De la transformation à la révolution numérique. Entretien From transformation to digital revolution. Interview

avec Chiraz Latiri 

Chiraz LATIRI a toujours eu une double casquette : enseignante-chercheur et engagement dans le service public comme grand commis de l’état tunisien à chaque fois qu’il a fallu mener des réformes avant ou après la révolution. Elle est actuellement Professeure en Informatique à l’Université de la Manouba. En 2020, elle a occupé le poste de Ministre des Affaires Culturelles. Auparavant, entre 2006 et 2019, elle a occupé des postes de direction dans la Haute Fonction Publique en Tunisie, à la tête de l’Institut Supérieur des Arts Multimédias de la Manouba (ISAMM), et du Centre National du Cinéma et de l’Image (CNCI). Sa carrière se distingue par son engagement dans l’action publique en faveur de l'enseignement, de l’art et de la culture, en Tunisie, en Afrique et dans la région MENA (Middle East and North Africa).

Entretien réalisé par Laurent COLLET
et Michel DURAMPART

Texte intégral

Que représente pour vous le numérique en lien avec votre parcours ?

Tout d’abord, j’ai fait des études en informatique fondamentale jusqu’au doctorat en Tunisie à l‘université de la Manouba et en France, au LIG (Laboratoire d’Informatique de Grenoble). J’ai ensuite soutenu deux habilitations à diriger des recherches, l’une en Tunisie et l’autre à l’université de Nancy. Je suis d’ailleurs toujours chercheur associée au LORIA, et je poursuis des recherches sur la Recherche d’Information, le text-mining, et en particulier l’opinion-mining : la fouille d’opinions interlangue et dans les différents dialectes du monde arabe. J’aimerais arriver à constituer un corpus de tweets de 2011 à 2021 pour étudier l’évolution de l’opinion politique en Tunisie.

Ensuite, j’ai fait un lien entre informatique et culture, puis culture numérique. Cela a commencé en 2005 à la direction de l’Institut Supérieur des Arts du Multimédia de la Manouba (ISAMM), qui a trois gros départements : informatique, multimédia et cinéma. J’ai vite fait le constat qu’il fallait réformer les formations pour prendre en compte les évolutions technologiques. On parlait déjà du web 2.0, des plateformes numériques, du transmédia. Et jusqu’en 2011, on a conduit plusieurs chantiers. Dans la filière cinéma, on a passé des accords avec l’école de renommé L’INSAS de Bruxelles, la FEMIS à Paris et fait venir des enseignants en Tunisie. Pour le multimédia, on a travaillé notamment avec l’université de Toulon, Paris 8, l’école Les Gobelins. Et dans le département informatique, nous avons mis en place en 2008 un diplôme d’ingénieur en Réalité virtuelle et jeux vidéo en profitant d’accords avec l’université Paris 8 et EMCA Angoulême. On a même exporté certaines de nos formations de niveau licence à l’université de Tizi Ouzou en Algérie.

Comment êtes-vous arrivé au CNCI et quelle place a tenu le numérique dans votre politique ?

J’ai accepté d’être à la tête du CNC tunisien en 2017. Créé en 2011, il n’avait pas encore joué son rôle de régulation de l’Industrie cinématographique en Tunisie et d’interconnexion des différentes générations. Certes, ce secteur se porte bien par rapport à la musique, au théâtre par exemple. La principale raison est que le cinéma tunisien est en train de vivre son époque florissante, distinguée par un développement constant et couronnée par des succès de plusieurs films tunisiens à l’échelle nationale et internationale. Malgré la présence honorable de films tunisiens dans de festivals de grande renommée (Cannes, Venise, Berlin, Vision du Réel, IDFA, Toronto, etc) et également la dynamique notée au niveau de la production, l’industrie du cinéma en Tunisie souffre d’un secteur d’exploitation et de distribution très réduit et qui s’avère ne plus être en phase avec l’offre cinématographique nouvelle. Un état des lieux montre incontestablement que la production cinématographique a complétement adhéré à l’offre digitale que présentent actuellement les technologies numériques et donne naissance par conséquent à un écosystème en étroite relation avec l’innovation digitale.

