Les narrations du corps vieillissant Narratives of aging body

Didier Tsala Effa 

https://doi.org/10.25965/trahs.3821

Peut-on situer la vieillesse, en tant qu’état qui s’installe ? Selon nous, la réponse à cette question est que la vieillesse ne préexiste pas en soi. Elle trouve son fondement moyennant des interactions au sein de groupes normatifs spécifiques. On n’est vieux que si on l’accepte et/ou que si on n’est perçu ainsi dans une certaine mesure. L’actualisation de ces interactions donne lieu à des jeux de significations qui servent de siège à l’émergence de simulacres. Telle est notre hypothèse : face aux définitions institutionnelles, « universellement ancrées » auxquelles on peut l’associer, la vieillesse ne peut être établie qu’au risque de son évidement. Interviennent ici des rhétoriques, des affects, des axiologies, etc., autrement dit tout support qui sert de soutien aux ressorts de la narration, qu’on l’envisage du point de vue de l’action, du point de la passion ou du point de vue de la cognition, soit les trois notions considérées comme les trois dimensions esthétiques du discours.

Can we locate the old age as a developing condition? In our view, the answer is that, old age doesn’t exist in itself. Old age finds its basis through interactions within specific normative groups. We are old only if we accept it and / or if we are seen that way to a certain extent. The actualization of these interactions gives rise for the emergence of simulacra. This is our hypothesis: faced with institutional definitions, "universally anchored" with which it can be associated, old age can only be established at the risk of its abstraction. Here come rhetorics, affects, axiologies, etc. point of view of cognition, that is to say the three notions considered as the three aesthetic dimensions of discourse.

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À partir de quels moments peut-on dire qu’une personne devient vieillissante ? C’est une question aux multiples aspects, biologique et médicale, sociologique, psychologique, historique même, etc. Et pour chacun de ces aspects, les marges sont plus qu’étendues pour saisir exactement à quel moment cet état s’installe, comme accepté et stabilisé.

Avant même de poursuivre, nous pouvons déjà remarquer la part fondamentalement évaluative de cette question. En somme, on ne deviendrait vieux qu’eu égard à une altérité dont le rôle revient à situer ou à garantir une marge : tels indicateurs objectivés - la biologie, la santé, telle cohorte, tel contexte situé ; ou telles appréciations subjectives.

Note de bas de page 1 :

Pivot Bernard, …mais la vie continue, Paris, Albin Michel, 2021.

En janvier 2021, Bernard Pivot publiait un ouvrage avec pour titre …mais la vie continue1. Parmi les éléments qu’il convoquait pour en faire la promotion, il rappelait qu’il inscrivait ce livre dans la continuité d’une scène vécue il y a quelques années ; une scène qui tend certes à se raréfier, mais qui reste habituelle dans les transports en commun. Alors qu’il se tient debout dans une rame de métro, une jeune personne lui propose sa place assise : un acte de politesse envers un aîné comme cela pourrait aisément se comprendre. Bernard Pivot y trouve un prétexte pour interroger et s’interroger sur l’état de son âge :

Note de bas de page 2 :

https://positivr.fr/bernard-pivot-vieillir-c-est-chiant/

« Un jour, dans le métro, c’était la première fois, une jeune fille s’est levée pour me donner sa place…
J’ai failli la gifler. Puis la priant de se rasseoir, je lui ai demandé si je faisais vraiment vieux, si je lui étais apparu fatigué. ! ! !… ?
– « Non, non, pas du tout, a-t-elle répondu, embarrassée. J’ai pensé que ».
– Moi aussitôt : « Vous pensiez que ? »
– « Je pensais, je ne sais pas, je ne sais plus, que ça vous ferait plaisir de vous asseoir. »
– « Parce que j’ai les cheveux blancs ? »
– « Non, c’est pas ça, je vous ai vu debout et comme vous êtes plus âgé que moi, ça a été un réflexe, je me suis levée. »
– « Je parais beaucoup… beaucoup plus âgé que vous ? »
– « Non, oui, enfin un peu, mais ce n’est pas une question d’âge. »
– « Une question de quoi, alors ? »
– « Je ne sais pas, une question de politesse, enfin je crois.
 
