Places et rôles des images des manuels dans l’évolution des disciplines scolaires Ubicación y función de las imagenes de los libros de textos en la evolución las disciplinas escolares

Laetitia Perret 

https://doi.org/10.25965/dire.962

La présence ou l’absence d’images, le type d’image (figurative, abstraite) sont des indicateurs de l’évolution de l’histoire des disciplines. En comparant la place de l’image dans les disciplines, niveaux, filières dont la présente publication de DIRE rend compte, cet article analyse la fonction que chaque discipline lui attribue. Cette place dépend à la fois des possibilités techniques de l’époque considérée et du rôle que l’institution lui accorde. Il faut aussi tenir compte du fait que ces programmes n’accordent pas la même place à l’image selon les niveaux et selon les disciplines. Enfin, chaque éditeur a sans doute sa propre politique quant à l’introduction de l’image.

La presencia o ausencia de imágenes, el tipo de imagen (figurativa, abstracta) son indicadores de la evolución de la historia de las disciplinas. Al comparar la ubicación de la imagen en las disciplinas, niveles y cursos academicos, este artículo analiza la función que cada disciplina le atribuye. Esta ubicacion depende tanto de las posibilidades técnicas del período considerado como de la funcion que la institución le asigna. También se debe tener en cuenta que estos programas no dan a la imagen la misma funcion según los niveles escolares, el curso academico y las disciplinas. Por ultimo, cada editor probablemente tenga su propia política en cuanto a la introducción de la imagen.

Sommaire
Texte intégral

Dans son article sur le manuel scolaire entre 1880 et 1950 pour l’Histoire de l’édition française, Choppin (1986) écrivait :

« S’il est difficile de faire la part dans l’évolution du manuel des innovations d’origine pédagogique, de celles qui découlent des progrès de la technique et de celles qui ressortissent à la surenchère commerciale, il apparaît cependant que les changements intervenus dans l’aspect des ouvrages sont intimement liés à l’évolution de l’illustration didactique. » (p. 303)

Si le nombre d’images augmente quantitativement au fil du temps dans les manuels, ce n’est pas uniquement à cause de ce que l’on appelle communément l’arrivée d’une « société de l’image ». En effet, la synthèse des articles de cette livraison portant sur six disciplines (histoire, géographie, langues vivantes, grammaire, arithmétique, travaux manuels), et la lecture d’autres articles (notamment sur les sciences physiques) montrent que le nombre d’images progresse différemment selon les disciplines, les niveaux et les publics entre 1870 et 1960, période où les images apparaissent et se développent dans les manuels. Mais ces articles montrent aussi que l’analyse de l’image ne peut pas être uniquement quantitative : sa nature (abstraite, figurative) varie selon les mêmes facteurs.

Ces variations de la place de l’image interrogent la « dimension systémique » du manuel (Louichon, 2015) : que disent-elles des facteurs éditoriaux, techniques, pédagogiques qui orientent les corpus iconiques ? En quoi ces variations signalent-elles les valeurs, les fonctions qui sont assignées et associées à l’image scolaire ? Si plusieurs articles de cet ouvrage font référence aux études sur l’image et l’enseignement dans le domaine de la sémiotique (Peraya & Nyssen, 1994), ou de la psychologie cognitive (Vezin, 1986), la perspective ici adoptée est plus spécifiquement didactique et interroge le lien entre image et discipline dans une perspective historique.

I. L’image dans le manuel, au croisement de la technique, du commerce et de la pédagogie 

A. Dimension technico-commerciale et périodisation

Note de bas de page 1 :

Parallèlement, après la première guerre mondiale, les progrès de l’imprimerie permettent de varier les formats des manuels, qui s’individualisent, le format des illustrations ainsi que leur nombre augmente.

