Récits des TVL

LA LEGENDE DU BOIS 2000-06-29

L'Ermite du décollage

Là-haut, sur la montagne, il y avait des gens étranges qui volaient. Je
vois déjà une lueur de doute s'allumer dans certains de vos regards.
Attention ! Il faut me croire car le monde appartient à ceux qui croient
et il est écrit que les incrédules seront roulés dans la farine, enduits
de confiture et exposés aux mouches, pendus par les pieds aux arbres du
chemin qui monte jusqu'au décollage.

Là-haut, dans les monts d'Ambazac, il y avait une abbaye ; l'abbaye de
Grands Monts où vivait le moine Didier. D'ordinaire, les moines sont
très contemplatifs, mais ce moine, qui avait une belle tonsure, sentait
passer sur son crâne un vent qui l'invitait à lever la tête vers les
buses. Il les regardait tourner au-dessus des forêts et de son potager.
Un jour, évidemment, il lui prit l'envie de voler. Ce n'est pas si rare
chez les mystiques. La lévitation ne date pas d'aujourd'hui. Mais le
moine Didier avait un côté pratique et il se dit que ce serait plus
facile avec des ailes, comme les rapaces et sans moteur. Il ne voulait
pas se mettre du cambouis impur plein les mains. Comme il n'était pas
fainéant de ses dix doigts, il abattit quelques arbres pour pouvoir
prendre un envol. Au début, il avait bien du mal à ne pas se prendre les
pieds dans les cimes car la pente n'est pas grande en ces lieux. Mais à
force de persistance et de courage, il parvint à voler plus haut et plus
loin. Ses ailes devenaient de plus en plus efficaces et d'autres moines
l'on rejoint. On dit qu'ils transportent leurs ailes sur des échelles
pour pouvoir descendre des arbres lorsqu'ils se posent dessus. C'est
pour cela que ce lieu s'appelle le Bois des Echelles.

Il domine le village de St Sulpice Laurière. Laurière, cela veut dire
qu'il avait de l'or du temps des gaulois. Mais lorsque les chrétiens
sont venus, ils ont dit qu'il ne fallait pas s'attacher aux choses
matérielles, et que l'or était dans l'air, qui est un peu immatériel. St
Sulpice lui-même s'asseyait souvent au sommet de la montagne pour
méditer dans la position du yoga bouddha, qui prépare au vol comme
chacun sait. Il contemplait le puy des trois cornes et le Maupuy en se
demandant si un jour l'air le porterait jusque là-bas, mais comme le
vent lui soufflait dans le nez, il comprenait bien qu'il serait plus
facile d'aller vers le sud. D'ailleurs, il préférait aller vers le sud,
car il y fait plus chaud en général. En réalité, il faisait du vol
virtuel. Il avait déjà inventé le simulateur : c'était la pierre plate
en granit limousin sur laquelle il était assis. C'est pour vous dire
comme la tradition du vol est solidement ancrée dans ces montagnes.

Il ne s'agit pas de se jeter dans le vide, qui d'ailleurs est plein de
sapins, mais si cela ne vous tente pas, sachez que l'esprit s'envole
parfois même quand on a les pieds sur terre. Regardez le paysage.
Compter les moutons à l'atterrissage. Et vous verrez peut-être passer
une biche, ou deux ou trois blaireaux. Encore que, si vous n'avez jamais
vu des hommes voler, je veux bien croire que vous n'avez jamais vu de
blaireaux, car c'est finalement peut être plus rare de nos jours.


Pascal Legrand

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