J’ai arrêté de la taquiner, je l’ai remerciée de son geste généreux et l’ai accompagnée à la station où elle descendait pour lui offrir un verre.
Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien.
Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni au rêve.
Rêver, c’est se souvenir, tant qu’à faire, des heures exquises.
C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent.
C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie2 (Pivot, 2013 : 103)

Il va de soi qu’une telle perception de l’état de « vieillissement » n’est pas isolée. C’est aussi le résultat d’une série d’observations que nous menions dans le cadre de nos recherches au sein de la Chaire e-Santé, bien vieillir et autonomie de l’université de Limoges, à propos de l’activité physique de la personne âgée. Il s’agissait de cerner sous quelles échelles de valeur les personnes âgées situaient elles-mêmes leur degré de performance physique. Une des conclusions fut qu’à l’inverse des évaluations objectives qui peuvent dénoter une diminution qualitative (quelle norme ?), les personnes d’un âge avancé ne vivent pas toujours d’emblée leur état comme une défaillance, sauf naturellement en cas de situation handicapante manifeste, comme une maladie invalidante.

L’intention du présent travail, à côté de ces indicateurs objectivables (objectifs, subjectifs), habituellement convoqués pour situer et quantifier l’état de vieillesse de l’humain, est de montrer que la manière d’en narrer la manifestation contient, peut-être tout autant, sinon plus, des formes d’expression qui permettraient d’en cerner plus précisément les présupposés définitionnels.

La vieillesse n’est pas vraiment une institution, même si elle s’y apparente grandement

Il nous semble que ce que la taquinerie de Bernard Pivot rapporte concerne en premier l’instabilité primitive de la notion même de vieillesse, en tant qu’ordre déterminé, c’est-à-dire en tant qu’ « institution », susceptible d’être avalisée comme telle, pour définir tel état de l’humain. C’est même peut-être bien cet ordre qu’elle interroge : d’une part, cette taquinerie met à mal la légitimité supposée de la démarche de la jeune femme - quelle que vertueuse que soit l’intention, la politesse ne suffit pas à fonder le seuil définitionnel de la vieillesse ; d’autre part, elle dénie toute possibilité à soumettre cette définition à une convention : « une question de quoi alors ? » insiste Pivot.

Présupposés pour définir une institution.

Une contrainte de l’état de la vieillesse de l’humain, sinon la principale, au plan de son expression, est qu’elle est nécessairement liée à des normes, à des valeurs, à des rôles c’est-à-dire à des modèles posés et acquis comme tels. C’est ce qui semble en traduire en effet la part « institutionnelle ». Or justement, la taquinerie de Pivot souligne surtout le présupposé paradoxal de cette définition.

Note de bas de page 3 :

Cet extrait est retenu par Jean-François Bordron dans son article intitulé « Actant collectif. L’analogie créatrice », in Pierluigi Basso-Fossali (sous dir.), Créativité sémiotique du sens et institution du sens dans la dialectique entre l’individuel et le collectif, Limoges, Pulim, 2021

Reprenons ici un extrait de Georges Balandier3, dans sa préface au livre de Mary Douglas, Comment pensent les institutions, pour examiner un peu mieux de quoi il s’agit :

L’individu avec ses intérêts, ses passions, son désir, n’est pas l’élément de référence ; c’est l’institution. Depuis les durkheimiens, le terme n’a guère gagné en précision. Couramment il désigne un organisme relativement stable, soumis à des règles de fonctionnement, et accomplissant des fonctions sociales spécifiques ; plus largement encore, il se rapporte à cette forme de l’organisation sociale qui lie des valeurs, des normes, des rôles, des modèles de relation et de conduite. Mary Douglas donne une définition d’esprit durkheimien : l’institution est un groupement social légitimé ; elle se distingue « des groupes latents » (au sens de M. Olson) à manifestations sporadiques, et encore davantage des « arrangements pratiques ou provisoires (Bordron : 208).

En tant qu’état atteint ou observable, la vieillesse de l’humain ne s’appréhende jamais comme une forme stable. Elle ne peut l’être qu’au gré de quelque chose d’autre. Balandier parle de « manifestations sporadiques » et « d’arrangements pratiques et provisoires ». En continuité avec cette définition, nous dirons au final que s’accorder comme vieux ou être sollicité comme tel ne serait reçu en effet que moyennant la possibilité d’accords préalables au sein d’interactions établies par exemple à l’intérieur de groupes ou de sous-cultures spécifiques (socio-démographique, culturel, amical, générationnel, familial, etc.). Il en serait ainsi de l’obligation de politesse, des cheveux blancs, ou encore de la différence d’âge, en tant que traducteurs de la position d’aîné de l’autre ; ces caractérisations ne seraient possibles que moyennant l’assentiment a minima de ce dernier. C’est donc ce cadre qui devient l’enjeu.