A ce titre, il faut une réforme législative pour considérer les secteurs de la culture comme des industries qui peuvent et doivent suivre l’évolution des technologies numériques et digitales.

Par ailleurs, j’ai beaucoup travaillé à créer un fonds de coproduction tuniso-français et un festival du film méditerranéen gratuit sur les plages tunisiennes en été, le festival MANARAT (https://www.facebook.com/FestivalManarat). Nous avons également créé un fonds de co-développement d’œuvres cinématographiques avec l’Italie. Et enfin, le projet SENTOO sud-sud (https://www.facebook.com/sentoosud) où il n’y a pas de fonds en provenance du nord. Imaginé pour et par des professionnels africains, SENTOO est un programme de soutien au développement de projets cinématographiques, visant à : Offrir un accompagnement artistique à des cinéastes africains porteurs d’un projet à fort potentiel, à l’étape de l’écriture, de l’idée au premier traitement ; poursuivre l’accompagnement des auteurs et des producteurs sélectionnés aux phases suivantes de développement ; Favoriser les coopérations sud-sud, en particulier les coproductions entre pays d’Afrique Subsaharienne et du Maghreb, en nombre et en qualité. Un projet structurant et fédérateur initié par le CNCI de Tunise en partenariat avec ses homologues (Centres du cinéma et institutions équivalentes en matière de compétences et de missions) de 5 autres pays du Maghreb, d’Afrique centrale et de l’ouest : le Maroc (CCM), le Sénégal (FOPICA), le Mali (CNCM), le Burkina Faso (Direction Générale du Cinéma et de l'Audiovisuel au Ministère de la Culture) et le Niger (CNCN).

Pour autant, quand on parle d’image, il n’y a pas que le cinéma, il y a aussi le jeux vidéo, la VR, la 360, les effets spéciaux, l’animation 3D, etc. J’ai donc créé le premier incubateur public - Creative Digital Lab (CDL) (https://www.facebook.com/CreativeDigitalLab)- pour soutenir projets et les startups qui oeuvrent dans la production digitale dans toutes ses déclinaisons. Nous avons également mis en place depuis 2018 la « Tunisia Games factory », un programme qui accompagne financièrement chaque année une start-up dans les jeux vidéo pendant une année afin de préparer un prototype pour aller chercher des financements et des éditeurs. Nous étions ravis de participer avec la cohorte de 2018 au Paris Games Week en 2019.

Lors de votre passage au Ministère des Affaires Culturelles, accordiez-vous une importance particulière au numérique ?

Quand je suis arrivé au ministère de la culture, j’avais un projet articulé autour de cinq axes stratégiques. Un accès à la culture par la création, la pratique et par la consommation. Le deuxième axe était la décentralisation culturelle. Le troisième axe portait sur la diversité culturelle, y compris les nouvelles formes numériques. Par exemple, pour certains, les jeux vidéo ne sont pas considérés comme une industrie culturelle. Ce n’est pas sérieux pour certains acteurs conservateurs de l’écosystème culturel. Le quatrième axe, celui des industries culturelles et créatives, mettait au cœur du projet le rôle du digital. Le cinquième axe est de Faire de la culture et la créativité un contributeur essentiel à la création de la richesse économique nationale.

En Tunisie, nous avons une cohabitation de trois générations. Une ancienne génération qui fait de manière très classique (business as usual), qui n’est pas prête à apprendre. Il y a une autre génération prête à évoluer et il y a une grande majorité qui est complètement en immersion dans le numérique, qui maîtrise les nouveaux business models. Mais cette génération est frustrée car l'État n’a pas mis à jour le cadre législatif, qui régit l’industrie culturelle en Tunisie. Mon projet était là : une mise à niveau de tout le cadre législatif et juridique qui régit le secteur de la culture et la valorisation du patrimoine. Malheureusement, mon gouvernement a démissionné et nous n’avons pas pu mener les réformes pour rebâtir le lien de confiance entre les institutions étatiques et les acteurs culturels, quel qu’ils soient.

Vous voulez dire que tout le monde n’a pas la même vision du numérique ?

