La vie du côté de la mort Life closed to death

Jean-Michel Devésa 

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Ce mardi, j’ai embarqué à Roissy en milieu de matinée. Pour m’y rendre, j’ai pris le R.E.R. à Saint-Michel, tout près de La Louisiane, l’hôtel où j’ai passé mon dernier week-end de femme libre. J’avais en tête les images de More, celles où Stefan et Estelle font l’amour. D’aucuns railleront mon romantisme, quelques-uns relèveront que j’ai eu besoin de mirer l’ombre projetée de la bouche grimaçante dont je serai bientôt la proie et qui, de l’autre côté de la mer, me dévorera et m’engloutira, auprès de cet écrivain que j’ai convaincu non sans mal d’être mon hôte et en quelque sorte mon exécutant. Vendredi, j’ai quitté mon domicile, après l’état des lieux et la remise des clefs à l’agent immobilier. J’y campais depuis trois semaines, un matelas à même le sol et une couette une vaisselle réduite à sa plus simple expression un micro-onde bas de gamme et des babioles, une fois la liquidation pour quelques pauvres milliers d’euros de mes meubles livres et souvenirs. Pendant presque dix ans j’ai eu mes habitudes dans ce coin du XVe arrondissement, au croisement des rues Lecourbe et Cambronne. J’y avais posé mes affaires quand j’étais étudiante à Jussieu ; entrée dans la vie dite active, j’y suis restée. Durant ces jours, j’ai vécu dans cet appartement vide, n’effaçant les traces de mon passage qu’au dernier moment, quand j’ai entrepris un ménage de fond en comble, celui auquel sacrifient la plupart des locataires désireux de récupérer leur caution. En cirant le parquet et en nettoyant les vitres, en récurant le moindre recoin, j’ai eu le sentiment de commettre une mauvaise action : je portais atteinte à la mémoire de Jean-Louis, je m’attaquais à nos souvenirs communs, j’exorcisais le spectre des baisers que nous avions échangés, des caresses qui nous avaient réchauffés dans le grand lit en fer. Lui était à Hambourg à la Direction de l’Institut français, mon job d’attachée de presse m’accaparait à Paris au sein de cette maison de fous qui m’avait embauchée à peine avais-je décroché mon diplôme... Évidemment, pour un premier emploi, c’était une aubaine, je pouvais me targuer d’avoir rejoint, à vingt-cinq ans, le gratin de l’édition. Tout le monde me le disait, mes parents mes amis mes copines, mes amants d’avant. En réalité, l’un et l’autre gagnions amèrement de quoi payer nos factures.

À l’approche de la trentaine, je sais que j’y ai été gâtée. Le régime sur lequel sont réglés les rapports professionnels dans cette entreprise, le climat de dissimulation les intrigues l’autisme et la suffisance des éditeurs et des membres du comité de lecture, le sexisme qui y sévit, tout ce bastringue m’a rongée et éreintée à la fois. Très vite, j’ai été lasse des déjeuners et des cocktails où on me conviait parce qu’on estimait utile et agréable aussi d’exhiber Camille devant un puissant confrère un auteur courtisé parce qu’à gros tirages la redoutée responsable de la page des livres du Monde ou le chef de rubrique des Inrock. J’ai pris en horreur cette jeune femme que j’étais devenue, une charmante collaboratrice et étonnamment consciencieuse une cruche qui arrivait au bureau aux aurores, deux heures avant le reste du personnel, et ne retrouvait ses pénates qu’à la nuit tombée, après avoir achevé la besogne urgente que le saint des saints lui avait confié sur le coup de dix-sept heures, une demi-heure avant la fin de sa journée. Les Prix n’attendent pas, n’est-ce pas ? Tout comme le cirque médiatique sans lequel il est impossible de vendre les livres qu’on publie. À chaque demande à chaque abus, j’ai davantage serré les dents réprimé ma colère ravalé ma protestation et accroché un sourire pour masquer mon désarroi. Quand j’ai débuté fière d’avoir obtenu ce que je croyais être le gros lot, j’ignorais que ce jeu auquel me réduisait ma fonction allait aussi gravement porter atteinte à ma personne. Instrumentée pour plaire à mes employeurs ensuite aux écrivains aux critiques aux libraires aux journalistes aux présentateurs débiles des talk shows et à leurs « fichistes », à l’ensemble des décideurs culturels et institutionnels sans lesquels cette boîte finirait par ne plus compter, je n’ai pas tardé à constater que moi aussi je m’ingéniais, comme tous ceux que je méprisais, à manipuler mes interlocuteurs collègues subalternes ou supérieurs, indépendamment de leur sexe de leur statut de leur attitude envers moi. Bref la duplicité ambiante m’a contaminée. Et je ne suis pas parvenue à donner une démission à laquelle pas une semaine je n’ai pensé. Je me suis aigrie et avilie. Et j’ai imposé mes humeurs et mes caprices à Jean-Louis. Il n’a pas bronché ; il était patient. Il a souffert de me voir engluée dans cette mélasse. Il m’aimait. Et donc, contre mauvaise fortune, notre couple comptait les mois et les années, dans une relation à distance nous condamnant à ne jamais nous sentir installés puisque, où que nous soyons, à Hambourg ou à Paris, chacun ressentait qu’une partie de sa vie n’était pas avec lui mais dans l’autre ville. J’avais une carte d’abonnement, Jean-Louis aussi, nous connaissions par cœur les horaires des trains reliant les deux métropoles. Ce qui est survenu est de ma faute… Je ne peux pas réparer. Et je suis incapable d’oublier. Il me faut expier.