Du simulacre

On appelle simulacre une telle forme heuristique. Le simulacre permet d’imaginer toujours d’autres possibilités face à un donné naturel ou posé comme tel. Il s’agit de cette capacité dont dispose tout réel, à nier, à contester, mais aussi à négocier y compris ses propres frontières définitionnelles. L’anthropologue Dartiguenave parle d’acculturation, pour rompre avec cette nécessité naturelle ; un phénomène qu’il décrit comme exclusivement humain, à commencer par la définition même de l’humain en tant qu’espèce :

 au contraire de l’animal qui, dans le cadre de l’espèce, se trouve nécessairement défini par son caractère sexuel, mâle ou femelle, c’est-à-dire comme spécimen sexué, nous analysons qualitativement ce que nous sommes par rapport à l’autre… Établir un lien social avec un partenaire suppose en effet que nous nous identifions d’abord par divergence, c’est-à-dire que nous nous différencions en nous classant selon un ensemble de statuts, masculin, féminin, âgé, adulte, enfant, étranger, riche, pauvre, […], Ce sont là des entités purement négatives, qui ne se définissent que par leurs oppositions. Et comme telles, elles sont arbitraires, rompant avec la nécessité naturelle ou avec ce qui se présente comme naturel (2001 : 39).

Nous en arrivons à notre hypothèse : face aux définitions institutionnelles, « universellement ancrées » auxquelles on peut l’associer, la vieillesse ne sait s’offrir qu’au risque de son évidement. On peut se l’accorder ou l’accepter à tout moment et en toutes circonstances, mais on peut aussi la nier ou en renier l’effectivité dans les mêmes conditions.

Nous avons la confirmation de la part évaluative que nous soulignions au début. Interviennent ici des rhétoriques, des affects, des axiologies, autrement dit tout support qui sert de soutien aux ressorts de la narration, qu’on l’envisage à propos de l’action, de la passion ou de la cognition, soit les trois notions considérées comme les trois dimensions esthétiques du discours (Fontanille, 1999). Qu’en est-il exactement ?

Les récits d’action du corps vieillissant

Les récits d’action du corps vieillissant, comme tous les récits d’action, sont ceux qui l’entrevoient dans son processus dynamique, avec ses variations et ses transformations. En somme c’est le corps physique, mais aussi le corps physiologique, inscrits dans une trajectoire orientée, dans sa multiplicité et dans son hétérogénéité, allant de la jeunesse jusqu’au grand, voire très grand âge.

Lorsqu’il est narré, ce corps ne peut l’être que par métonymie. Lorsqu’un aspect y renvoie - telle apparence physique (ferme, flétri, fripé, faible, blanchi, ridé, rigidifié, flasque, etc.) tel comportement physiologique (la démarche, le port, la santé, etc.) -, c’est formellement d’emblée dans un rapport d’identité partielle, par effet d’analogie. Les narrations opèrent alors avec en vue de généraliser la spécificité de l’aspect retenu à l’ensemble du corps, c’est-à-dire en tant qu’unité intégrale. Ainsi par exemple, la protestation de Pivot montre que cette généralisation peut ne pas fonctionner : on peut avoir l’apparence d’un certain âge, les cheveux blancs, ou tout autre caractéristique de cette nature, et ne pas être ou se sentir vieux pour autant, en tout cas, au point d’apparaître prioritaire pour les places assises. Il faut un espace de validation pour que cela soit effectif. Malheureusement pour la jeune femme, c’est précisément ce que Pivot dénie lorsqu’elle lui propose généreusement sa place. Mais de nombreuses autres exemples existent, notamment en littérature. C’est le cas de Mathilde Loisel dans La Parure de Maupassant. C’est aussi le cas de Thérèse, dans Thérèse Desqueyroux de François Mauriac.