Étudier l’imagerie scolaire suppose d’adopter une double périodisation. D’une part, une « périodisation institutionnelle », fondée sur les programmes, d’autre part, une « périodisation médiatique ou technologique, fondée sur les aspects formels et techniques (images, numériques, diffusion…) » (Louichon, 2015, p. 27). Si Coret, Gaumé et Volteau rappellent dans ce numéro les grandes lignes de l’histoire des techniques d’illustration, Alain Choppin (1986, 1992) a plus précisément travaillé sur le lien entre manuels scolaires et techniques d’impression. Ces dernières évoluent selon trois dates importantes. De 1880 jusque vers 1900 c’est la gravure sur bois qui prédomine. En 1900 la photogravure s’étend, les premiers clichés en noir et blanc apparaissent. En 1945, avec le renouvellement du matériel typographique, la généralisation de nouvelles techniques (offset, héliogravure) la couleur devient systématique1, les procédés de tirage et d’illustrations deviennent moins onéreux.

Note de bas de page 2 :

« Le transfert aux membres du corps enseignant de la responsabilité du choix des ouvrages scolaires » se met en place de façon progressive dans les années 1870 (Choppin, 1992, p. 38)

Note de bas de page 3 :

Selon J.P Chevalier (ici même) dans les manuels de géographie : « Les nouvelles possibilités technologiques proposent et les pédagogues disposent ».

L’introduction de l’image génère donc un surcoût jusqu’aux années 1945 et on peut supposer que les éditeurs ne l’intègrent que si l’opération commerciale est rentable, c’est-à-dire si les enseignants trouvent un bénéfice à acheter un manuel illustré2, bénéfice que l’on peut supposer pédagogique. Les progrès technologiques ne deviennent donc des enjeux commerciaux que s’ils répondent à des préoccupations pédagogiques qui varient selon les publics et les disciplines3.

Note de bas de page 4 :

J’ai rédigé un article portant sur la même question mais avec un corpus un peu différent pour les actes des journées Pierre Guibbert (2017) Le manuel scolaire, objet d’étude et de recherche : enjeux actuels et perspectives. S. Wagnon (dir.). Berne : Peter Lang (à paraître).

Une méthodologie de l’analyse de la place des images dans les manuels doit donc tenir compte de différents « critères d’homogénéité » (Bishop, 2015, p. 93) qui permettent de comparer les manuels selon des caractéristiques communes, en termes de périodisation, public, niveau. On ne peut parler de la place de l’image globalement : elle dépend à la fois des possibilités techniques de l’époque considérée et du rôle que l’institution lui accorde (en se référant notamment aux programmes). Il faut aussi tenir compte du fait que ces programmes n’accordent pas la même place à l’image selon les niveaux et selon les disciplines. Enfin, chaque éditeur a sans doute sa propre politique quant à l’introduction de l’image. Si le corpus d’articles ne permet pas de répondre à toutes ces questions, il permet toutefois de clarifier certains éléments4.

B. Image et public

Ce sont les ouvrages destinés aux très jeunes enfants (abécédaires, livres de lecture, catéchismes) qui sont parmi les premiers à être illustrés mais leur coût élevé les destine aux familles les plus aisées (pédagogie familiale) et les pensionnats des élites (Julia, 1982, Melot, 1985). Sous la Troisième République, l’« explication d’images » (Gaulupeau, 1986) fait consensus dans les conférences pédagogiques et dans les programmes des classes enfantines. Les méthodes de lecture comme René et Maria (Combier et Renaudin, Boutrelier, 1931) sont aussi parmi les premières à introduire la couleur (Choppin, 1986).

C. Image et discipline

Certaines disciplines attribuent un rôle important à l’image, comme les sciences naturelles, l’histoire et la géographie, illustrées dès la fin du XVIIIe siècle (Julia, 1982, Melot, 1985, Chevalier, ici même). Ces disciplines ont pour point commun d’accorder une grande importance à l’observation sous la Troisième République et C. Faure rappelle dans son article, l’importance que Lavisse accorde à l’image, à l’enseignement par les yeux. Lenoir (ici même) montre qu’en langue vivante, l’usage de l’image se répand entre le début du XXe siècle et les années 1920, en lien avec la méthodologie directe.

