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Le procureur de la Cour pénale internationale saisi d’une nouvelle plainte visant Jair Bolsonaro (et quatre de ses ministres)

Le procureur de la Cour pénale internationale saisi d’une nouvelle plainte visant Jair Bolsonaro (et quatre de ses ministres)

Damien ROETS

Après une première plainte pour « génocide » déposée contre lui à La Haye le 26 juillet 2020 par une coalition de plus de 60 syndicats et organisations lui reprochant sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire, Jair Bolsonaro fait l’objet d’une nouvelle plainte devant la Cour pénale internationale (CPI). Le 22 janvier 2021, agissant au nom de Raoni Metuktire, le célèbre chef du peuple kayapo et d’Almir Surui, chef des Paiter-Surui et président de l’association Articulation des peuples autochtones du Brésil (Articulaçao dos povos indeginas do Brasil), l’avocat français William Bourdon a adressé des « renseignements » (cf. l’article 15 §§ 1 et 2  du Statut de Rome de la CPI et les normes 25 et 26 du Règlement du Bureau du Procureur) à Fatou Bensouda, procureur de la CPI, concernant des « crimes contre l’humanité » qui auraient été commis par le sulfureux président brésilien et quatre de ses ministres (Ricardo Salles, ministre de l’Environnement ; Tereza Cristina, ministre de l’Agriculture ; Paulo Guedes, ministre de l’Économie et Sergio Moro, ministre de la Justice). Dans un document de 65 pages, auquel sont annexées 21 pièces, sont précisément imputés au président brésilien et aux ministres des crimes contre l’humanité commis à l’encontre des peuples autochtones d’Amazonie. Sur le fondement de l’article 7 du Statut de la CPI, sont visés les actes suivants : « meurtres » (art. 7 § 1-a – « meurtre » au singulier dans le texte du Statut -) ; « extermination » (art. 7 § 1-b) ; « réduction en esclavage » (art. 7 § 1-c) ; « transfert forcé de population » (art. 7 § 1-d) ; « persécution » (art. 7 § 1-h).  Dans les extraits du document communiqué à la Cour rapportés par le journal Le Monde en date des 24 et 25 janvier 2021, est notamment stigmatisée une politique étatique visant à « piller les richesses de l’Amazonie » en imposant « des conditions de vie insupportables aux autochtones de certaines régions, afin de les forcer à [quitter des] territoires convoités par les agriculteurs ». Jair Bolsonaro est ainsi accusé d’avoir pour projet « de diminuer la surface des territoires autochtones afin d’étendre la superficie disponible pour l’exploitation agro-industrielle ». Le document déposé au Bureau du Procureur est accompagné de témoignages étayant cette accusation, notamment un rapport publié par l’ONG Amazon Watch dans lequel on peut lire qu’« une faction dominante et conservatrice du puissant secteur agro-industriel du pays, connue sous le nom de « ruralistas« , aide à piloter le programme de Bolsonaro pour l’Amazonie ». Outre diverses mesures ayant fait le terreau, selon les plaignants, des crimes contre l’humanité dénoncés (démantèlement des agences gouvernementales de protection de l’environnement, violation des droits constitutionnels des indigènes – du fait du placement sous la tutelle du ministère de l’agriculture de la démarcation des terres indigènes au bénéfice du lobby agro-industriel -, autorisation de pesticides toxiques, gestion de la Covid-19…), l’article du Monde rapporte les propos du chef de l’État brésilien selon lesquels « les cavaleries brésiliennes auraient dû faire comme aux États-Unis pour en finir avec les indigènes », propos dont Raoni affirme qu’ils « ont donné un chèque en blanc aux coupeurs de bois et aux orpailleurs et qui ont fait que plusieurs indigènes sont morts ». Si la CPI est assurément compétente, dès lors que le Brésil a déposé son instrument de ratification du Statut de Rome le 20 juin 2002 et que les faits dénoncés ont été commis sur le territoire de la République fédérative du Brésil par des Brésiliens, le succès de l’initiative juridique des chefs indigènes apparaît très hypothétique – même s’il n’est pas impossible – au vu des obstacles procéduraux et substantiels auxquels elle va être confrontée.

 

Sur le terrain procédural, le premier obstacle à franchir est le nécessaire constat par le procureur de la Cour de l’existence d’une « base raisonnable pour ouvrir une enquête » (art. 15 § 3 du Statut de la CPI), après vérification du « sérieux des renseignements reçus » (art. 15 § 2 du Statut de la CPI) – étant précisé que, « à cette fin, [le procureur] peut rechercher des renseignements supplémentaires auprès d’États, d’organes de l’Organisation des Nations Unies, d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales, ou d’autres sources dignes de foi qu’il juge appropriées, et recueillir des dépositions écrites ou orales au siège de la Cour » (art. 15 § 2 du Statut de la CPI) -. À supposer qu’il conclut à l’existence d’une base raisonnable justifiant l’ouverture d’une enquête, le procureur devra ensuite présenter « à la Chambre préliminaire une demande d’autorisation en ce sens » (art. 15 § 3 du Statut de la CPI). Et si la Chambre préliminaire devait autoriser le procureur de la Cour à enquêter, ce serait « sans préjudice des décisions que la Cour prendra ultérieurement en matière de compétence et de recevabilité » (art. 15 § 4 du Statut de la CPI). La compétence de la Cour ne fait guère de doute. La question se pose toutefois de savoir si la présente affaire pourrait être jugée recevable au regard des dispositions de l’article 17 § 1 du Statut de la CPI. Si les conditions de recevabilité énoncées par les a), b) et c) dudit article sont a priori satisfaites, l’affaire devra néanmoins être jugée « suffisamment grave » (art. 17 § 1-d) du Statut de la CPI) pour passer le cap de la recevabilité et, donc, pour que la procédure puisse suivre son cours jusqu’à l’éventuel établissement de la culpabilité de Jaïr Bolsonaro et de ses quatre ministres et au prononcé de peines à leur encontre après – obstacle de taille qui ne pourrait être franchi qu’après une alternance politique  – qu’ils aient étés arrêtés et remis à la Cour.