Pour Mathilde Loisel, alors qu’elle a longtemps rêver d’exister dans la classe des grandes dames, comme madame Forestier, « toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante » (1974 : 1205), son corps éprouvé, presqu’abîmé, conséquence d’un incident qui l’a condamné à travailler pendant 10 ans pour rembourser sa dette, suffit à la considérer comme vieille :

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal où elle avait été si belle et si fêtée.
Que serait-il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure ? Qui sait ? Qui sait ? Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver ! (1974 : 1205)

La conclusion de Madame Forestier associe par analogie directe l’état éprouvé du corps de Mathilde avec la vieillesse de son corps. Dans le texte, le critère validation de cette analogie est le fait d’une détermination, sinon d’un déterminisme de statut social. Dans la classe sociale dont Mathilde Loisel a toujours rêvé, avoir un corps abîmé, être mal mise, sans finesse, parler haut, correspond à ne plus avoir de jeunesse, de beauté, ni d’élégance : c’est être vieille.

Le parcours de Thérèse Desqueyroux dans le roman éponyme de François Mauriac est semblable, bien que d’une autre nature. À l’inverse de Mathilde Loisel, Thérèse connaît plutôt un sort heureux. Ayant bénéficié, pour la disculper, du faux témoignage, de son mari, Bernard, qu’elle a tenté d’empoisonner, Thérèse Desqueyroux est exilée à Paris, ce qui la sort d’Argelouse, sa province où elle vit comme en prison, mariée par contrainte. Elle y découvre un vent de liberté. Elle est épanouie, Elle veut rencontrer des inconnus, des personnes qui n’exigeraient pas d’elle des paroles. L’extrait qui narre ses premiers moments dans cette nouvelle ville synthétise l’accomplissement de son désir de renégate. Elle est redevenue Larroque. Elle a des envies de liberté mais surtout, elle retrouve sa jeunesse et elle ne sent plus son âge :

Elle eut faim, se leva, vit dans une glace d’Old England la jeune femme qu’elle était : ce costume de voyage très ajusté lui allait bien. Mais de son temps d’Argelouse, elle gardait une figure comme rongée : ses pommettes trop saillantes, ce nez court. Elle songea : « Je n’ai pas d’âge. » Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves) rue Royale. Pourquoi rentrer à l’hôtel puisqu’elle n’en avait pas envie ? Un chaud contentement lui venait, grâce à cette demi­-bouteille de Pouilly. Elle demanda des cigarettes. Un jeune homme, d’une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit (Mauriac, 1927 : 183).

Les différentes facettes convoquées montrent le caractère arbitraire des descripteurs morphologiques qui caractérisaient l’aspect physique de Thérèse. Ces descripteurs perdent en pertinence, ils sont relégués à Argelouse, presque par effet de chiasme, comme des choses dont on peut se départir (sa figure, les pommettes, le nez). Désormais à Paris, Thérèse retrouve sa jeunesse et la fraîcheur de son corps. Elle est élégante dans son costume lorsqu’elle se voit dans une glace d’Old England. C’est une jeune femme. L’analogie est portée doublement, par effet de reproduction dans le miroir, et par la rupture qu’elle installe entre l’ancienne et la présente Thérèse. Paris, parce que composée d’inconnus, est le lieu dédié de la libération, c’est-à-dire de la rupture. Le seul regard qui scrute Thérèse est celui qu’elle porte sur elle-même. Ce sont ces écarts des lieux et de perception qui inscrivent l’espace de validation entre le nouvel aspect de Thérèse et l’absence d’âge qui la caractérise désormais. C’est en cela que reviennent les narrations dans ce cas précis.

Les récits de passion du corps vieillissant

Les récits de passion du corps vieillissant envisagent le corps comme soumis à des motions, c’est-à-dire cette force - on peut aussi dire cette pulsion – qui, bien qu’externe à l’organisme, peut en contraindre le mouvement, « en vertu d’une nécessité interne de sa nature même », comme disent les philosophes. Dans la théorie de la sémiotique des passions, on appelle « disposition » une telle force. Il s’agit de cette sorte de programmation primitive qui contraint toute potentialité et tout état ou attitude de l’individu. Par exemple, il en est de l’obstiné qui n’apparaît jamais que comme contraint par son désir continu de vouloir voir se réaliser ce qui ne peut pas être ou qui ne peut l’être que très difficilement ; ou encore de l’avare dont la passion, comme disent Greimas et Fontanille, est non pas de posséder tout, tout seul, mais de « faire entrave à la circulation et à la redistribution des biens dans une communauté donnée » (Greimas, Fontanille, 1991 :117).