La discipline histoire connaît une forte augmentation des images dont le nombre triple dans les manuels de l’enseignement primaire entre 1880 et 1945 (Choppin, 1986, 1992). La géographie est la discipline à introduire le plus tôt la photographie à l’école primaire (Chevalier, ici même). La photographie joue un rôle important dans la concurrence qui oppose Hachette, Delagrave, Colin sur le marché du manuel de géographie (Mendibil, 1997). Dans le manuel Éléments de géographie de Schrader et Gallouédec les photos remplacent progressivement les gravures au fil des rééditions (Choppin, 1992). Hachette, éditeur de cet ouvrage, rentabilise les images en les réutilisant d’une collection à l’autre (Mendibil, 1997).

D’autres disciplines ont une tradition d’enseignement moins liée à l’image. Elle est ainsi très peu présente dans les manuels de mathématiques des débuts de la Troisième République (Legros, 2013) et dans ceux de grammaire (Coret & alii ici même) où elle apparaît, marginalement, en 1920.

Note de bas de page 5 :

Qui deviendront les collèges modernes en 1941.

L’image se diffuse plus vite dans l’enseignement primaire que dans le secondaire : les manuels d’histoire de l’école primaire supérieure5 (Gaulupeau, 1986) et les manuels de géographie du lycée (Chevalier, ici même) sont moins illustrés que ceux du primaire jusqu’au début du XXe siècle. Le nombre d’images quadruple ensuite dans les manuels d’histoire du secondaire entre 1905 et 1938 (Choppin, 1986, 1992). En sciences physiques, discipline du second degré, Brigitte Quentin-Heuzé (2007) montre que l’image reste tout aussi rare jusqu’aux années 1960.

Si la quantité d’images varie en fonction des disciplines, des âges, et des éditeurs, c’est parce qu’elle est plus ou moins considérée comme une aide à l’apprentissage. En effet, cette variation concerne aussi sa dimension abstraite ou figurative.

II. Nature des images et apprentissage

A. Nature des images et disciplines

1. Images figuratives.

L’image figurative varie selon les disciplines, qui privilégient soient des images du quotidien, soit des images dramatiques. 

Dans l’enseignement de l’histoire, des débuts de la Troisième République à la fin des années 1960, l’image privilégie les « scènes dramatiques » (Amalvi, 2001, p. 35, Gaulupeau, 1986) c’est-à-dire une histoire de France qui sélectionne « quelques temps forts » autour de quelques figures (Amalvi 2007, p. 62). Cette image dramatique est intimement liée au récit qui caractérise l’enseignement de l’histoire à l’école primaire de cette période (Ogier, 2007).

Les analyses de C. Faure (ici même) montrent ainsi que l’histoire des Mérovingiens, qui est aussi celle des origines de la France, insiste sur leur rôle fondateur dans la construction de la France et privilégient des images dramatiques comme celle de Clovis sur son bouclier, le vase de Soissons, le baptême de Clovis, des scènes de pillage.

D’autres disciplines privilégient des images figuratives mais relevant d’un réalisme du quotidien. À la lecture des articles de cet ouvrage, ces images réalistes ont deux fonctions.

Elles sont tout d’abord utilisées dans l’apprentissage de la langue et sont très présentes dans les disciplines à enjeux lexicaux, comme les manuels de langue (Lenoir, ici même), de lecture courante, les abécédaires, les livres du cours préparatoire (Duborgel, 1992) et dans certaines leçons de grammaire à partir de 1920 (Coret & alii ici même). En espagnol, les images sont dans un premier temps essentiellement dénotatives, puisqu’elles ont pour fonction d’élucider le vocabulaire. A ces objectifs linguistiques s’ajoutent à partir des années 1930 des objectifs culturels avec la mise en place de la Méthodologie Active. Les manuels proposent alors des reproductions du patrimoine hispanique que les élèves doivent commenter en utilisant une méthode identique à celle du commentaire de texte, ce qui génère parfois un guidage trop étroit. En effet, l’identité disciplinaire de l’espagnol est celle d’une « langue de culture » (LV2) aux côtés de l’anglais (LV1) « langue de communication » (Lenoir ici même).

