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L’enjeu de la langue française dans les juridictions pénales internationales

 

L’enjeu de la langue française dans les juridictions pénales internationales[1]
Conférence donnée à l’Université de Sfax

Pascal  PLAS
(OMIJ-IiRCO)

 

12 avril 2017

 

 

I . Un lien étroit entre justice pénale internationale et Francophonie

A- Une approbation et un soutien immédiat

 

Puisant dans les valeurs humanistes exprimées par la Francophonie, notamment dans la Déclaration de Bamako et celle de Saint-Boniface et reconnaissant la capacité mobilisatrice de ce nouvel acteur de la scène internationale, qualifié de « puissance douce », la Francophonie a eu un apport dans le processus de mise en œuvre du Statut de Rome créant la Cour pénale internationale et mettant en place un système de la justice pénale internationale, reposant sur deux piliers essentiels : la complémentarité et la coopération.

Les crimes d’une gravité exceptionnelle prévus par le Statut – le génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre et le crime d’agression qui menacent la paix, la sécurité, la souveraineté des Etats, les Droits de l’Homme et le Droit humanitaire – sont aux antipodes des valeurs de tolérance, de dialogue, de diversité et de démocratie, prônées par la Francophonie.

Comme le rappel, à juste titre, le Statut dans son préambule, «  les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et (…) leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale. » Ainsi, pour rendre effective la lutte contre l’impunité, pour dissuader les potentiels criminels de masse d’un passage à l’acte enfin pour garantir aux victimes le droit à réparation, la mobilisation de tous les acteurs de la scène internationale est indispensable. Donc, tout en confiant, prioritairement, aux Etats la responsabilité de mener la lutte contre l’impunité, à travers le principe de complémentarité, le Statut s’appuie également sur les Etats, les Organisations internationales et la société civile par le biais du principe de coopération.

La Francophonie a tout de suite entendu cet appel. Regroupant 80 Etats et gouvernements dont 54 membres, 3 associés et 23 observateurs, disposant d’un vaste réseau institutionnel et comptant 274 millions de locuteurs, réunis autour de la langue française et des valeurs qu’elle incarne, la Francophonie s’est sentie légitime et capable pour soutenir le processus de mise en oeuvre du Statut.

Un accord de coopération entre la Cour pénale internationale et la Francophonie est donc signé à Paris le 28 septembre 2012. Il vise, comme il a été dit à impliquer la Francophonie dans le processus de mise en œuvre de la justice pénale internationale mais aussi, et ce point est important, à assurer plus de visibilité de la langue française au niveau des instances mise en place par le traité de Rome. Il est amusant de noter que c’est un 28 septembre 1539 (473 ans jour pour jour) que l’Ordonnance de Villers-Cotterêts a été signée par François 1er Roi de France, Ordonnance qui impose l’usage du français au détriment du latin comme langue de la justice et de l’administration, dans tous les jugements et actes officiels « afin qu’ils soient en un langage clair et qu’il n’y ait ni puisse y avoir aucune ambiguïté ou incertitude » ; par la suite devient la langue diplomatique par excellence.

 

Aujourd’hui, même si plusieurs Etats francophones restent en marge du processus de la jurisprudence la langue française, présente sur les cinq continents est, en vertu de l’article 50 du Statut, langue officielle et langue de travail de la Cour pénale internationale malgré sa marginalisation dans la pratique.

 

Abdou Diouf s’est bien exprimé sur l’importance de la Francophonie en terme de valeurs. « L’impunité est un devoir d’humanité, une responsabilité éthique, un impératif catégorique pour tous ceux qui croient dans l’universalité de ces valeurs fondamentales que sont la démocratie et les droits de l’Homme. Le crime contre l’humanité, (…), disait André Frossard, c’est d’abord tuer quelqu’un pour le seul motif qu’il est né, qu’il est venu au monde ; il n’y a pas d’autre grief contre lui, il est venu au monde contre la doctrine, il n’a pas le droit d’exister. » Conviction que c’est au nom des millions d’hommes, de femmes, d’enfants avilis, massacrés, niés dans leur humanité, du fait, simplement, de leur origine ethnique, de leur race, de leur religion ou de leur sexe que nous devons lutter sans relâche pour que soient poursuivis, jugés, condamnés les responsables. Je me présente aujourd’hui, devant vous, avec l’inébranlable conviction qu’il faut répondre à l’ubiquité du crime par l’universalité de la justice, et que la Cour pénale internationale constitue, à cet égard, une avancée historique dans cette longue marche vers un Etat de droit de la société internationale, et qu’elle deviendra, avec le temps, une véritable force de dissuasion et un élément essentiel de prévention des crises ».