Il est possible de se poser la question de ce que serait la disposition de la vieillesse dans un tel cadre. En tant qu’état vécu, la vieillesse est une altération du corps face à laquelle l’on n’a pas d’autres possibilités que de se soumettre ou de tenter de résister, en espérant qu’elle nous laisse quelque chose qui continue encore d’être nous. En d’autres termes, dès lors que la vieillesse s’installe, on ne peut en attendre de maintien de soi que comme d’un tiers. Il y a comme un inconnu dans la demeure. Ne reste que l’espoir de réduire la différence entre ce que notre corps est désormais et ce que nous en voudrions mais qui ne l’est plus. C’est dans cet espace que s’organisent les conditions par lequel le corps vieillissant est narré.

Les récits ont pour point de départ la prise de conscience de ce processus désormais irréversible : on raconte de quelle manière on s’accommode à ce corps nouveau pour le maintenir à la hauteur de notre désir. On peut y parvenir en conscience, en décidant d’assumer l’état atteint de son corps ou alors à son corps défendant. Bien évidemment, la dynamique à l’œuvre est agoniste. Elle réfère à un jeu de rééquilibrage, au sein d’un même individu, entre deux corps éloignés par des modes d’existence très faiblement conciliables, voire distincts.

Dans son ouvrage intitulé Vieillir, le grand vertige, Dominique Boulbès, fondateur de la société Indépendance Royale, un acteur majeur en France de la prise en charge du grand âge, ouvre son introduction en faisant appel aux mots suivants prononcés par Levi Strauss à l’occasion de son 90ème anniversaire. Levi Strauss parle d’hologramme :

Montaigne dit que la vieillesse nous diminue chaque jour et nous entame de telle sorte que, quand la mort survient, elle n’emporte plus qu’un quart d’homme ou d’un demi-homme. Montaigne est mort à 59 ans et ne pouvait sans doute avoir idée de l’extrême vieillesse où je me trouve aujourd’hui. Dans ce grand âge que je ne pensais pas atteindre, et qui constitue une des plus curieuses surprises de mon existence, j’ai le sentiment d’être un hologramme brisé. Cet hologramme ne possède plus son unité entière, et cependant, comme dans tout hologramme, chaque partie restante conserve une image et une représentation complète du tout. Ainsi y a-t-il aujourd’hui pour moi un moi réel, qui n’est plus que le quart ou la moitié d’un homme, et un moi virtuel, qui conserve encore vive une idée du tout. Le moi virtuel dresse un projet de livre, commence à en organiser les chapitres, et dit au moi réel : ‘c’est à toi de continuer.’ Et le moi réel, qui ne peut plus, dit au moi virtuel : ‘C’est ton affaire. C’est toi seul qui vois la totalité.’
Ma vie se déroule à présent dans ce dialogue très étrange. Je vous suis très reconnaissant d’avoir pour quelques instants, grâce à votre présence aujourd’hui et votre amitié, fait cesser ce dialogue en permettant un moment à ces deux moi de coïncider de nouveau (Boulbes, 2016 : 7-8).

Ces mots sont clairs et illustrent parfaitement la programmation primitive dont nous parlions. Impossible de ne pas évoquer le désir mimétique dont parle René Girard. Quelque chose est venu scinder notre corps, et l’a éloigné de notre corps réel, il ne nous reste plus qu’à le considérer comme un tiers. Ce tiers est un hologramme. On peut le laisser à distance, en accepter l’éloignement, ce qui revient à assumer l’état vieillissant de son corps réel. Mais on peut aussi tenter d’y résister en s’y opposant (activement ou de manière subtile), ce qui demande des circonstances singulières. Par exemple cela concerne les premières surprises qui affectent le corps ainsi que ses potentialités originelles : on a des rides, on a des cheveux blancs, on n’est plus aussi vaillant pour se lever d’une chaise, etc. Réactiver ce corps virtuel, c’est par exemple camoufler ses rides, se teindre les cheveux, faire de l’exercice, rêver aussi. Le modèle narratif, foncièrement contraint par la programmation primitive qui détermine la vieillesse en tant qu’état, opère pour régler ce hiatus désormais installé entre deux modes d’existence du corps. Il en est ainsi de l’ensemble des récits. Nous pouvons revenir une fois de plus à l’extrait de Pivot lorsqu’il de parle de résistance, ce qui correspond à une modalité possible pour régler ce hiatus.