 

D’un point de vue substantiel, reste à s’interroger sur le choix de la qualification de « crimes contre l’humanité » (étant rappelé que ni l’écocide ni l’ethnocide ne figurent dans le Statut de Rome). S’agissant des actes dénoncés, leur qualification est, donc, opérée sur la base de la liste de l’article 7 § 1 du Statut de la CPI. Pour ce qui concerne les « meurtres », la « réduction en esclavage » et le « transfert forcé de population », il s’agira, pour l’accusation, d’en prouver la réalité. Il en va évidemment de même pour l’« extermination » et la « persécution ». Mais, en amont de la question probatoire, leur mobilisation peut, de prime abord, susciter une certaine perplexité. Cette dernière peut cependant être dissipée en se reportant aux définitions qu’en donne le Statut de Rome. Selon ce dernier, « par « extermination«  on entend notamment le fait d’imposer intentionnellement des conditions de vie, telles que la privation d’accès à la nourriture et aux médicaments, calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population » (art. 7 § 2-b)). Il apparaît ainsi que l’« extermination » (qui n’est que l’un des actes susceptibles de donner lieu à la commission du crime contre l’humanité au sens de l’article 7 du Statut de la CPI) ne saurait être confondue avec le « génocide » tel qu’il est incriminé par l’article 6 du Statut de Rome. Quid, par ailleurs, de la « persécution » ? L’article 7 § 1-h) du Statut de la CPI évoque précisément « la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ». Ce texte est complété par l’article 7 § 2-g) suivant lequel « par « persécution« , on entend le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux en violation du droit international, pour des motifs liés à l’identité du groupe ou de la collectivité qui en fait l’objet ». Selon Rafaëlle Maison, la notion de persécution « présente le grand intérêt d’attraire sous le régime des crimes contre l’humanité des actes qui n’en relèveraient pas autrement mais qui, parce qu’ils participent d’un projet discriminatoire, vont pouvoir être réprimés » (R. Maison, Justice pénale internationale, PUF, 2017, n° 120). Pour ce même auteur, elle permet en outre, dès lors qu’un lien de connexité peut être établi avec tout acte visé dans le paragraphe 1 de l’article 7 du Statut de Rome ou avec tout crime relevant de la compétence de la Cour, de « dépasser les actes par ailleurs listés dans la définition du crime contre l’humanité qui, d’une manière ou d’une autre, sont presque tous des atteintes graves au corps ou à la liberté des individus pour intégrer, par exemple, des atteintes aux biens » (ibid.). Il apparaît ainsi que la référence, dans la plainte des deux chefs indiens, à la « persécution » est finalement assez judicieuse. À la réflexion, la principale difficulté soulevée par cette tentative de saisine de la CPI gît dans le « chapeau » de l’article 7 § 1 du Statut de Rome, qui recouvre les actes ensuite énumérés aux a) à k) du même paragraphe : « Au sens du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque » (souligné par nous). C’est en premier lieu le terme « attaque » qui interroge : le crime contre l’humanité de l’article 7 § 1 du Statut de la CPI ne peut-il être commis que dans un contexte de guerre – ce qui obérerait toute chance de succès de la plainte déposée contre Jaïr Bolsonaro et ses quatre ministres – ? Une réponse, négative, est clairement donnée par l’article 7 § 2-a) du Statut : « Par « attaque lancée contre une population civile« , on entend le comportement qui consiste en la commission multiple d’actes visés au paragraphe 1 à l’encontre d’une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque ». En dehors de tout contexte de guerre, le crime contre l’humanité de l’article 7 § 1 du Statut peut ainsi « prendre des formes policières [ou] administratives » (R. Maison, op. cit., n° 114), ou encore « consister en un mode gouvernement » (ibid.). Ce n’est pas tant la notion d’attaque qui fait en l’occurrence problème que le fait qu’elle doive être « généralisée ou systématique ». En effet, cette formulation induit la « nécessité d’établir le caractère massif des exactions » (ibid., n° 116). Même si, il est vrai, il n’est pas « très simple de déterminer à partir de quand cette ampleur sera tenue pour suffisante à la qualification de crime contre l’humanité » (ibid.), on peut douter que les faits et politiques dénoncés à la CPI par Raoni Metuktire et Almir Surui satisfassent à la condition d’ampleur résultant de la référence à une « attaque généralisée ou systématique » – condition qui révèle que les crimes contre l’humanité sont des crimes de masse -.

 

Les « renseignements » communiqués le 22 janvier dernier au procureur de la CPI par William Bourdon au nom des deux plaignants n’auront peut-être pour seul intérêt que l’onde de choc médiatique qu’ils ont d’ores et déjà produite. Mais l’on ne saurait exclure qu’ils puissent prospérer et donner lieu, un jour, à un procès si l’on se souvient qu’en 2016, dans un document de travail, Fatou Bensouda a indiqué qu’« elle s’autorisera à interpréter la définition du crime contre l’humanité de manière plus large » (citée par V. Cabanes in « Le chef indigène Raoni poursuit Jair Bolsonaro pour « crimes contre l’humanité » », La Croix, 26 janv. 2021). Encore faudrait-il que le nouveau procureur de la CPI, Karim Khan, qui entre en fonction le 16 juin 2021, soit sur la même longueur d’onde que Madame Bensouda, et que la formation de jugement possiblement saisie fasse sienne une telle interprétation…

 

 

 

 

 

 

 

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