Ce sont ces convictions qui l’avaient conduit, alors qu’il exerçait les fonctions de Président de la République du Sénégal, à s’engager résolument en faveur de l’adoption du Statut de Rome et à faire de son pays le premier au monde à le ratifier. Ce sont ces mêmes convictions qui le conduisirent, en qualité de Secrétaire général de la Francophonie, à vouloir renforcer les liens entre la Cour pénale internationale qui, « dès les années 1990, avait fait une justice efficace, garante de l’Etat de droit et singulièrement de la lutte contre l’impunité, un axe fort de ses engagements », engagement formulés dans les Déclarations adoptées par les ministres francophone de la justice au Caire, en 1995 déjà, puis à Paris en 2008, mais aussi dans ses textes de référence que sont les Déclarations de Bamako et Saint-Boniface.

La Francophonie a ensuite été présente à toutes les étapes : pour appuyer ses pays membres lors du processus de ratification du Statut de Rome, à laquelle ont procédé, à ce jour, 54 des 74 Etats membres de la Francophonie ; pour renforcer dans la foulée l’appropriation par ses membres du Statut, à travers des séminaires régionaux de formation de très haut niveau, ou encore d’accompagner la Cour pénale internationale dans le processus de dialogue et d’échange avec l’Union africaine à travers des séminaires conjoints mais également, pour encourager les initiatives diverses de la société civile en Espagne francophone en faveur de la justice pénale internationale.

B- Dans le droit file des positions de Léopold  Seda Senghor

 

L’accord de coopération signé, en septembre 2012 entre l’Organisation internationale de la Francophonie et la Cour pénale internationale est très symbolique d’une Francophonie plus que jamais mobilisée, certes en faveur de la lutte contre l’impunité mais aussi parce que la Cour pénale internationale est porteuse d’immenses promesses bien au de-là de sa vocation première :

 

– Elle peut constituer, dans un système de relations internationales en pleine mutation, en quête de nouveaux équilibres et de démocratisation, dans une société mondiale interdépendante en quête d’une nouvelle gouvernance, de régulations et de normes, le lieu privilégié de résolution de nombres de questionnements, de différends, de revendications qui, pour l’heure, empêchent la communauté internationale de faire véritablement société. Elle doit permettre de transcender les différences, les divergences, les intérêts immédiats et à terme, constituer les prémices d’ « un gouvernement d’union international » ; « à travers les victimes, c’est à l’humanité, à l’essence même de l’Homme que l’on porte atteinte. L’universalité de la compétence de la Cour pénale internationale, c’est l’universalité de la protection qu’appellent les droits universels que l’on entrave. Et nous savons bien que le mécanisme de saisie par le Conseil de sécurité, seul cas, pour l’heure où la Cour pénale internationale a compétence universelle, n’est pas pleinement satisfaisant. Nous savons bien que nous courons le risque, comme le soulignait Robert Badinter, de voir la Cour pénale « ramenée au Statut d’un super tribunal ad hoc permanent ».

La justice pénale internationale (JPI) permettra de préserver l’entrecroisement des droits (qui s’enrichissent mutuellement) et la permanence du français comme langue de règlement des conflits ; les organisations francophones plaident donc pour que soit renforcée la place de la langue française et des francophones au sein des organes, au nom de la diversité culturelle et linguistique facteur d’union. Cette plaidoirie en faveur du respect de la diversité des cultures juridiques devrait conduire à ce que la Cour pénale internationale gagne en efficacité et en crédibilité, en ne mettant pas en concurrence le droit de la common law et le droit romano germanique, mais en s’inspirant du meilleur de chacun des deux systèmes.
L’usage de la langue française renforce le principe de complémentarité en espace francophone – possibilité de jugements de crimes relevant de la justice pénale internationale dans les Etats sans exception – la Francophonie dans son espace permettra une meilleure coopération en matière juridique et judiciaire et une plus grande transparence de la justice. Cela permettrait aussi de déminer les questions de souveraineté dans la mesure où l’usage de la langue française jouera un rôle essentiel dans la compréhension du droit, autrement dit la part de common law sera mieux comprise et mieux acceptée dans des pays qui ont hérité du droit romano germanique.

