Récits des TVL

LEVRES DE FEU 2005-11-28

I
Le Cantal est un gigantesque volcan en étoile qui m'attire comme une Vénus rude dont le vent soulèverait les jupes. Ce n'est pas une fille facile. Elle a la topographie tentaculaire. Il faut trouver par où la prendre. Je dois commencer par baiser ses lèvres de lave refroidie pour réveiller ses ardeurs. Je plonge donc mon regard dans la
carte du tendre (IGN 2435), dépliée en grand sur ma table.

C'est évident : la bouche du volcan se situe à l'ouest. C'est là que je dois m'envoler pour conquérir le massif, légèrement, d'un charme progressif. Ce sera difficile. Les courbes arrondies de ces lèvres charnues me paraissent favorables aux caresses de mes bouts de plumes. Ce sera une subtile bataille où la ruse comptera autant que la force. Mon regard s'enroule autour des contours du parcours, désir cyclonique qui déclenche une brise légère. Je vois les points de spirale d'une logique inéluctable. J'ai la tête qui tourne avec le souffle de la courbe. J'approcherai délicatement les commissures de ce fruit rouge, myrtille ou cassis, d'un oeil gourmand, lentement savourant mon attente, guettant ma proie. C'est un joli coquelicot, une trace de rouge à lèvres sur une vitre, de l'autre côté du verre, je devine la chaleur d'une fusion de la matière. A moins que ce ne soit seulement l'empreinte d'une photo de la bouche de Marilyn Monroe, une obsession d'Andy Warhol qui se répète dans mon cerveau. Je ne peux qu'aller voir plus prêt.

Je décolle du col de Néronne (1241 m) dans un léger vent de sud. Je pars vers l'ouest. Je suis doux au puy de l'agneau, je profite des rondeurs. Puis, je vais droit vers le suc Cobru. Ici les sucs sécrétés viennent du fin fond de la terre. Il convient de les savourer.

J'ai comme un goût de gentiane dans la bouche quand j'arrive à Salers, la médiévale aux pierres sombres. Je vais contourner l'église. Il serait tentant de m'arrêter dans quelque tripot pour me rafraîchir le gosier. Des clochetons pointus ressemblent aux cornes des vaches rousses, leurs poils longs comme ceux des boeufs musqués, évocations de périodes glaciaires, de sauvages contrées. Je remonte le temps et l'histoire, sans trop m'attarder. J'ai assez d'altitude pour traverser vers la lèvre sud.

Je ne rentre pas dans le Rau du Rat. Ce serait trop risqué. Je mets le cap sur le buron de la Chau . c'est chaud. Je suis secoué, un peu ému. Je découvre un autre paysage, une autre perspective, alors que je regarde vers l'est, vers le puy Violent, point focal d'orages et de spasmes que je vais essayer de maîtriser le plus longtemps possible pour faire durer le plaisir. Vieilleresse, Beauclair, le Pionier. Voici Cédon. J'ai mémorisé mon parcours. J'enregistre les images. Bois noirs et cascades.

Lorsque l'air me monte jusqu'aux nuages, je me dis que je suis prêt de la source des mystères, le centre symbolique inscrit dans un ovale. Je suis le petit point qui parcourt le pourtour, redescend inévitablement au niveau de la crête pour voir l'herbe d'or des steppes tassée par la fonte des neiges, et une pluie de printemps dans le lointain. Soupirs et frissons. Le temps passe et le soleil se rapproche de l'horizon. Le Roc des Ombres va bientôt mériter son nom ; point culminant, point d'orgue, défi du couchant à venir. Depuis la vallée perdue de l'Impramau, il me reste une longue glissade pour me poser au Col, et me reposer. Sentiment d'apaisement du long plané final.

La terre redevient calme. Les muscles se décontractent. Pourquoi irai-je plus loin ? Ma tête s'est vidée d'un désir satisfait. Allongé sur le dos, je cherche déjà les étoiles. Vénus, ma planète de lumière. Le tissu brillant de mes ailes se replie de lui-même. Je vais remonter le drap de soie jusqu'aux oreilles. J'ai le souvenir d'un visage, d'un sourire. Je crois que je vais bien dormir.

En réalité, je ne sais pas si ce vol n'est pas plutôt un rêve, un baiser léger qui vient de s'attarder. Mon doigt glisse encore sur le papier glacé. Le relief se fige en courbe de niveau. L'étoile du Cantal se met à scintiller, clin d'oeil coquin pour les jours de beau temps à venir.

