Récits des TVL

LE SAC A DOS DE BELZEBUTH 2000-11-19

Halloween, la Toussaint. Fantômes et potirons. Je me suis dit sale temps. Je taille la route du sud. Contrairement à certaines informations les Pyrénées sont toujours là, vertes comme mes années. Je les prends par le col basque et hop ; le tapis magique m'amène aux portes de la Castille. Après le défilé des brigands, je vois la flèche de la cathédrale de Burgos, tel le pèlerin à la coquille St Jacques en sauce. J'avance dans mon itinéraire initiatique. Je mets le pied sur la méseta, le plateau, chaud l'été, froid l'hiver. Et là, forcément, à force de marcher, on hallucine un peu. Je ne suis pas le premier.

Au début, il y avait des églises, des monastères et des Alcazars partout. J'ai vu Algésiras marqué en arabe sur les panneaux indicateurs. Al Andalus. Azuleros : carreau bleus, villages blancs. Nous n'y étions pas encore. Watson nous attendait à Gibraltar avec un sous marin fissuré qui perdait son huile d'olive par la culasse fêlée. Watson lui-même nous avait paru un peu irradié au téléphone, mais comme c'était un portable nous n'avons pas pu bien, même à poil, diagnostiquer son état. Donc mon patron, Gilbert Impacto m'emmenait avec lui pour aller constater \"de visu\". \"e pluribus unum\". Son acolyte le Pacha a décidé de se joindre à nous, quittant pour un temps le commandement de son navire, un genre de dragueur électronique, chercheur d'épaves en eaux troubles, de la rade de Brest aux golfes presque persiques. Comme sa belle-mère pouvait garder les enfants, sa femme l'accompagnait pour changer d'air. Un couple attire moins les soupçons que quatre garçons dans le vent. Brigitte a fait les gorges du Verdon en Epsilon mineur (à réaction), et le service d'évaluation des compétences nous a confirmé ses capacités à déceler les propagations de fissures de sous-marins. Le pacha avait dû expliquer que les gorges de Sainte Croix n'étaient qu'une grosse fissure. Bref, ils avaient eu leur billet d'avion pour Madrid Barabas, où nous devions les récupérer, discrètement déguisés en randonneurs, avec leurs gros sacs sur le dos bourrés de sonars en micro-fibres suspendues.

Gilbert Impacto et moi-même avions fait un arrêt dans la sierra de Guadarama pour déjouer nos poursuivants éventuels, défiant l'apesanteur, en apparence, sous des chiffrons de toile multicolores. A Arcones sur la plazza mayor déserte sous le soleil nous étions tombés pile sur le trafiquant local de tabacos, qui fermait sa boutique : \"pas de problème, je vous monte au décollage avec ma Toyota quattro quattro\", nous dit-il d'un sourire entendu et en espagnol. Il nous arrêta bien sûr dans un endroit impossible où même James Bond se serait décalqué dans les pins. Même pour tromper l'ennemi, la précaution me paraissait inutile. Les vautours étaient déjà en l'air. Comment savoir lesquels étaient télécommandés et bourrés d'électronique ?
La vue était \"muy precisosa\". J'en oubliais mes soucis. Le vol se passa bien et notre contact local nous indiqua le rendez-vous du soir : le village de Pedraza. Ni Gilbert ni moi n'avions entendu parler de ce joyau médiéval. Je me sentais un peu touriste honteux en franchissant la porte des remparts. Les espagnols avaient bien fait les choses. Ils tournaient (ou faisaient mine de tourner) un film sur les processions de Pampelune. Plein de gens avec des chapeaux pointus et des projecteurs archi éblouissants. Nos regards se perdaient dans la foule. J'étais sûr qu'il y avait des agents de Watson. Ils avaient eu l'imprudence de parler étranger. Gilbert se félicitait de m'avoir nommé expert es a langues. Nous étions surveillés, mais nous savions par qui. Eux ne connaissaient probablement pas nos visages. Nous étions déterminés à aller vers le sud. Donc nous sommes allés dormir pour prendre des forces.

Le lendemain nous découvrons que l'on a construit un petit Versailles non loin de Ségovia, à Il Défonso. Vérifiez vous-même. Il fallait bien y jeter un coup d'œil. Les sous-bois m'ont un peu fait penser à la forêt de Fontainebleau. Les fougères étaient plus jaunes, les pins plus hauts, mais les chaos rocheux presque identiques. Nous n'avons pas trouvé de reliquaire radioactif, et nous continuâmes notre chemin, car c'est en cheminant que l'on avance. La nuit suivante, nous avons couché dans un Formule I. Au petit déjeuner, il y avait un jeune homme avec un T-shirt SUAPS-Limoges. Nous devions rester vigilants.