 

II- La langue française dans les OI : une réalité mitigée

Pour comprendre la place qu’occupe le français dans le fonctionnement des Organisations internationales (OI) il faut tout d’abord appréhender la mécanique linguistique de ces environnements. Une langue peut y être officielle, de travail ou de communication. Les langues officielles sont celles que les représentants des pays membres peuvent formellement utiliser pour s’exprimer lors des grandes conférences internationales ; les langues de travail sont celles que les fonctionnaires doivent et peuvent utiliser au quotidien ; et les langues de communication sont celles qui peuvent s’avérer nécessaires à l’accomplissement des missions des organisations. Le Tribunal spécial pour le Liban, par exemple n’a que l’anglais comme langue officielle et langue de travail… A ces dimensions statutaires et opérationnelles il faut ajouter trois autres éléments importants. La langue du pays d’accueil, les langues d’origine des fonctionnaires internationaux et leurs usages linguistiques professionnels. Plus que les décisions institutionnelles formelles, ce sont les influences conjuguées de l’ensemble de ces éléments qui définissent la culture linguistique propre à chaque organisation internationale de justice pénale internationale transitionnelle.

A- Les particularités du français

Si l’on examine un à un chacun ces éléments, on prend conscience de la position particulière du français. Lorsqu’une organisation internationale a plusieurs langues officielles, le français est toujours l’une d’entre elles. Il en va de même pour les langues de travail et les langues de communication. Cela est déjà en soi une position remarquable que seul l’anglais partage. Espagnol, arable, chinois et russe par exemple forment avec anglais et français les six langues officielles de l’ONU mais seules ces deux dernières sont langues de travail. Les instances européennes quant à elles ont effectivement 23 langues officielles mais seules l’allemand, l’anglais et le français sont des langues de travail.
En ce qui concerne la langue du pays d’accueil, on constate que près de la moitié des 170 000 fonctionnaires internationaux du monde sont postés dans des villes francophones comme Luxembourg, Bruxelles, Genève ou Paris pour ne citer que les plus importantes en densité d’OI. Pour la langue d’origine des fonctionnaires, le même constat est de rigueur. La France étant, après les Etats-Unis, le pays le plus représenté en nombre de fonctionnaires internationaux (un peu plus de 10%), la proportion de francophones est de facto importante. Enfin, en ce qui concerne les cultures professionnelles, certains environnements sont propices à l’usage du français. Les grandes entités juridiques, comme la Cour pénale internationale (CPI) ou la Cour internationale de justice (CIJ) par exemple, fonctionnent sur le socle mixte du droit romano-germanique civiliste d’origine française et du droit coutumier plus jurisprudentiel de la tradition anglo-saxonne.
Globalement on peut donc conclure que le français a une position importante, égalée seulement par l’anglais, sur tous les aspects formateurs de la culture linguistique des OI.

 

B- La réalité

Ce constat étant fait, pour apprécier la place du français, il faut aussi prendre en compte les grandes tendances linguistiques globales qui dominent actuellement le fonctionnement des OI dont la JPI. Il n’est un secret pour personne que celles-ci sont, pour de multiples raisons culturelles, politiques, économiques, budgétaires et autres, de plus en plus exclusivement anglophones. L’égalité des deux langues n’est pas totalement respectée et la langue française et ceux qui l’utilisent sont constamment « malmenés » devant les Tribunaux pénaux internationaux (TPI).
On peut prendre quelques exemples :
La jurisprudence est majoritairement anglophone, de nombreuses décisions des juridictions internationales ne sont pas traduites en français ou sont traduites très tardivement. Les arrêts définitifs de la Chambre d’appel ont tous été rendus en anglais et sur une dizaine de décisions relatives à la confirmation des charges une seule a été rendue en français … dans une chambre présidée par un juge français. Trois arrêts définitifs rendus respectivement en décembre 2014 et en avril 2015 ne sont toujours pas traduits en Français malgré le fait que les personnes condamnées dans les affaires concernées sont francophones. La situation devant le Tribunal pénale international en pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) est encore plus contrastée ; sur une centaine de jugements, le tribunal en a rendu en français seulement 5 en première instance (les cinq dans une chambre présidée par un juge français). Dans plusieurs affaires extrêmement riches en questions juridiques mais pas seulement il a fallu attendre presque 4 ans pour obtenir une traduction en français ; de même la notification des documents et