 

Avant le petit-déjeuner, un café au lait un yaourt et un croissant, j’ai demandé à la réception de préparer la note. Je l’ai réglée en liquide et, emplie d’une joie que je n’avais pas éprouvée depuis le commencement de ma relation avec Jean-Louis, j’ai rejoint la rue de Buci en direction du métro et de la station de la ligne A. Dans un sac en cuir mou porté en bandoulière, j’ai fourré un t-shirt de rechange une paire de pantalons en lin quatre ou cinq culottes, les médicaments dont j’ai couramment l’usage une boîte de zyrtec du dafalgan des comprimés de magnésium de la vitamine C, un nécessaire complet de maquillage, bien sûr, ma brosse à cheveux une trousse de toilette une crème démaquillante une huile protectrice un lait hydratant pour le visage dans un flacon aux normes de sécurité, un colifichet pour me protéger la nuque et les épaules de la climatisation, et ce moleskine dont je suis certaine qu’il me sera confisqué dès que j’aurai franchi le seuil de cette demeure qui sera le théâtre de ma passion.

Ma tenue est inadaptée à l’atmosphère maussade d’un hiver rincé par la pluie. J’en frissonne mais ne m’en alarme pas. Je ne suis plus de cette rive mais de l’autre, indifférente à l’humidité poisseuse de Paris de ses quartiers déshérités et de sa banlieue, aux mines renfrognées qui y circulent. Le voyage que j’entreprends n’exige-t-il pas des habits de lumière ? Sous une chemise rentrée dans un jean’s, j’ai enfilé un marcel, une authentique relique, en été Jean-Louis adorait me voir l’arborer à même la peau. Avant de descendre de l’avion, je roulerai en boule dans mon increvable fourre-tout le vieil imperméable aux manches frangés par l’usure dans lequel je me suis enveloppé pour me protéger de ce crachin. Pour l’heure, je hâte le pas sur mes hauts talons robustes et confortables. Une lanière rivée à la semelle de bois par de gros clous couvre le pied, du petit orteil jusqu’à une boucle dans laquelle elle passe pour revenir en partie en arrière mais en oblique à un second point arrimage situé sous la voûte plantaire, tout près du calcanéum. Mes chevilles sont enserrées, plus classiquement, par un lien fermé juste au-dessus de l’astragale. Mes ongles sont peints d’un vernis rouge pas agressif. Je ressemble à une courtisane méridionale à une de ces femmes du peuple exhibant tous les oripeaux de la réification dans l’ambiguïté d’une relation aux autres qui se veut simple directe spontanée.

Maintenant que j’ai payé ma chambre, je n’ai quasiment plus d’argent sur moi, moins de deux cents euros en coupures de cinq et de dix, comme il est sage d’en avoir dans ces pays de la périphérie où tout s’achète, pour des sommes dérisoires au regard de ce que l’on gagne dépense gaspille consomme dilapide en France et en Europe. Celui auprès de qui je me rends m’a prévenue que de volumineux bagages et qu’une garde-robe fournie seraient superflus, je dépendrais entièrement de lui.