Lutter contre le vieillissement, disait-il, c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien.
Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni au rêve.
Rêver, c’est se souvenir, tant qu’à faire, des heures exquises.
C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent.
C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie (2013 : 103).

Les récits de cognition du corps vieillissant

Les récits de cognition du corps vieillissant invitent à considérer le corps comme modélisable, conceptualisable. Il est possible de l’inscrire à l’intérieur de schémas qui, sans directement en parler, l’informent pour autre chose. De ce point de vue, à l’inverse de l’analogie, notamment, dont la tâche revient à prendre appui sur les déterminations concrètes – physique, physiologique – de l’état du corps, est concernée ici toute unité, n’importe laquelle, avant même d’imaginer tout lien a priori avec un état du corps. La part cognitive advient quand on examine les conditions sous lesquelles cette unité se trouve rabattue à l’état du corps. La première opération est de l’ordre du paradoxe. Autrement dit, au moment même où s’installe telle unité, s’y référer revient nécessairement ainsi à y donner sens par conversion. Il s’agit d’abord d’actualiser autre chose.

Encore Pivot. Dès le début de ce texte, nous signalions la parution de son dernier ouvrage, …mais la vie continue. C’est l’histoire d’un octogénaire, aujourd’hui à la retraite, qui parvient à se rassembler avec une bande d’amis, rencontrés au fur et à mesure de sa vie. Ils ont tous plus de 80 ans. Pour conférer une dynamique à leur groupe, ils décident de le baptiser les JOP, les « Jeunes Octogénaires Parisiens ». Le récit met en scène de multiples instants qui traduisent leur enthousiasme à poursuivre leur vie avec bonheur, à l’heure du grand âge : des moments heureux, des moments doux, passés avec des copains, des mondanités où on continue à se faire désirer, des micro-défis réussis pour se rassurer du maintien de son éveil intellectuel et de sa vivacité : un mot qu’on cherche et qui arrive tard est considéré comme une lenteur saine, qui impacte peu le travail de l’écrivain ; on hâte le pas pour rattraper et dépasser une personne qui a de l’avance, un ami de la bande, Coco Bel Œil, continue de séduire et de varier ses conquêtes féminines, etc.

Il est tentant de voir en ce récit et plus précisément en ces moments l’expression d’aventures heureuses, et qui ne disent que cela. Toutefois, nous rappelions aussi le contexte de la parution de ce récit. Il est publié après que Pivot, il y a quelques temps, a produit un autre texte, sonnant comme une expression manifeste de sa vision de la vieillesse. Ce texte avait pour titre « Vieillir c’est chiant ». Or, c’est bien ce texte qu’il convoque quand il situe son ouvrage, pour en faire la promotion médiatique et commerciale. Le lien qui se dégage avec son récit … mais la vie continue est instructif. Ce lien est de nature sémiologique. Si le contenu de la dernière production de Pivot est autonome, en réalité, il n’est ainsi que la manifestation de cette déclaration forte de Pivot, « Vieillir, c’est chiant ».

Il s’agit d’octogénaires dont les moments de vie ne sont plus en réalité que des preuves, pour compenser et pour éloigner quelque chose. Nous pouvons par exemple évoquer les conquêtes de Coco Bel-Œil, y est-il parvenu à son réel avantage où n’était-il qu’une cible ?

Elle a accepté ?
Oui je l’intriguais. Elle a probablement un tempérament romanesque et elle devait se dire : Voyons où tout cela va nous mener. Les femmes sont plus aventureuses qu’on ne croit. Un senior comme moi représente pour elles, vois-tu, quelque chose d’exotique qu’elles ont soudain envie d’explorer. L’expérience accumulée au fil du temps peut être aussi à leur yeux un attrait, disons plutôt un argument, une curiosité. Je me dis que je suis un vieil armagnac et qu’il y a des amateurs pour ça. Des amateures, teu-res, je déteste amatrices (2021 : 46).