Aujourd’hui, en Tunisie, on parle beaucoup de la transformation digitale. Mais qui comprend vraiment la profondeur des actions à mener ? La crise du Covid a peut-être montré la faiblesse de certains services. Les écoles primaires, les collèges et lycées n’ont pas eu accès à des plateformes d’enseignement à distance. Moi, par exemple, je donne des cours avec GoogleMeet. On a alors vu la précarité des liens et des usages

Certains politiques défendent la transformation digitale, d’autres n’en font qu’un slogan, certains conservateurs ne voient pas l’intérêt de la transformation digitale. Notre gouvernement voulait vraiment démarrer le projet de la digitalisation en commençant par l’administration pour alléger le quotidien du citoyen face à une bureaucratie administrative toxique et qui constitue souvent un frein à toute initiative innovante. La transformation digitale peut également être une solution contre la corruption. On pensait également à mettre en place un intranet d’état où un document pouvait être transmis pour aller vers « le zéro papier » ; mais également des citoyens comme par exemple obtenir un extrait de naissance sans faire la queue devant la mairie.

Il ne faut pas oublier les opérateurs culturels. Comme j’ai déjà pu le dire lors de mon intervention comme Ministre des Affaires Culturelles de la République tunisienne, lors de la Réunion en ligne avec les Ministres de la Culture organisé par l’UNESCO le 22 anvil 2020, à quelques jours donc de mon arrivée au Ministère, j’ai dû faire face et gérer l’arrêt complet de l’ensemble du secteur culturel et artistique. Plus de 700 évènements ont été reportés ou annulés, des centaines d’espaces publics et privés ont dû fermer. Tout en étant conscients des inégalités d’accès à internet, nous avons bien évidemment encouragé et soutenu le passage au digital, pour accompagner les acteurs économiques et le public pendant le confinement. Par exemple, à l’occasion de la célébration du mois du patrimoine, nous avons valorisé notre riche patrimoine à travers une offre digitale inédite. Nous avons également organisé, avec l’Organisme tunisien des droits d'auteur et des droits voisins, une conférence en ligne sur les droits d’auteurs et les industries créatives dans le contexte de la crise du COVID-19, en collaboration avec l’OMPI. Dans le même esprit, nous avons soutenu Gabes Cinema Fen, le premier festival arabe en ligne via la plateforme VOD tunisienne « Artify », une startup soutenue par le CNCI à sa création. Nos réponses reflètent la position particulière de la Tunisie comme carrefour africain, arabe et méditerranéen, avec une longue tradition de coopérations et solidarités Sud-Sud. Grâce au numérique, notre ambition est de restructurer à moyen et long terme le secteur pour renforcer la place de la Tunisie post révolutionnaire comme l’une des plateformes de formation, de création, d’innovation, et de production de savoir sur la culture, au niveau régional.

En fait, on a l’impression que pour vous le numérique a toujours été un opérateur de transformation.

Absolument. Même au temps de Ben Ali, il y avait des prémisses du numérique pour le développement de la Tunisie et surtout pour les jeunes tunisiens. On est très connu pour avoir de très bons codeurs et il y avait beaucoup de SSII étrangères, qui sous-traitent en Tunisie grâce à notre réservoir d’excellents ingénieurs informaticiens. C’est toujours le cas aujourd’hui avec des formations de qualité.

Mais pourquoi on ne voit pas une industrie digitale se mettre en place en Tunisie ?

Il manque de grands bailleurs de fonds pour investir et créer cette industrie sans oublier l’urgence de mettre à jour le code d’investissement et le cadre juridique appropriés.

Les autres pays au Maghreb sont-ils dans la même situation que la Tunisie ?

Le Maroc suit l’évolution numérique. En Tunisie, on a la chance que l’administration porte ces projets et qu’ils ne dépendent pas d’une personne. En Tunisie, les projets n’appartiennent à personne mais à la Tunisie. Au ministère de la culture, j’avais créé des tasks force autour de moi pour mener une stratégie digitale complète pour le secteur culturel qui s’articulait autour de trois orientations prioritaires : 1) enrichir l’offre de contenus culturels numériques ; 2) assurer la diffusion et l’accessibilité des contenus au public ; et 3) créer un environnement propice au développement numérique ; par exemple, en renforçant la protection de la propriété intellectuelle et la mise en place des mécanismes de monétisation. Le tout devait être au service d’un projet sociétal de promotion des composantes de l’identité culturelle tunisienne : à la fois arabes, musulmanes, africaines, francophones et méditerranéennes.