Après Madrid s'ouvrent les portes du vide. Un monument du genre \"gigantisme avant-gardisme de loin\" nous salut à Los Angeles ; ce n'est pas la Californie. C'est un genre d'ange aux ailes de filet métallique, dentelle grotesque, qui tient une croix. Je crois en passant qu'il nous la tend, pour vous protéger. J'espère. Devant nous guettent les caves à vins de Valdepenas, et les moulins. Evidemment nous nous méfions plus des moulins qui sont une spécialité locale.

Nous l'avons rencontré au milieu de la plaine, fier comme un hidalgo. Il nous a dit qu'il s'appelait Don Oliver, mais que ses hommes l'appelaient El Cheffe. Il avait une espèce de lame dans la main droite : \"C'est mon antenne ¼ d'onde. Il faut la tenir bien droite pour que ça passe. Grâce à cet instrument de conquête, je vais symboliquement repeupler le monde. Je suis en contact avec la planète Yaris. Nous vengerons Azincourt.\" Je trouvais son casque à écouteurs un peu étrange, avec une échancrure comme un plat à barbe. \"C'est pour mon nez, les bords protègent le milieu\".

Il nous a présenté son assistant M. Delircom, a.k.a. agent XXB.com, lequel avait un gros sac à dos pour faire contrepoids à sa bedaine, un mouche-bag, disait-il pour attraper les-dits insectes vrombissants qu'il entendait lui tourner autour. Il prétendit aussi qu'il conduisant des trains, mais avec sa ventouse WC (World Cup) sur la tête, nous avons vu tout de suite qu'il transmettait des données, par une antenne ¾ de rouge et mal réglée. Ils étaient gentils mais nous ne pouvions pas les prendre dans l'équipe. Ils nous laissèrent une impression lancinante de déjà-vu. Nous nous sentions émus et confus comme des nouveaux nés, émus comme des autruches corréziennes rôties. Moi beaucoup voyagé Impression lancinante Nancy Nantes. Torpeur et rugissement, rossinante rugissante. Tout d'un coup l'image s'est décollée. Il ne restait par terre qu'une petite flaque d'eau, un petit bout de rien du tout. Je pense maintenant qu'il s'agissait d'une attaque à l'hologramme. L'ennemi cherchait à nous décalquer une encéphalite virtuelle, résistante à toute aspirine. Démons de tête. Je connais le phénomène. Nous avions repoussé l'attaque avec brio. Le braillement d'un cerf aux abois au fond du bois résonne encore... corps perdus, esprits dérangés qui hantent ces grands espaces de Shakespeare à Cerveza.

Nous ne pouvions errer sans fin. Il nous fallait reprendre la route. Je vous rappelle que nous avons un problème de sous-marin nucléaire qui fuit. C'est pas comme une chasse d'eau. Sauf que les chasses d'eau aussi ça fuit souvent. Pas toujours, juste pour moi, avec les pneus qui s'usent d'un coté à cause du parallélisme mal réglé. Je vous assure. Avec la franchise.

Nous avancions lentement vers notre but. Si vous lisez ceci c'est que Gibraltar n'aura pas sauté, que nous aurons rempli notre mission, dépollué nos cerveaux. Nous seront redevenus anonymes. Gilbert poursuivant sa retraite en vélo, le Pacha loin sur l'eau à la passerelle, un aristocrate de la mer, Brigitte emmenant les enfants à l'école, et votre serviteur chargé du rapport. Alors j'ai tout de suite commencé à écrire; je me suis dit : il faut laisser une trace. Si on se perd, si tout explose, ils pourront peut être nous retrouver. J'ai un peu pensé au Koursk. Je me suis dit au moins comme ça ils sauront le début de l'aventure, et comment tout a démarré, comment c'est arrivé, comment ça c'est passé.

Je n'aimerais pas errer éternellement dans les plaines d'Espagne, sous la pluie persistante, à la recherche des fissures temporelles, sous l'œil narquois des types aux antennes. Priez pour moi. Vous transmettrez la fin de mon rapport au ministère. J'espère qu'il va vous plaire.


Pascal Legrand

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