la communication des pièces en français ne sont pas systématiquement assurés.
Il existe des difficultés techniques et pratiques liées aux spécificités de la langue française qui rendent souvent impossibles une parfaite égalité entre le français et l’anglais dans le prétoire, question compliquée assez technique qui relève de toutes les difficultés de la traduction simultanée mais je vais prendre un exemple plus simple pour vous éclairer. Les juridictions limitent la longueur des documents déposés par les parties (nombre de mots (TPIY) ou nombre de pages (CPI)) or c’est là qu’il ne faut pas prendre en compte la spécificité de la langue française ; le français en effet requiert plus de mots que l’anglais pour exposer une même idée ; quelques expressions vous éclaireront, « Trial Chambers » — 2 mots – devient Chambre de première instance – 4 mots –, « exhibits » — 1 mot devient « pièces à conviction » — 3 mots, « defense counsel » donne « conseil de la défense », etc. Au final, si les textes fondamentaux et les directives ne font pas de distinction entre les deux langues, cela n’efface pas les différences ; les textes rendus français, par la multiplication des mots, ne peuvent avoir la densité des textes anglais. En fin de compte ils ne sont plus les mêmes textes, point très important pour la défense.

 

Derrière ces « tracasseries » se dissimulent en fait d’autres enjeux plus importants. Un enjeu économique et pratique d’abord ; lorsque le Tribunal spécial pour le Liban a décidé de n’utiliser que l’anglais comme langue de travail il l’a justifié selon les termes suivant : « l’emploi de l’anglais permettra en fait d’accélérer les préparatifs préalables au procès en réduisant le temps nécessaire à toutes traductions », mais derrière cet argument massue, se dissimule le fait que la conduite du procès en une seule langue est plus pratique, plus simple et plus économe et on fait le postulat que la langue la plus parlée et la plus compréhensible par tous est l’anglais alors que le Liban est, de par son histoire, tout imprégné de francophonie. Donc c’est un choix, juridiquement, politiquement et culturellement injustifié.

 

Il en est de même que la question du droit que la langue exprime : derrière la langue en effet il y a la pratique d’un système juridique, d’une certaine philosophie du droit, d’une approche déontologique et au final de la compréhension de ce qui est dit et de ce qui est décidé. Employer le français en JPI c’est inscrire le procès dans un système juridique ancien qui nous vient du droit romain et que l’on nomme en conséquence romano-germanique, par opposition à la common law (CL) qui traduit le droit anglo-saxon. Le second est essentiellement fondé sur la jurisprudence, les juges aujourd’hui comme autrefois vont donc rechercher le précédent le plus proche du cas dont ils ont à connaître, le droit romano germanique préfère l’application de règles du droit général et abstraites rédigées sous forme de lois de manière à s’appliquer dans un nombre indéterminé de situations et de personnes. Le système de CL est accusatoire, le système romano germanique est inquisitoire : le rôle des juges et des autres intervenants au procès est donc différent, dans le système accusatoire, le juge ne recherche pas les preuves mais se contente d’écouter les éléments que chacun lui présente à l’appui de sa position pour finalement trancher en faveur de celle qui sera la mieux défendue. Dans le système inquisitoire c’est le juge qui administre la preuve sur la base d’enquêtes menées à charge et à décharge par un juge d’instruction ou un procureur ; à la CPI par exemple le juge de CL adopte une attitude passive se contentant d’écouter les prises de paroles successives de chacun, le juge de droit romano germanique dirige l’audience, pose des questions, adopte une attitude nettement plus interventionniste dans le déroulement du procès. Ce point est fondamental, dans la common law des pans entiers de la culture de victimes peuvent être passés sous silence parce qu’au fond ils ne sont pas jugé utiles, dans l’autre système on cherche à aller plus loin à comprendre le contexte, les cultures des uns et des autres, le pourquoi au fond de l’acte.

Ainsi, il est extrêmement intéressant de voir combien l’attitude des juges français diffère de celle des juges anglais ; « en arrivant à la Cour, vous pouvez adopter une attitude purement juridique – certains juges sont tentés de le faire et le font – et décider, à l’anglo saxonne, de vous placer au-dessus de la mêlée, en arbitre, d’intervenir le moins possible, de laisser les parties maitres du procès, de son contenu comme du temps qu’il prendra. Mais vous pouvez aussi considérer qu’il ne peut pas être inutile de chercher à comprendre qui sont les personnes que l’on vous demande de juger : qui sont les auteurs présumés de ces crimes contre l’humanité et de ces crimes de guerre, qui sont les victimes « à qui on a ainsi volé une part de leur humanité », qui sont les témoins de ces crimes, d’où ils viennent, quelle est leur histoire collective et singulière. Bref, quel est le contexte dans lequel se sont déroulés les faits ». Banal, me direz-vous…non, détrompez-vous, cette réaction, ce réflexe, cette conception de l’office du juge ne sont [évidents que pour les francophones qui prennent en compte le fait que les] accusés, témoins, victimes évoluent dans un milieu où tout n’est que précarité, pauvreté, souffrance, d’immenses souffrances qui vous confrontent à des comportements à la fois moyenâgeux (on se découpe à coups de machettes, on se transperce avec des lances, on brule, on pille…), des comportements terriblement actuels (les mortiers et la kalachnikov sont eux aussi très prisés) et à ces comportements sinistres qui n’ont malheureusement pas d’âge : les viols qui, comme la réduction en esclavage sexuel, sont devenus une arme de guerre.