 

Dans le secteur où j’ai embarqué, l’affluence était plutôt clairsemée. La destination est boudée par les touristes, les individuels et les adeptes des formules all inclusive chères aux Tour Operators. Tous craignent la contagion des violences et des affrontements qui, il y a un an, ont accouché d’une révolte qu’on n’a pas immédiatement identifiée à un printemps. Les compagnies ont réduit le nombre de leurs vols plus de desserte quotidienne une navette hebdomadaire aux trois-quarts vide suffit.

Lorsque le moyen-courrier a décollé, pour la première fois depuis le baptême de l’air de mon enfance, j’ai senti ma personne s’ouvrir malgré elle comme si le vertige qui, au-dedans, trouait mes chairs m’absorbait et que mon être était englouti en des ténèbres sourdant en moi comme la résurgence d’une eau épaisse et verte. Ce malaise s’est accompagné d’une suite de représentations, le crash était imminent la mort ma mort était sur le point de survenir, la catastrophe était inévitable, je me suis vue c’est-à-dire imaginée au moment du décrochage, pas seulement stoïque, mais calme sereine un sourire d’acceptation aux lèvres… Toutefois, je me suis braquée contre cette éventualité, un accident aérien ruinerait mes efforts pour planifier et organiser mon effacement, faute d’avoir le cran de me suicider j’ai eu à gagner la confiance de celui qui sera mon bras pour orchestrer ma sortie du cercle des vivants, au terme d’un contrat sans ambiguïté : à cet homme j’offre la possibilité d’exercer sans limite son pouvoir sur un être consentant aux conséquences les plus extrêmes de son abandon. J’ignore le traitement qu’il me réserve, si cela lui chante il pourra comme au cinéma basculer mon corps dans un drap lesté d’un bloc de béton par-dessus une barque à quelques encablures du rivage.

Cet homme est l’auteur d’une dizaine de livres, après la parution du quatrième, il a quitté la France et abandonné l’université pour ce coin du monde que les hippies ont fréquenté autour de 1968, il ne réapparaît brièvement que pour en signer un nouveau. On murmure qu’il abonde ses revenus en satisfaisant d’insolites demandes. Au lendemain de la tragédie qui nous a frappés, Jean-Louis et moi, sa lecture m’a beaucoup aidée même si elle ne m’a pas absoute ni délivrée de mon fardeau. Je l’ai approché lors du lancement de son dernier roman. Nous n’avons que très peu parlé. Cela n’a pas été nécessaire. Il m’avait devinée et je pouvais m’en remettre à lui. Il m’a donné son e-mail. Trois mots une ligne ce serait assez pour nouer le lien, ce que nous en ferions chacun de nous apprécierait… Une correspondance régulière puis journalière s’en est suivie.

 

Il vit sans personne. Des domestiques bien sûr l’entourent. Pour ses mises en théâtre, oui, il exige un défraiement, non, il ne donne pas suite à toutes les candidatures. Les demandes se ressemblent. Il n’est pas dupe de certains relents franchement nauséabonds qui affleurent dans les sollicitations dont il est l’objet, il écarte les plus odieuses, pour les autres il augmente ses émoluments, qu’il soit un écrivain constitue un argument commercial supplémentaire, cinq ou six de ces visites par an lui permettent de faire face à ses dépenses, on lui adresse des connaissances, le bouche à oreille fonctionne de mieux en mieux, sans être éclatante sa réussite est avérée son compte bancaire est largement créditeur, aussi envisage-t-il paisiblement ses vieux jours, d’autant qu’il a pris des intérêts dans une minuscule gargote près du marché aux poissons dont la clientèle n’a pas d’autre exigence que de trouver pour très peu d’argent une nourriture roborative, un peu frustre, celle qu’elle aime, parce qu’elle est celle-là même que les épouses de ces hommes tannés par les embruns, le soleil et une besogne ingrate leur préparent : soupe aux fèves viande aux olives ragoût... Des soucis financiers ? Il n’en a pas… Sa maison il la loue l’acheter il n’y songe pas d’ailleurs nous ne sommes que de passage...

Il a longtemps douté : l’assistance de Dignitas ou d’Exit m’est interdite, le mal qui me ronge n’est pas organique mais psychique et moral, c’est le remords, généralement on en guérit en le noyant dans l’alcool ou l’hyperactivité, ou en le relativisant, moi je le cultive j’en ai fait mon cancer, mais un cancer contenu, sous mon allure suicidaire je dissimule peut-être une farouche volonté de vivre… Tout en me renvoyant à moi-même, il m’a montré que c’était à moi, et pas à une autre, qu’il faisait part de ses secrets. Il m’a ainsi entretenu du stupide calcul auquel il se livrait concernant le nombre des années qu’il lui restait à vivre. Ce désespoir de vieillir, bien qu’il soit l’expression d’une irrépressible peur de mourir, ne le paralyse pas, il favorise plutôt sa création.