II

La scène se passe au " bar des 3 ponts ". On y cause en terrasse. Le temps est beau, la température idéale à l'ombre légère du parasol rouge.

Thierry Chimouneau prend une pelle forte, et un petit râteau de temps en temps pour faire pousse-café . " On n'est pas que des terrassiers primaires " aime-t-il à ajouter, " même si c'est certain que je représente démocratiquement la classe ouvrière".

En face de lui, le notable à la pipe lit son journal électronique sur son PDA. C'est Pietro Della Casa, fils d'immigrant italien ayant vendu son mas provençal pour se reconvertir dans la truffe de la France profonde. C'est ainsi que Pietro est devenu prospecteur des dépôts. C'est un travail de fonctionnaire catégorie A. la pipe évoque Sherlock Holmes et le mystère des cabanes au fond du jardin. N'en demandez pas plus. Quel que soit le domaine à traiter Pietro a du flair. Et c'est un joyeux compagnon. "He's a folly good fellow ".

C'est ce que dirait de lui le troisième homme, Johnny Gun, colporteur de rumeur de son état, fin comme un canon de 25, un peu journaliste mais pas complètement grisonnant, quoiqu'un peu gris parfois. Il se sent essentiellement critique au sens où la Vodka Absolute est absolument Vodka. Bref, il préfère les alcools forts aux bières, mais bon, il faut boire de tout pour refaire un monde. Comme JG, c'était un peu difficile à dire les autres l'appellent Gégé, c'est plus simple. Mais Pietro, personne ne l'appelle PD ? Parce que, quand même, non.

Autour de la table ronde, ainsi réunis, ils devisent en profitant de l'instant, comme le conseille la philosophie grecque. Si on leur avait demandé, il n'est pas certain qu'ils auraient eu pleinement conscience des fondements philosophiques de leur comportement, et c'est très bien, car on ne peut pas toujours tout faire à la fois. Et on ne peut pas toujours les avoir toutes, aurait ajouté Pietro, qui a quand même des bases solides. Thierry enchaîne :
- " Même avec tes bases solides, ce texte " Lèvres de feu ", t'es bien obligé de le relire comme moi pour en saisir la profondeur du sens et les différents niveaux d'interprétation ; niveau, tu sais, comme dans l'ascenseur où tu mets le doigt où t'habites. "

Juste au moment où Anna-lise, la serveuse apporte quelques bières.

- " Excuse-le, dit Pietro très gentleman, mais donne lui quand même à boire ; faudrait pas que le
neurone se coince par manque de lubrification. Ces machines délicates, il faut passer avec la burette sur les axes de transmissions, sinon tu perds des gigas en route.

- L'essentiel quand tu choisis ta voie, c'est que ce ne soit pas la voie de garage, dit Gégé, Mais pour l'interprétation du texte, le lecteur est libre. Cette histoire de vol baiser sur la bouche, c'est anguille sous roche. C'est un ancien pêcheur qui vous le dit. Toutes ces histoires de métaphores et d'amphores callipyges ...

- Tu l'as di Gégé. Mets la fort, y a que ça qui compte. Chez les Chimouneau, on fonce. C'est pas en reculant qu'on avance : ma grand-mère le disait déjà. Je vois bien que cette histoire de Cantal sent le vieux fromage, la petite culotte, les lèvres à grandes oreilles et les lèvres à poils noirs. Le Puy Violent, c'est évident, est le clitoris du volcan feu au cul. La poésie du verbe ne fait pas oublier que le verbe s'est fait chair. Le Roc des Ombres, c'est la mort qui guette. L'amour et la mort se côtoient, à deux doigts d'une glissade vers le paradis. Le pilote est le berger qui guide la brebis à travers la vallée de la mort pour échapper à la tyrannie du mal. Ayez confiance. Serez les fesses. Ca va passer.

- Là, Thierry, tu vas loin, et à très grande vitesse ; mais en fait, c'est peut être ça : Pourquoi le fils de dieu s'est-il fait homme ? ". pour les femmes évidemment. Depuis ce moment-là, nous avons tout le boulot sur les bras, du pain sur la planche et cent fois sur le métier remettre son ouvrage.

- Moi, la religion, c'est pas mon truc, mais en temps que journaliste, déontologiquement, (tiens, voilà le dictionnaire), je ne peux que m'interroger sur les motivations qu'on peut avoir à raconter un vol immatériel. Quelque part, ça veut dire qu'il raconte des conneries en fait.