Nous pouvons aussi citer la délibération qui a précédé l’adoption du nom du groupe :

Notre groupe d’amis a depuis avant-hier un nom : les JOP, les Jeunes Octogénaires Parisiens. C’est Jean-Paul Blazic qui en a eu l’idée. Il avait d’abord proposé les JV, le Jeunes Vieux. Mais à l’oreille, JV fait « J’y vais ». Et où va-t-on à quatre-vingt berges et plus ? Au tombeau. Recalé ! Il avait ensuite avancé les JVV, les Jeunes Vieux Véloces. On lui avait fait remarquer que si l’un de nous devenait un handicapé, nous serions obligés de changer de nom. Retoqué ! Puis ses Jeunes Octogénaires Parisiens, les JOP, a été adopté à l’unanimité (2021 : 37).

Le résultat à chaque fois, est celui d’une instabilité sémiologique, entre le nom les JOP, dont on aurait pu attendre une fermeté sémantique, et le chemin qui y a conduit ; entre le résultat des conquêtes de Coco Bel-Œil et leur portée véritable. La relation construite entre ces deux niveaux de signification est formelle. Elle procède par effet d’appariement in situ. Il faut une délibération. Ainsi dire JOP n’infère pas nécessairement en soi la conviction que notre bande de copains croit tant que cela à la jeunesse de ses membres. On ne peut le déduire que parce qu’ils le disent, c’est-à-dire de façon strictement située, cela pouvant aussi dire autre chose dans d’autres circonstances. Et il en est des conquêtes de Coco Bel-Œil. On peut évidemment les considérer comme parfaitement effectives, de son seul fait. Les délibérations auxquelles ses amis le soumettent montrent que cela n’est pas le cas. C’est cet espace de délibération qui permet d’inscrire l’effet de paradoxe.

Mis à contribution pour instruire un fait de signification, le paradoxe implique toujours au moins deux plans d’immanence qui, en eux-mêmes, ne peuvent pas coïncider. Le premier plan opère comme une topique qui possède sa propre substance (la dénomination JOP ou encore les conquêtes de Coco Bel-Œil) ; ensuite du fait d’une problématique particulière (montrer qu’on ne subit pas la vieillesse) cette topique est remaniée, introduisant une zone de contingence où tout devient possible. L’effet obtenu est l’instauration d’une nouvelle substance (vieillir est chiant), qui met en minorité la première. L’effet de paradoxe opère dans la mesure où cette mise en minorité induit une circulation (une conformité) entre ces deux plans qui ne pouvaient pas coïncider. C’est ce qu’on appelle un isomorphisme, ce qui est à la base de toute relation sémiologique.

Ainsi vont ici les narrations du corps vieillissant. Les moments et les événements décrits dans le récit de Pivot donnent l’impression d’installer, avec fortes convictions, des zones d’acceptation du corps vieillissant. Or dans le même temps, ces zones peuvent aussi opérer comme pour masquer cette impossibilité de faire face à un processus inexorable. En le disant plus directement, pris dans la vision profonde de Pivot, le fond signifiant de son récit est de montrer que l’acceptation du corps vieillissant est presque toujours contrainte par un affaiblissement de l’enthousiasme qu’on y met. C’est ainsi qu’émergent les narrations qui le portent. En somme « Vieillir c’est chiant » !

En guise de conclusion

Peut-on situer la vieillesse, en tant qu’état qui s’installe ? Telle était notre question de départ. La réponse à cette question selon ce que nous avons tenté de montrer est que celle-ci ne se décide et ne préexiste pas en soi. Elle trouve son fondement au sein d’interactions dans laquelle est envisagée : au sein de groupes normatifs ou de sous-cultures spécifiques, ce qui suppose des espaces de validation ou des espaces de délibérations : on n’est vieux que si on l’accepte et/ou si on n’est perçu ainsi dans une certaine mesure ; en conformité avec une disposition, c’est-à-dire avec une programmation primitive, ce qui invite à s’y ajuster, en conscience (on s’assume comme vieux) ou à son corps défendant (on recourt à des stratagèmes pour s’en extraire, avec plus ou moins de réussite) ; en l’inscrivant au sein de modélisation et de schémas qui l’informent par effet d’isomorphisme, c’est-à-dire de conformité formelle.

L’actualisation de ces interactions donne lieu à des jeux de significations qui servent de siège à l’émergence de simulacres. Il en sort de premières observations définitionnelles sur les narrations du corps vieillissant.