la permanence du conflit, les effets et les impacts les plus notoires du conflit sur la population, ce qui a été considéré comme une contribution essentielle aux travaux de la Commission pour la Clarification de la Vérité, Convivialité et Non-répétition. » (Acuerdo final para la terminación del conflicto y la construcción de una paz estable y duradera, 2015).30

Marín et Pedraza (2015) soulignent par ailleurs que les rapports montrent « […] la nécessité de penser à un avenir social autour d'un autre type de démocratie pour l'après-accord » (Marín J. J. ; Pedraza J. P. T., 2015 : 54), qu’ils peuvent aussi servir comme base aux débats sur la construction d’un nouveau cadre national démocratique où la violence armée ne se justifie pas et présentent une étude approfondie des enjeux relatifs aux problèmes d’occupation de terres pour le contrôle du territoire, la culture de la drogue, l’expansion du marché du pétrole ou de la palme, entre autres (Marín J. J. ; Pedraza J. P. T., 2015 : 55).

Zubiria (Red de estudios en memoria, 2015 : 233) souligne cinq points essentiels par rapport à des commissions similaires en Colombie : 1) la commission a produit ses travaux de recherche avant la fin du conflit, 2) la commission n’étant pas officielle, mais provenant d’un accord entre les parties, elle ne représentera pas « la mémoire des vainqueurs », 3) la commission se déroule pendant la négociation et a interféré dans la discussion pour la rédaction de l’Accord de Paix, 4) les rapports individuels ne perdent pas la « perspective de la totalité », 5) les rapports sont aussi un moyen d’inciter à la discussion.

En effet, la « pluralité » des 12 rapports garantit que la construction de l’histoire du conflit n’a pas un caractère unique, ni qu’il s’agit de la « mémoire des vainqueurs ». L’initiative des FARC et de l’État pour la construction des multiples histoires du conflit diffère ainsi d’une seule mémoire publique officielle, « forcément limitée », « […] dans le cadre d’une société démocratique pluraliste » (Macaya Lizano, 2015 : 210).

VII. Conclusion

Note de bas de page 31 :

L’ensemble des rapports constitue un rapport final de plus de 800 pages.

La visibilité et popularité internationale des négociations de paix, dès 2012, ont peut-être influencé la création d'une commission d'historiens dont le but était de rédiger un rapport « validant » l’histoire du conflit. Si l’on lit les rapports de la CHCV, les uns après les autres, on observe, qu’en termes de responsabilités, la vision est différente. Or, le document final31 présente une multiplicité de visions, de sorte qu’il n’y a pas un avis unanime en ce qui concerne la culpabilité des acteurs armés. Par ailleurs ce comité n'a pas donné une seule version officielle de l'histoire du conflit, mais a favorisé une large discussion entre tous les points de vue des experts, suscitant, comme cela a été indiqué précédemment, critiques et suggestions de la part des journaux et médias, forums de discussion et travaux académiques.

Nous considérons, à partir des sources étudiées, que les critères et demandes du Communiqué Commun ont été respectés et que le travail répond formellement aux propositions établies par les FARC et le gouvernement. Il est probablement difficile pour ceux qui doivent lire le document complet d’identifier rapidement les éléments principaux, mais la quantité d’informations fournie est notable.

Toutefois, dans la mesure où les rapports produits par la CHCV n’avaient pas pour objectif d’apporter des informations inédites, les documents utilisés sont principalement bibliographiques. Il n’y a eu aucune investigation in loco. Les experts ont cité nombre de travaux déjà publiés, ainsi que des rapports du GMH et autres documents similaires. Les documents officiels des guérillas, les communiqués officiels ou documents législatifs nationaux, ainsi que les déclarations ou communiqués des Forces Armées sont très peu mentionnés.

La construction de divers textes sur l’histoire de la violence en Colombie et les rapports de la CHCV sont indubitablement utiles dans le cadre de la création d’une future Commission de Vérité. En effet, la mémoire, facteur important dans les négociations et dans la consolidation de la paix, joue un rôle fondamental dans la résolution de ce conflit.

Enfin, l’accès de la population au contenu officiel produit par les commissions d’investigation (notamment le GMH et la CHCV) lui permet d’être informée sur son histoire, au cours des différentes époques du conflit armé. Cependant, il est important que la production des récits historiques soit reconnue dans la prise de décisions concernant la gestion du conflit et l’après conflit, d’autant que les experts n’ignoraient pas, depuis le début, que le rapport final pourrait servir pour la commission de vérité et réconciliation.

Toutefois, même si la plupart les rapports de la CHCV mentionnent les échecs des tentatives de paix, au long des cinquante années et plus du conflit, les travaux n’abordent pas suffisamment le rôle des dispositifs de transition comme facteurs d’échec des négociations et/ou comme partie des raisons du prolongement du conflit. En réalité, le thème de la justice transitionnelle est très peu analysé alors qu’il est essentiel aux travaux d’une commission de vérité et réconciliation en Colombie.