 

Du coup au même juge va s’attacher le concours d’un spécialiste en sciences sociales afin d’être en mesure de mieux comprendre les données contextuelles aussi bien d’ordre historique, géographique et politique que sociologique, démographique voire anthropologique et bien sûr ethnique propres à l’affaire dont il se trouve saisi et va tenter de partager ces éléments d’information avec les membres de la chambre.

Et il précise « j’ai vite réalisé que ne pas se plier à cet exercice aurait été périlleux et aurait pu conduire à commettre de grossières erreurs d’appréciation et de jugement. Lui seul permet en effet d’éviter de plaquer une justice occidentale désincarnée à des situations dont la spécificité doit être patiemment découverte. Ainsi, pour établir une chaine de responsabilité, n’est-il pas indifférent, par exemple, de savoir si un accusé obéit aux ordres de son supérieur hiérarchique ou d’abord à ce que lui dit de faire le féticheur de la localité où il réside… Or, des éléments aussi fondamentaux que la prise de conscience du rôle que peuvent jouer certaines formes de spiritualité et certaines pratiques culturelles n’avaient été explorés ni par le procureur ni par les équipes de défense. Comment, dès lors, aurions-nous pu « juger humainement des affaires humaines » ?

 

A la différence du juge anglo-saxon, un juge français éprouvera donc le besoin de partir à la découverte et de s’imprégner des faits de la cause. Il y prend plus de risques et en est conscient en particulier celui qui nait de « l’accumulation de souffrances (qui) durent depuis plus de vingt ans (et que) les témoins et les victimes viennent vous entretenir en audience avec une dignité mais aussi souvent des accents tellement poignants », ce qui pose très vite la question de la distance qu’il convient de prendre.

 

Ce point est fondamental pour les victimes. Il ne s’agit pas de dire que le droit romano germanique exprime mieux la justice que la common law aujourd’hui mais bien de revenir sur « la prise en charge culturelle » des victimes et de leurs ayants droit d’autant que le nombre d’entre elles viennent du monde francophone.

 

La culture se soutient du langage et ce n’est pas seulement un postulat de psychanalyste ou de linguiste que de considérer que la culture détermine « dès le début » la dynamique de la sublimation, de la perception et du passage en récit insignifiant ; elle se transmet par la famille et la société et parmi toutes les réalisations dites culturelles qui permettent «  à notre vie de s’éloigner de celle de nos ancêtres (…) » il y a la réglementation des relations des Hommes entre eux ». Il est donc important que le discours fasse sens et la question du langage est essentielle ; une procédure anglo saxonne stricte peut conduire la victime ou le témoin d’exactions terribles – je pense aussi aux victimes de viol – à n’avoir à répondre que oui ou non à une suite de questions posées et pour lesquelles on n’attend pas plus de réponse. Or, ces victimes qui ont fait le chemin souvent de « bien loin » pour venir devant un tribunal international entendent s’exprimer autrement et « dire leurs maux », surtout lorsqu’elles proviennent de pays où l’oralité est importante et où la langue française a joué et joue encore un rôle essentiel. La langue française sera un meilleur véhicule de sublimation de leur douleur – je renverrai à Léopold Senghor sur les subtilités seules possédées par la langue française pour traduire des situations « extraordinaires » à partir de langues locales qui n’ont que peu de mots avec une multitude de sens (cf. le kinya-rwanda qui a 260 mots dont certains ont plus de 20 sens complexes – et cela ira encore mieux si elles se trouvent confrontées à un personnel judiciaire francophone ; il y a une plus grande correspondance entre leur vécu devenu récit et la justice dont elles attendent énormément, et pas seulement des compensations financières.