Et puis après des semaines et des semaines alors que je désespérais de parvenir à mes fins il m’a écrit des lignes bouleversantes, je lui avais prouvé que je ne m’écoutais pas parler, c’était assez rare pour qu’il s’en félicite, lui et moi recherchions ce qui pour d’aucuns relevait de l’absolu, pour nous c’était l’exacte mesure du fini ; il me conseillait de confier à mes proches que je partais pour un tour du monde de deux ou trois années, il me fallait démissionner, résilier le bail de mon logement, liquider mes biens et en faire bénéficier qui je voulais ; pour le visa je me munirais d’un billet aller-retour, puisque c’était mon vœu je ne repartirais pas, il préparait une décharge que je lui signerais, il fallait que nous donnions le change lui et moi chacun à sa manière et selon son rôle dans une pièce qui n’en était pas une et qui ne prêtait pas à rire, les dés en étaient désormais jetés, là-bas, la paix civile était fragile tout pouvait basculer et le sang couler à flot, les journaux du nord et les chancelleries faisaient l’impasse sur cette situation, très vite je sentirais comme un parfum de fin du monde… Et si d’aventure la peur la raison ou l’instinct de préservation finalement me dissuadaient de recourir à ses services il me demandait de ne plus le relancer, je l’aurais bien trop importuné…

 

Je n’ai pas encore quitté le tarmac que je suis saisie par l’âcreté de l’air. Sur cet aéroport les installations civiles jouxtent les casernes et les hangars militaires. Je remarque des Mig antédiluviens des hélicoptères de combat russes un Transal et une escouade de F 16, dans le prolongement de ces appareils des amoncellements de fûts métalliques et deux carcasses de transports de troupe, des véhicules de l’avant blindés, perforés à la roquette noircis au point d’impact. N’ayant pas de bagage ni de valise en soute, je me débarrasse illico presto des formalités de douane et de police. Je tends mon passeport avec un sourire à trois types qui feignent de ne pas comprendre mon français. J’articule et prononce lentement mes phrases en signe de bonne volonté puis je passe à l’anglais et retourne au français. Je rends visite à un ami, je précise son adresse, il m’a dépêché son chauffeur, je suis en vacances, je serai de retour à Paris le mois prochain… Ils m’écoutent et remplissent un formulaire que le rebord du guichet me cache. Des sbires qui s’affairent pour me contrôler, celui dont la casquette est la plus chamarrée, s’empare d’un tampon-encreur qu’il appose d’un geste vif. Je bredouille un merci et traverse un dernier portique magnétique qui ne sonne pas malgré la monnaie que j’ai dans ma poche et la boucle de ma ceinture. J’ignore s’il est branché, nul n’est préposé à en surveiller le fonctionnement, je franchis les portes coulissantes me séparant du hall des arrivées de l’aérodrome.

Je suis perdue au milieu de cette salle climatisée dont le sol et les murs sont en marbre blanc. L’étalage de ce luxe contraste avec les espaces d’attente et de repos délimités en son sein par des cloisons mobiles de bois fushia, d’un peu plus d’un mètre, le long desquelles on a rangé des sièges plastiques gris. Parmi la foule bruyante je note plusieurs femmes de ménage coiffées d’un fichu bleu pétrole. Elles discutent en travaillant. Par binôme, j’en compte quatre, la serpillière au bout du balai elles lessivent des dalles jonchées de papiers de friandises et de mégots avec une solution à base de grésil. Les familles les hommes d’affaires les soldats en permission ne dévient pas de leurs trajectoires et marchent dans le sillage de cette équipe de nettoyage, ce qui provoque de sacrées traînées et une myriade d’empreintes. Il m’a prévenu qu’on me prendra en charge près du kiosque vert de l’Office du tourisme. Les hommes que j’ai dans mon champ de vision ont tous le geste avantageux. Assis ils étendent un bras sur le dossier d’à côté ou crachent en surjouant la décontraction. Je cède au démon de la stéréotypie lorsqu’on pose une main sur moi. C’est le chauffeur, il a une mâchoire chevaline et des yeux pers, ce qui dépare sa silhouette ce sont ses charentaises. Je le dévisage. D’où a-t-il surgi ? L’écrivain lui a-t-il montré une photo de moi ? Ces interrogations sont oiseuses, il ne pouvait pas se tromper il n’y a pas d’autre Européenne aux abords de l’édicule…