T - T'est obtus, parfois Gégé. Tu vois bien que ce vol, il l'a fait dans sa petite tête. C'est là la quintessence (tiens, je te le redonne) de la substantifique moelle. C'est dans le cerveau que ça vit, que les asticots grouillent. Même le cul remonte au cerveau. Ça se voit souvent.

P - Faut reconnaître que si tu regardes la carte, tu peux aussi bien voir un spermatozoïde, un oeil, un poisson. Finalement, c'est vrai que c'est tout un peu la même chose. C'est le centre et le sexe. L'eau et le feu, l'élément maternel. Bite et couille ; Thierry t'as raison. Tout est dans tout.

T - Tu vois mon Gégé, je savais qu'il réussirait à synthétiser et concrétiser la vision du texte. Je le vois mieux maintenant [1]

- Bon c'est pas que j'entende des voix (d'outre-tombe), mais je crois que je vais pas tarder. J'ai encore du Kant et du Proust à finir, sans parler du Chateaubriand.

- Tu lis du Kant où ?

- Non, je lis de mon balcon, comme ça tout le monde en profite.

- Moi les grands auteurs, j'aime autant le journal. Y en a qui te dégoûteraient de la lecture. Regarde ce que je t'ai photocopié, pour toi qui a du mal avec les mots. C'est du Jacques Borel



[1] Note du rédacteur. On remarque la suite des initiales en italique, qui pour ces trois derniers échanges, donnent TPT ; il ne faut y voir aucun rapprochement avec les résultats dus au nombre de bières bues car ces bières sont très légères. De plus, chacun sait que trop de bière se termine en sapin si boire et conduite. Avertissement.


L'âme, le mot est prononcé, devant lequel Yves Charnet pas davantage ne recule - mais quoi, tout écrivain authentique n'est-il pas cet homme, et la littérature participerait ainsi à sa façon de la communion des saints, qui, dans la grouillante prostitution du monde, et pour peu, malgré la séduction de l'art ludique ou du trop fameux " mensonge vrai ", qu'il se refuse au divertissement et à la fuite, acculé à la solitude et à la mort ou s'arc-boutant, comme dans ces Poses du fils, contre l'angoisse ou la tentation de la " folie ", n'écrit peut-être, non pas seulement, comme ici encore, pour " survivre ", mais pour se justifier, selon le mot de Claude-Michel Cluny, et dans ce face-à-face, sans cesse, où il est avec elle, " d'attendre la mort " - à elle aussi, par la grâce chèrement payée de l'écriture, pour faire face.



- Jacques Borel, c'est pas des resto d'autoroutes ?
- C'est possible, ça ressemble à sa cuisine ; mais, c'est comme le quatro-cento, faut pas croire que c'est le dernier modèle d'Audi Quattro
- Ah, la culture, l'écriture, la littérature, quelle ouverture d'esprit. Si nous étions à l'intérieur, il faudrait ouvrir la fenêtre pour aérer.

Au bar des 3 ponts, en terrasse, le soleil est passé au zénith. La brise de pente va se lever. L'ange de la poésie est passé discrètement entre les lignes, de peur de se faire repérer. Il connaît la chanson. En fait, nul ne sait réellement s'il existe et son sexe reste à déterminer, ce qu'on peut trouver curieux d'ailleurs. Mais bon, moi, la religion ...

Alors tout ça, je ne sais pas trop. C'est difficile ces interprétations. Un chou est un chou.

Ça, c'est simple comme un proverbe auvergnat. Au moins, je ne peux pas me tromper. De toute façon, Gégé, Thierry, Pietro et les autres, que j'observe aux " 3 ponts " depuis un petit moment, je vois bien qu'ils ont des réactions et des attitudes parfois un peu étranges. Ce sont des gens qui se jetteraient dans le vide en croyant qu'ils peuvent voler.

Je pense qu'il convient d'adopter une certaine distanciation face à ces propos, face aux écrits sus mentionnés. Un peu d'humour et d'amour, que diable ! Charité chrétienne. Fluctat nec mergitur. Gardons la tête haute : Alea jacta est. Il se fait tard ; la vie continue en musique et chansons parce que la littérature, ça finirait par être lourd comme un gros sac à dos. Faudrait tout de même pas que ça nous empêche de marcher.





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Pascal Legrand

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