Récits des TVL

LA SUSPENSION DU TEMPS 2005-12-05

Il était une fois après quelques bières une conversation que je n'ai jamais relatée auparavant, par souci de discrétion. Il est des sujets scabreux sur lesquels, ou sous lesquels il vaut mieux rester discret. " Ton vol ? Quel vol ? Quels sommets accrochés ? "

Il faut dire qu'en plus je connais du monde, alors si j'en parle, il y a forcément spéculation, ce qui pour moi amènera plus d'ennuis que de prises de bénéfices. D'un autre côté, si ça peut aider quelqu'un à s'en tirer, je veux dire à se sortir d'un mauvais pas, c'est bien.

Nous sommes dans un bar de la Sierra de Granda Madre, fatigués d'une journée de vol longue qui faisait suite à de longues journées de vol. Johnny Rabbit n'est pas pressé du tout ; il aime raconter, les mains autour de son verre, l'oeil encore dans les nuages, des histoires de vol en deltaplane.

Il y a les classiques du répertoire, avec du pittoresque et du piquant, genre le posé dans la bouse, le face à face avec le taureau, le parking de la gare, la ferme des lamas... L'auditoire est toujours prêt à suivre car le bon conteur connaît les leviers qui remuent les pensées et les souvenirs de ses camarades pilotes. Et d'ailleurs, qui ne s'intéresserait pas à la quête de la sagesse, du plaisir et du bonheur réunis... ? Car il ne peut en fait s'agir d'autre chose.

Il fait sombre autour des tables de bois, fenêtres ouvertes sur le ciel étoilé, papiers et cigarettes écrasées au pied du bar. Thermiques salvateurs, chevauchées fantastiques de Pégase à fond ; les crêtes, des cols franchis héroïquement au son du cor et du record, le froid, la peur du gros noir. Ah non, pas cette fois-ci. Et tout ça pour quoi ? Pour être là à profiter de la vie.

- "  Mais, c'est certain le pilote de delta est une espèce en voie de disparition, ou en tous cas menacée.
- Quoi, à l'époque de la civilisation des loisirs, un sport aussi fantastique serait victime de statistiques mensongères ?
- Non, c'est juste que Dieu est ailleurs ! Il trinque avec le prince des Ethers, qui se rend au monastère,
Se met à parler en vers
Et contre tout se frotte
Surtout la main à la motte.

Quand Johnny se met à dériver vers les limbes poétiques, ses potes ont du mal à le suivre et moi-même également. Le manque d'oxygène en altitude trouble ses pensées comme l'eau dans l'absinthe sulfureuse.

-" Pour relancer notre activité, pour la patrie et la liberté, il faut bien que je vous parle de reproduction. L'avenir se prépare dans le présent. J'ai vu le futur et il ressemble au présent, mais en plus long. Plus c'est long et plus nous irons loin. Il faut agir : lancer une campagne pour que chaque famille ait son harnais de vol, sinon son aile. Je vais donc vous révéler ce que m'a appris le sage Mao Q lors de mon voyage en Chine à la découverte des monastères du ciel. Il a parlé ainsi. Je cite de mémoire avec une traduction approximative :
« Vous avez très certainement entendu parler des funérailles célestes, où après la découpe rituelle du corps, le défunt morcelé est exposé sur le rocher pour nourrir les vautours, lesquels sont des oiseaux sacrés, dignes représentants de certaines divinités. Mais vous ignorez tout des célestes épousailles, sujet tabou hors nos contrées reculées. Pourtant pour toi, étranger que j'ai vu voler la tête en avant, je vais dévoiler une vieille recette.
Là-haut dans la montagne qui est de l'autre coté de la montagne, plus haut que les stupas et les drapeaux de prière, il est un vieux moulin, à prière évidement ; pas à eau car il fait trop froid. L'important c'est que dans ce moulin il y a une poutre. Un vieux dicton dit qu'il faut mieux voir la poutre pour ne pas se taper la tête avant de se rouler dans la paille du voisin, ou de se faire rouler dans la farine, pour les régions où il y a du blé.