Nous parcourons deux cents mètres jusqu’à la berline dans laquelle ce loustic me presse de monter, sur la banquette arrière. La route côtière, c’est quatre cent cinquante kilomètres… Je prête une oreille au bruissement agitant la cime des arbres, des caroubiers aux feuilles poussiéreuses des figuiers des palmiers aux troncs comme brûlés au chalumeau. Il démarre, allume la radio de bord, cela grésille et c’est ensuite un chant sirupeux la mélopée d’une voix masculine. Il roule vite à travers des rues dont le goudron est par endroit recouvert d’une couche pulvérulente d’argile et de sable. Entre les maisons dans les prés bouchant les canalisations, s’accrochant aux arbustes aux haies et aux épineux, des milliers et des milliers de sachets en plastique. De toutes les couleurs. Dans la mer, ce doit être la même chose. Je me penche légèrement en avant je l’interroge pardonnez-moi tout à l’heure en sortant de l’aéroport il m’a semblé entendre un bruit sourd, comme un moteur, une turbine, aurais-je rêvé ? Il éclate de rire, c’est une plateforme pétrolière au large il y en a plusieurs…

 

Lors de mon arrivée chez le romancier, il y a environ dix-huit mois de cela, quand celui-ci est venu au salon d’accueil du rez-de-chaussée pour me lire le règlement de la maison, je me suis raidi à l’écoute d’une disposition. J’ignore s’il s’en est aperçu. Ai-je été trahie par quelque manifestation de mon émotion. D’emblée je me suis senti prise en défaut. Au lendemain du décès de Jean-Louis, j’avais naïvement pensé faire mon deuil en payant de ma personne, je me suis aperçu en écoutant l’écrivain débiter les clauses qu’il avait rédigées que je n’étais toujours pas libérée des questions d’ego…

 

Pendant toute sa conduite, le chauffeur et moi n’avons pas beaucoup parlé. Je me suis demandé ce que son patron avait pu lui dire du sort qui serait le mien. M’a-t-il lorgné avec une pointe de lubricité, lui ai-je prêté des intentions qu’il n’avait pas ? Calée contre la portière à ma droite, mes yeux ont glissé à la surface du paysage, une suite d’étendues sans clôtures de plus en plus désolées où des enfants dans des manteaux à capuchon sans manche marron clair, des garçons la morve au nez, des filles en sandales en plastique et un foulard tressé dans les cheveux, gardent des troupeaux faméliques de moutons et de chèvres et baguenaudent dans la brise qui en apportant une fraîcheur marine fixe aux branches les papiers ayant échappé aux flammes des tas de détritus qui environnent les villages les hameaux et les maisons isolées. Les villes dépassées ont l’allure de bourgades limoneuses drainant les productions vivrières légumes et volailles des campagnes. Mon humeur mêle une bonne dose de mélancolie à un émoi diffus.

La lumière du jour baisse lorsque nous atteignons les murailles de la vieille ville en un point où elles sont percées par une chicane infranchissable si ce n’est aux piétons, aux pousse-pousse à deux roues des commerçants surchargés de marchandises ravitaillant leurs étals et à quelques cycles. On stationne la voiture en épi sur l’esplanade en terre battue qui au pied des remparts sert de garage. Dans ce dédale de ruelles au milieu desquelles empestent une rigole et des flaques d’eaux usées, parmi ces femmes en drapé et des dizaines de collégiennes à la coiffure sagement couverte, sous le regard moqueur et intrigué des enfants qui par groupe de cinq ou six rentrent de l’école en blaguant, je me sens étrangère. J’ai coupé les ponts avec ma vie passée. Le chauffeur me montre la voie saluant les hommes qui vaquent aux commissions un couffin à la main ou discutent en fumant. Leurs yeux moqueurs et l’insolence de leurs sourires me piquent. Dans ce qui est, pour moi, un labyrinthe, je ne mémorise pas le chemin emprunté.