Les images figuratives ont aussi pour fonction de resituer, de contextualiser des savoirs en les mettant en correspondance avec des objets de la vie quotidienne des élèves. C’est le cas dans les manuels d’arithmétique, notamment pour les notions de système métrique et de numération (cette dernière dans les petites classes). Dans cette discipline, les illustrations réalistes permettent de montrer, de repérer des objets géométriques dans l’environnement quotidien des enfants, ils permettent aussi de montrer leur utilisation dans des situations particulières (Frizzarini & Legros, ici même).

D’autres disciplines sont concernées, comme les travaux manuels et toutes les disciplines qui mettent en place « les savoirs pratiques dont [l’élève] aura besoin dans la vie » (instructions du 27 juillet 1882). Ces images réalistes des manuels d’arithmétique ont donc pour objectif de faire le lien entre savoirs abstraits et savoir-faire de la vie quotidienne.

2. Image « abstraite », « conceptuelle »

Les manuels proposent une autre catégorie d’images, plus difficile à définir, ou définissable par défaut : l’image non figurative, c’est-à-dire « abstraite », « conceptuelle ».

Pour définir cette image, nous nous aiderons de la définition du schéma en physique par B. Quentin-Heuzé. Celui-ci « constitue bien le premier stade du traitement-compression de l’information visuelle et […] est sans doute l’outil de prédilection du physicien », car il permet le « processus d’abstraction […] ce qui a été extrait du concret immédiat. » (2007, p. 13).

J.F. Vezin (1986) différencie le schéma et le dessin de la même façon, distinguant les caractéristiques générales du premier de la particularité du second (Coret & alii, ici même)

Le schéma est donc une illustration qui permet d’accéder à l’abstraction. Ainsi, dans les manuels d’arithmétique, il a pour fonction de conceptualiser le savoir mathématique, notamment pour les notions complexes de géométrie (Frizzarini & Legros, ici même).

Cette notion d’abstraction permet de regrouper divers types d’images, chaque discipline ayant sa conception de ce qu’est une illustration à caractère conceptuel, abstrait qui peut prendre la forme de schémas, de graphiques, de cartes...

B. Nature des images et public

La proportion des images abstraites varie en fonction des niveaux.

Les manuels de géographie des petites classes sont souvent dépourvus de cartes sous la Troisième République : « certains livres pour débutants n’ont que des gravures couleur et aucune carte ou photographie » (Chevalier, ici même). Et ces gravures sont figuratives : « Aux plus jeunes le plus fort degré figuratif avec les gravures, aux plus âgés les images plus abstraites, cartes et graphiques » (ibid.).

Le phénomène est identique dans les manuels d’arithmétique de Leyssenne parus à partir de 1872 (Frizzarini & Legros, ici même), la proportion entre les dessins figuratifs et les schémas s’inversant au fur et à mesure que le niveau de classe augmente.

La nature de l’image change aussi en fonction des publics masculins et féminins lorsque ces derniers bénéficient de manuels différents. Dans les manuels de travaux manuels, les dessins sont statistiquement plus présents dans les manuels destinés aux filles alors que les schémas sont plus présents dans les manuels destinés aux garçons (Frizzarini & Legros, ici même). Or ce sont les schémas qui permettent de construire les savoirs mathématiques (les notions de mesures, proportions et formes géométriques sont peu nombreuses dans les manuels destinés aux filles, qui privilégient les activités de couture, coupe et broderie). Les objectifs de l’enseignement primaire féminin pendant la Troisième République ne sont pas destinés à promouvoir une connaissance intellectuelle des travaux manuels liés avec les autres matières du cours primaire, mais une connaissance pratique des savoirs domestiques pour bien former la future femme, épouse, mère.

III. Images et processus mentaux en jeu

A. Deux conceptions des apprentissages 

Tous ces résultats montrent deux conceptions des apprentissages.

Certaines disciplines, certains niveaux d’enseignement utilisent majoritairement des images contextualisantes, figuratives, réalistes, voire dramatiques parce que l’affect, l’identification, l’imagination y sont considérés comme des processus mentaux d’apprentissages, générés par l’instauration d’une proximité avec l’objet à étudier.