 

Le choix du pluralisme linguistique pour les textes et les paroles que l’ont trouve dans les juridictions pénales internationales peut donc donner l’impression désagréable d’un grand désordre, d’une tour de Babèl où les mots perdent leur sens originel et empêchent en définitif toute communication, pourtant il découle de la volonté initiale de ne pas choisir entre plusieurs langues et donc plusieurs cultures et ainsi de ne pas tomber dans le piège qui consisterait à imposer au niveau supra national, par le biais d’une langue dominante, une culture juridique or le poids de l’anglais est tel qu’il devient le vecteur d’une émergence d’une sorte de « langue juridique de communications » déconnectée de tout substrat culturel.
Ce phénomène – la montée de la langue anglaise et pour ce qui nous concerne de la common law – met en danger la diversité nécessaire au bon fonctionnement de la justice pénale internationale. Il est illusoire d’imaginer qu’un service juste pour tous puisse être rendu avec la langue et les modèles d’un seul. Le croire serait mal connaitre la réalité du monde. Le monolinguisme et ses travers culturels et conceptuels ne peuvent que nuire à l’équilibre de représentativité des Etats au sein des juridictions pénales internationales et donc à leur capacité à remplir correctement leur mission. Je ne raisonne pas ici simplement à l’aune de la langue française, les violences extrêmes n’ont pas toujours été l’apanage des seuls pays (africains) francophones. Loin de là ! Elles ont caractérisé aussi les communautés anglophones. La zone lusophone n’a pas non plus été épargnée. Mais pour ce qui est de la Francophonie en tant qu’espace, en plus des structures politiques et économiques, les pouvoirs colonisateurs ont donné respectivement leurs langues à des zones d’influence. Ces langues restent le seul élément qui a donné à chacune des différentes communautés « leur identité, leur cohésion et un moyen d’expression qui dépasse le champ étroit des langues africaines.
C’est par le biais de la conscience de l’actuel déséquilibre qui s’installe au sein des juridictions pénales internationales et de la singularité de sa position qu’il faut comprendre le rôle stratégique du français en milieu multilatéral. La langue française est en effet à ce jour le seul contre-pouvoir linguistique. Pourtant les choses sont rarement montrées sous cet angle. Dans les faits, ceux qui abordent le sujet ont plutôt tendance à se concentrer sur les aspects institutionnels, à parler de sa défense ou de sa promotion en se référant à son histoire, aux valeurs qu’elle représente. L’argument est noble et valide mais il place le débat sur un plan trop peu opérationnel, presque philosophique, éloigné des aléas du quotidien du pragmatisme assumé des actuelles cultures professionnelles des juridictions pénales internationales. Dès lors, perçu comme extérieur aux priorités, minimisé en termes de risques, exclu par la dictature de l’urgence, le sujet reste relégué au second plan.
Les dangers sont désormais trop réels, trop inquiétants pour continuer à présenter les choses exclusivement de cette façon. Il faut montrer le rôle actuel du français sous son vrai jour pour amener les acteurs à regarder la réalité en face malgré les habitudes, malgré la modélisation de la mondialisation, malgré l’obsession budgétaire, malgré le réflexe de la standardisation, malgré l’inconfort de la nouveauté, malgré les convictions subjectives de décennies de modélisation professionnelle. Il ne faut plus seulement parler de la défense de la langue française mais aussi et peut être surtout de la langue française qui défend ; qui défend la nécessaire diversité, la représentativité des peuples, les nations et donc ultimement qui défend l’équilibre démocratique de la justice mondiale.
De fait la langue française est le dernier contre-pouvoir. Contre-pouvoir agressé, faiblissant, mais contre-pouvoir résistant face au pouvoir dominant. Et que deviendrait un monde sans contre-pouvoir ?

 

[1] Ce texte résulte d’une conférence donnée dans le cadre de la manifestation « MIDI-MINUIT, Une balade en langues françaises et en francophonie – Interventions artistiques et littéraires / conférences » qui s’est tenue à la bibliothèque multimédia de Limoges le 30 septembre 2016. Il est aussi le produit d’un ensemble de manifestations consacrées à Léopold Sédar Senghor « Sanghor l’enfant du royaume du Sine » qui ce sont déroulées entre le 17 juin et le 24 septembre 2016. Ce texte doit beaucoup aux écrits de Léopold Sédar Sanghor, au discours d’Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie à la 12ème session de l’assemblée générale des États parties à La Haye, le 20 novembre 2013, à Julia Kristeva, à Edgar Faure et au travail d’Evariste Djimasde, Réflexion sur la contribution de la France dans la mise en œuvre du Statut de la CPI (thèse sous la direction de Guy Lavorel).

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