Au fond d’une impasse boueuse où j’enjambe un cloaque, souillant mes pieds dans une fange incertaine, nous nous engouffrons dans un couloir obscur. Instinctivement je me courbe de peur de toucher du front le plafond. Sortant une imposante clef de sa poche il ouvre une porte cloutée. D’un signe il m’invite à pénétrer dans un vestibule et referme derrière nous. Il n’a pas seulement poussé l’huis il a aussi actionné la serrure il m’a bouclée dans ce qui sera ma prison. La sobriété du lieu me frappe, un triangle distribué autour d’un escalier étroit et d’un puits de jour dont je comprends qu’il est l’axe autour duquel l’immeuble a été édifié. Le sol est carrelé les murs impeccablement blancs, dans un angle un guéridon damasquiné fait pendant à une cactée longiligne. L’austérité relative de la pièce est compensée par une clarté chaude et apaisante. À gauche, une cloison sépare cette antichambre d’un salon meublé à l’orientale destiné à la réception des visiteurs pour patienter, en sirotant un thé, une bière ou un alcool et en dégustant une pâtisserie confectionnée par la cuisinière. À l’opposé une conciergerie équipée d’une banquette est à la disposition de la domesticité pour ses temps de détente.

Le chauffeur me désigne le salon de réception d’un vague mouvement de la main. Le sang bat à mes tempes mes joues s’empourprent un très court instant je vacille. Et puis je fais ce qu’il me commande. Il ne me touche pas mais il s’approche de moi me jauge de très près il transpire beaucoup. Il ramasse mes affaires et aussi mon baluchon, je n’ai plus rien, son front est en sueur, je grelotte je me mors les lèvres et pleure en silence je n’ose pas m’essuyer même d’un revers. Je tremblote toujours quand mon hôte pénètre dans la pièce. Je réprime une plainte étouffe un gémissement lève les talons et me hausse sur la pointe des pieds, un cri m’échappe, je n’en peux plus, je reçois sa main à la volée, en pleine face, un aller et un retour, sa main qu’il n’a pas retenue, je suis saisie, je tombe sur les genoux et dans un réflexe je ramène mes mains devant moi… Je suis à terre. Une substance douceâtre s’écoule d’une narine la goutte grossit contre le rebord supérieur de ma lèvre puis déborde, d’un coup de langue puis deux puis trois je lèche, c’est chaud écœurant et fade, c’est mon sang. Et encore une main, laquelle, agrippe ma chevelure me redresse, je suis une mounaque une poupée, de ma bouche pas une parole ni un son, je suis debout mais agie comme une marionnette à fil.

Sa voix a quelque chose de chantant il articule bien, elle retentit en moi parachève mon ébranlement, j’aimerais qu’elle me console hélas elle me chapitre et précise ma condition laquelle n’a pas besoin d’être dite puisque dès cette minute je suis assignée à n’être plus que son ombre. Il parle il lit et il parle. Je suis une chair, une viande, je ressens j’analyse j’éprouve mais ma faculté d’agir est sous emprise. Il achève la lecture de qui sera mon emploi du temps et il en jette les feuillets au sol. Je suis seule pitoyable comme je ne l’ai jamais été. Oui, je me souviens parfaitement de ce moment : j’ai ramassé le règlement et je l’ai lu, j’étais dans la situation que j’avais voulu.

 

C’était un printemps, une année entière et un été ont filé. Les mouettes tapageuses et voraces tournent dans le ciel de septembre. La tourmente n’a pas épargné le pays ni la cité, des tueries des enlèvements des attentats, répression torture et chaos. Plus aucun touriste. Dans le quartier tout le monde nous connaît. Quand nous sortons, il me demande de me vêtir en invisible. Depuis longtemps les voisins s’adressent à moi comme si j’étais la compagne de l’écrivain, dans leur esprit nous formons un couple. Au bain quand j’y vais avec la cuisinière les femmes me plaisantent comme si j’étais des leurs elles me parlent de mon mari avec des sous-entendus qui les font pouffer. J’ai le crâne rasé. Elles n’y font plus attention. Au marché sur le port à la criée quand nous déambulons sur la jetée, près des canons français qui au XVIIIe siècle défendaient la passe des pirates, on s’est habitué à ma présence. L’autre jour l’écrivain a étendu ses remarques à la situation politique. Selon lui, en cas de conflagration majeure, nous ne serions pas inquiétés par notre entourage, les miliciens parmi lesquels pullulent les exaltés sont en revanche à craindre… Lui et moi vivons repliés sur nous-mêmes, nous sommes dans l’ère de la conjugalité, a-t-il persiflé, et il a ajouté que, pour les gens de notre rue et ses parages à l’instar de ce qu’en jugeaient la cuisinière et le chauffeur, j’étais certes une pute mais une pute respectable.