D’autres disciplines, niveaux privilégient au contraire les schémas, les images abstraites, conceptuelles, généralisantes, ce sont cette fois ci l’abstraction, la mise à distance qui favorisent l’accès au savoir.

Ces variations montrent alors la conception que l’école a de l’imagination et de l’abstraction.

B. Image, imagination en français, en histoire.

L’imagination a un statut complexe dans l’institution scolaire (le mot ne figure dans les programmes de français que depuis 2015). Roger Cousinet, dans l’article « Imagination » du dictionnaire Ferdinand Buisson (1911) distingue ainsi une mauvaise imagination, purement imitative, ou source de confusion et une « bonne et féconde imagination » que doit développer l’école. Cette « bonne imagination » se manifeste par l’usage d’images réalistes ou dramatiques, selon les disciplines. Les images réalistes, du quotidien font appel à une imagination canalisée, qui contribue non seulement à intégrer des apprentissages (notamment lexicaux, mathématiques, manuels), mais aussi des comportements sociaux, et le respect d’un ordre social établi. En français, en géographie, nombre d’images font l’éloge de la vie rurale et dévalorisent la ville, lieu de perdition (Duclerc, 2007). La discipline français sous la Troisième République privilégie des activités de lecture et d’écriture sur des textes du quotidien dans le but de canaliser l’imagination (Bishop 2007, Jey, 2006).

En revanche, l’imagination en histoire a un statut institutionnel bien différent : si les images dramatiques sont présentes uniquement en histoire, c’est parce que cette discipline considère que son apprentissage est de l’ordre de l’adhésion, de l’identification. E. Lavisse, en 1876, résume la conception de ses Leçons préparatoires d’histoire de France : « La leçon est toujours très courte ; elle comprend un texte de quelques lignes, voilà pour la mémoire ; un récit et une gravure : voilà pour l’imagination ». (Gaulupeau, 1986, p. 34).

L’histoire est la seule part d’exaltation imaginaire, d’affect, d’identification auquel l’élève du primaire aurait droit, car elle a pour objectif de constituer une identité nationale, à travers l’amour de la patrie (culte des grands hommes, exaltation de la vie rurale) particulièrement lisible quand on compare les illustrations des manuels laïques et confessionnels, comme l’ont montré les travaux d’Amalvi (2001). C. Faure, ici même, montre que l’histoire des Mérovingiens est un mythe fondateur national parce qu’elle cristallise de nombreuses perspectives : victoire du christianisme, victoire sur les barbares que sont les Huns, naissance de la France, ce qui explique la riche iconographie dramatique, stimulant l’imagination dans les manuels jusqu’aux années 1960.

C. Images abstraites et mise à distance

Les images les moins figuratives sont considérées comme permettant des apprentissages plus conceptuels. Les disciplines et les niveaux de classe qui utilisent majoritairement des images non figuratives, plus abstraites, signaleraient une conception de l’apprentissage non par la proximité, l’adhésion, mais au contraire par la mise à distance du réel, le développement du métalangage, les apprentissages formels.

Selon les disciplines, l’image figurative est donc considérée tantôt comme un obstacle tantôt comme une aide à l’apprentissage. Trop facilement accessible, trop ancrée dans un contexte particulier, elle serait un obstacle à la généralisation, à la conceptualisation pour certains niveaux, dans certaines disciplines, à certaines époques.

Ces conceptions perdurent lorsqu’on lit les critiques de chercheurs sur les manuels de mathématiques et de physique actuels. Brigitte Quentin Heuzé (2007) a ainsi un jugement sévère sur la prolifération des images dans les manuels de physique « dont la nécessité pédagogique n’est pas toujours facile à défendre » (p.2) ce qui l’amène à créer, dans sa typologie, à côté des graphiques, dessins, schémas, une rubrique « non classable » pour les images qui apparaissent dans les années 1990 et qui ont un rapport lointain avec le cours et « amusent, distraient le lecteur » (p. 2).

