De chairs et de forces : traduire au-delà de la langue On Body and Strength: Translating Beyond Language

Olivia PIERRUGUES 

Ces quelques notes en guise d’invitation à l’observation, afin de présenter la série de photographies et de textes dont sont extraites les images qui suivent, représentant des figures chanteuses et danseuses de flamenco au moment de la performance. Plus que d’une opération de traduction d’un texte source à un texte cible, il est question d’ouverture et de circulation de sens et d’affects entre corps, image et texte.

These few notes were conceived as an invitation to contemplate a series of photographs and texts, representing flamenco singing and dancing figures caught in performance. Rather than an operation of translation from source text to target text, it is all about openness and circulation of meanings and affects between body, image and text.

Texte
Note de bas de page 1 :

Série visible sur <http://www.olivia-pierrugues.com/> sous le titre « Exorcismes particuliers » ou dans la section « Festival Arte Flamenco 2015-2018 » pour sa version augmentée. Son titre est issu du « Premier Manifeste du Théâtre de la Cruauté » d’Antonin Artaud, paru pour la première fois en 1932 dans la Nouvelle Revue Française.

1Ces sept images sont extraites d’une série1 de photographies et de textes réalisée à la suite de plusieurs éditions du festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan (2015-2019), qui s’intéresse aux figures chanteuses et danseuses de flamenco, avec l’objectif de rendre visibles et lisibles certains états de corps en situations limites, ici entre la prise de pouvoir et le lâcher prise. Elle entre en résonance avec mes travaux antérieurs menés au sein des univers de la boxe, la lutte ou la tauromachie, qui gravitent, à travers le mot et l’image, autour de préoccupations liées aux rapports de chairs et de forces.

2Depuis 2016, cette recherche photographique alimente la préparation de ma thèse en cours sur la figure cantaora qui, par la confrontation d’archives vivantes (lors de performances en direct), visuelles (photographiques et audiovisuelles) et verbales (littérature théorique, journalistique, biographique, poétique), interroge l’interface entre corps, image, parole et musique, grâce à une méthodologie interdisciplinaire utilisant l’histoire, l’anthropologie et la sémiotique. Ces allers et retours entre différents systèmes signifiants rappellent les différentes actions incluses étymologiquement dans l’opération de « traduction » : passer, transposer, conduire d’une langue à une autre, mais cette fois au-delà du linguistique. Elle correspond ici à la troisième forme de traduction analysée par Roman Jakobson, la traduction intersémiotique, ou « transmutation », qu’il définit comme « l’interprétation des signes linguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques » (Jakobson, 1963, p. 79), qu’ils soient iconiques, plastiques, sonores ou corporels.

3Le cante est déjà par définition un acte intersémiotique, dans la mesure où il met en jeu et en scène le corps, la parole et le musical et mobilise les deux canaux visuel et auditif dans des relations qui, en un sens, relèvent déjà de la traduction : ainsi lorsque le geste co-verbal devient référentiel et traduit un élément de la letra (qu’il soit déictique, pour renvoyer à un interlocuteur ou une situation d’énonciation, ou illustratif, lorsqu’il crée une forme dans l’air, qui « traduirait » par exemple l’adjectif « grande ») ; lorsqu’un geste se substitue à un ou plusieurs mots (cas du geste extra-linguistique, comme les mains jointes ou la tête en avant pour remercier) ; lorsque les mimiques « trahissent » sur le visage une émotion feinte ou ressentie, verbalisée ou non dans la letra ; ou encore lorsque le rythme ou l’intensité d’un geste de scansion traduit le rythme ou l’intensité musicale d’un palo ou d’un cante particuliers.

4Une histoire de croisements, de déplacements, de transformations, que nous retrouvons intensifiée lorsque le corps est représenté, mis en image ou en mots, et qu’au débat sur la traduction visuelle ou textuelle du corps peut venir se mêler celui sur la traduction texte-image. De par leur statut de « représentation », l’image visuelle comme l’image textuelle viennent se mettre « à la place de », « traduire » une présence référente elle-même déjà passée au crible du filtre traducteur perceptif lors de la vision directe, ou à celui de la lecture du texte et de l’image, qui peut aussi être considérée comme une opération de traduction.

5Entre ces sept images visuelles et textuelles, il est question d’ouverture et de circulation plus que d’une opération de traduction d’un texte source à un texte cible, puisque les langages visuels du corps et de l’image ne possèdent ni le caractère conventionnel ni le caractère arbitraire des systèmes linguistiques. Ainsi quelques opérations d’intertraduction possibles, faisant circuler sens et affects : les états de corps visibles peuvent se lire comme les métaphores d’états psychiques invisibles, qu’il s’agisse d’émotions comme la rage, ou de sentiments comme l’abandon, les forces meuvent les formes, ou se transforment en formes, selon une tradition théorique et figurative qui depuis l’Antiquité, « [semble asservir] la représentation du corps […] à celle du sujet, de ses émotions et de ses sentiments » (Toublet, 2014) ; les images textuelles peuvent se lire comme la traduction plastique des figures corporelles adjacentes, figures de mots se dressant dans la même direction, se détachant dans les mêmes proportions et sur un même fond noir, invitant le lecteur-spectateur à la recherche de signes plastiques saillants, de syntagmes visuels concordants, tout comme elles peuvent en être, à un autre niveau sémantique, la traduction linguistique, que ce soit sur le mode de l’illustration, du titre ou de la légende ; mais ce serait sans compter sur l’intention première à l’origine de la rédaction de ces textes, qui cherchait à traduire en ekphrasis des figures visuelles imaginaires, issues du souvenir, du rêve ou d’œuvres existantes restées hors-cadre, qui même en déplaçant le possible texte-source hors de la vision, respecte l’analogie psychique.

6Ces quelques notes en guise d’invitation à l’observation et à la réflexion, destinées à réactiver nos interrogations sur les relations entre le visible et le lisible, sur notre rapport au réel et aux œuvres qui le traduisent ainsi que sur le processus même de traduction, tout en justifiant la pertinence d’une complémentarité de la recherche universitaire et du processus créatif.