Comment voyez-vous l’avenir du numérique ?

Qu’il s’agisse de transformation digitale ou de transformation numérique, c’est comment aller vers ce zéro papier, vers un système éducatif où les cours ne s’arrêtent pas en cas de fermeture des écoles …. Mais pourquoi ce n’est pas possible ? En Tunisie, Il n’y a pas encore une démocratisation de l’accès à Internet.

La notion de partage est également importante. J’aurais aimé avoir une plateforme pour réunir à distance les 24 directeurs des DRAC en Tunisie et partager avec eux des documents dans un esprit collaboratif et contributif. Je pourrais dans ce cas être dans mon bureau à la Kasbah mais partager les problèmes de mon collaborateur au fin fond de la Tunisie.

Dématérialiser les demandes de subvention permettrait également des évaluations anonymes.

Pour nous, ce serait un grand pas si on arrivait à organiser tout cela. C’est aussi comme cela qu’on rétablit la confiance en organisant la traçabilité des décisions. C’est une manière de traduire concrètement la lutte contre la corruption.

La jeunesse Tunisienne est-elle en phase avec cela ?

Oui, je pense que la jeunesse tunisienne voyage grâce au numérique même si elle n’a pas la possibilité de se déplacer, ceci est très visible à travers la popularité de nos blogueurs et nos artistes sur des plateformes numériques telle que YouTube. Le microbloging et les réseaux sociaux numériques permettent également à la parole tunisienne de voyager. Ça a permis à des talents inconnus ou à des influenceurs de se faire connaître sans quitter leur chambre. C’est un vecteur très important pour l’expression quelle que soit sa forme : politique, artistique, culturelle, académique.

C’est le moment de faire la révolution numérique et la révolution culturelle en même temps. Il faut sortir de la violence des discours qui ont lieu dans l’espace public et politique en Tunisie depuis un ou deux ans. Or, une révolution numérique est comme un TGV international et universel. Soit on monte dans le TGV, soit on reste sur le quai. Et monter dans le TGV pourrait permettre de sortir du climat actuel étouffant. Les jeunes attendent que l’État prenne les choses en main.

En fait, tout dépend du contexte dans lequel on a évolué. Comme je suis une universitaire, je suis très attentive aux évolutions et au point de vue des jeunes. J’essaie donc de préparer l’avenir. Il y a dix ans, je sentais que le numérique et la 3D pouvaient valoriser le patrimoine de la Tunisie, qui est un musée à ciel ouvert. Aujourd’hui, je me dis qu’il faut changer la donne pour l’administration, pour les opérateurs privés, lutter contre la corruption en mettant de la transparence via la digitalisation. C’est comme cela qu’on va retrouver de la confiance entre l'État et les acteurs de chaque écosystème. Je crois toujours à la sagesse du peuple tunisien, à la volonté de certains pour s’en sortir.

Personnellement, je reste optimiste. Tout en ayant réintégrée l’université, j’ai créé une association « MANARAT CINEMA POUR TOUS ». L’association est encore récente et fraîchement établie. Créée en 2020, elle s’engage clairement pour le droit fondamental de chaque personne à l’accès au cinéma. Au-delà de l’organisation de la 3ème édition du « festival Manarat du cinéma méditerranéen » qui aura lieu du 24 au 30 juillet 2021 et la première édition de l'événement dans les sites archéologiques « Ciné Racines by MANARAT » , en prolongement du festival MANARAT 2021, MCPT estime qu’il est vital de tenir des conférences et des rencontres avec jeunes talents et des experts autour des thématiques innovantes des industries culturelles créatives, d’organiser des Think-Tanks pour traiter les questions d’ordre stratégique comme les politiques culturelles publiques en matière d’éducation à l’image, et d’innovation personnelle et institutionnelle. MCPT est aussi une association ambitieuse qui veut allier culture, image, civilisation et art. 

Les attentes sont multiples. Les moyens existent. Les cerveaux de nos équipes et des jeunes en Tunisie luisent d’idées et de bonne volonté. Et la stratégie est solide et finement brodée. Mettons-la en œuvre.