Mais à cette laltitude (c'est le terme que nous employons pour les hautes latitudes) il y a problème : plus c'est haut et froid, plus ton organe reproducteur est petit et bas. D'où l'importance d'être à l'intérieur, à l'abri du vent. C'est mieux. Pas loin du four si tu peux, mais c'est difficile, au moulin.

La route est longue jusqu'au col. L'ascension est un bon exercice qui raffermit les cuisses. C'est ce mélange de spiritualité et de pragmatisme qui fait l'originalité de notre culture. Il est clair que tu n'as pas fait tout ce chemin pour enfiler des perles, même des perles de verre de prières. Les vents turbulents soufflent en rafales d'un versant à l'autre sur ces dangereux sentiers où parlent parfois les armes de guérilleros contrebandiers aux conquêtes futiles et enneigées. Le sang rouge des désirs de la vie exige des sacrifices. L'oeil du yack poilu te regarde passer avant que son odeur t'envahisse la narine d'effluves oubliées.
A mi chemin se trouve une grotte où la femme de tes rêves apparaît. Dans son regard tu lis qu'elle est prête à t'accompagner dans ta quête même si elle risque d'avoir des engelures et mal aux pieds.

Une fois arrivé, il faut donc accomplir le rite. Dans ces refuges isolés, la tradition veut qu'on trouve un assemblage de sangles et de tissus qui ressemble assez à ce que vous appelez un harnais. C'est un cocon d'où le papillon va éclore. Le cocon se suspend à la poutre. Suivent ensuite quelques mouvements qui passent image par image dans la lenteur de l'effeuillage des couches de Goretex, de laine de yack, des jupons polaires transparents et autre string en thermolactyl respirant.

Tout en ondulant ses longs cheveux d'un élégant mouvement de tête, elle s'installe nue dans la position de l'oiseau et s'apprête à s'envoler.

Ton souffle s'accélère comme une locomotive langoureuse (par manque d'oxygène). Se rappeler les conseils du moniteur au décollage : " Tu respires profondément, l'imagination se débride mais - instinct de survie- tu gardes les pieds au contact du sol pour ressentir les vibrations telluriques et garder l'équilibre ".
Heureusement, elle a gardé ses chaussures de montagne, les chaussettes enroulées sur la tige, parce que c'est quand même souvent par les pieds que vient le rhume. N'oublie pas de vérifier la hauteur d'accrochage. Accélération aérienne et progressive, position des mains... .... A ce stage la nature devrait vous guider, et te rassurer sur les limites des effets du froid.
Ainsi se produit l'alliance de la terre et de l'air, du yin et du yang qui entrent en résonance pour favoriser l'écoulement du fluide vital. Attention à l'hypoxie et à la déshydratation. Expiration lente. Un condor passe, qui distille la spiritualité profonde de l'instant. C'est ainsi qu'on engendre les esprits volants des montagnes. Et c'est ainsi que votre descendance sera assurée. »

Ainsi parla Mao Q.
Ainsi parla Johnny Rabbit, devant un public attentif, quoi qu'un peu dubitatif (...). On entendait presque l'écho des montagnes rebondir sur les flancs du comptoir du bar.

Oui il y a peut-être là une solution. Mais ce n'est probablement qu'une autre histoire à la Johnny, inspirée par sa lecture récente de " Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Tibet " - éditions Omnibus par le Père Huc. Johnny voyage un peu trop dans sa tête, et il est capable d'avoir tout inventé. Nous voulons bien y croire un instant. " A willling suspension of disbelief " : c'est l'hypothèse de base de la littérature.

Finalement, un de nos collègues, que certains reconnaîtrons, nous a ramené à la réalité en disant : " oui, mais alors pour le parapente la position est un peu différente. "

La magie est retombée comme un soufflé au fromage, partie en vrille après une grosse fermeture. Ou bien trompe-je ?


Pascal legrand

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