Diane Biron (2007) signale la même inquiétude des didacticiens des mathématiques sur l’inflation des images dans cette discipline et souligne la « nécessité d’introduire l’image pour rendre concret ce qui est abstrait puis la nécessité de s’en éloigner pour mieux conceptualiser » (p. 196).

Si cette mise à distance caractérise les disciplines scientifiques, notamment les mathématiques, elle caractérise aussi certains champs disciplinaires réservés aux garçons (dans les travaux manuels) ou à l’enseignement secondaire (la physique).

Elle peut aussi, dans une même discipline, caractériser certains niveaux : les images abstraites arriveront alors progressivement dans le cursus.

En effet, l’article Abstraction du dictionnaire Ferdinand Buisson explique, à travers une histoire de l’enseignement de l’abstraction, que cette dernière est un processus mental simple pour l’adulte, mais complexe pour l’enfant qui n’y a accès que progressivement. L’article en tire alors des conséquences pédagogiques :

« L’enfant part du concret, et son maître veut qu’il parte de l’abstrait, parce que l’abstrait est plus simple. Or cette marche du simple au composé, du général au particulier, est aussi peu naturelle à l’enfant qu’elle est rationnelle pour l’homme. En présence de cette discordance établie par la nature entre les instincts intellectuels de l’enfant et ceux de l’adulte, que faut-il faire ? Lequel des deux doit se plier aux procédés qui conviennent à l’autre ? La réponse n’est pas douteuse, c’est au maître à marcher du pas de l’élève. »

Dès lors, l’enseignement de l’abstraction doit être « gradué » et « toujours […] précédé de l’intuition ».

Cette démarche est particulièrement lisible dans les manuels d’arithmétique où figurent deux types d’images qui ont deux fonctions : les schémas aident à conceptualiser les savoirs mathématiques en jeu, notamment en géométrie et les images réalistes permettent d’articuler le concept avec le quotidien. Les images pour les plus jeunes sont figuratives, puis graduellement les schémas deviennent de plus en plus nombreux.

La situation semble être la même en géographie où les cartes et graphiques arrivent tardivement dans les manuels.

D. Image abstraite, figurative et évolution des disciplines.

Cette gradation de l’image figurative vers l’image conceptuelle peut aussi caractériser l’évolution des disciplines.

Par exemple, l’évolution de la discipline histoire passe par une évolution des images proposées aux élèves : C. Faure montre que les manuels d’histoire privilégient depuis les années 1980 les sources, les « traces du passé » laissant de côté les dessins, les illustrations figuratives dramatiques et proposant des reproductions d’armes mérovingiennes, d’émaux mérovingiens, d’ivoires.... L’enseignement de l’histoire privilégie désormais la mise en pratique d’une posture critique chez les élèves et les images sont des sources qu’il convient d’interroger (Ogier, 2007, Baquès, 2007), et non plus des images auxquelles l’élève s’identifie. Il serait intéressant de voir quand apparaissent les graphiques, les schémas, à savoir à quel niveau, mais aussi à quelle époque.

En revanche, l’histoire de l’enseignement de la grammaire montrerait une évolution inverse : l’approche de l’étude de la langue se pratique par la mise à distance sous la Troisième République et une absence totale d’illustration jusqu’aux années 1920. Depuis les années 1960, l’enseignement de la grammaire se veut moins transmissif. Les élèves ne sont pas seulement en situation d’appliquer une règle déjà construite, mais sont invités à observer les phénomènes linguistiques. Dès lors, l’illustration se généralise et fait appel au quotidien. Par exemple à partir de l’image de Boule et Bill, on demande « que fait le chien » afin que les élèves produisent des tournures verbales (Coret & alii, ici même).

On pourrait se demander si le rôle de l’image se modifie alors, en regardant précisément, pour une discipline, à quel niveau, à quelle période, chez quels éditeurs la proportion image figurative/abstraite s’inverse ou pas. Les schémas arrivent-ils de plus en plus tôt (en termes de niveau) en histoire, en géographie, en mathématiques ?

E. Image et amphi iconicité

Note de bas de page 6 :

L’extrait et la fabrique de la littérature. A. Belhadjin & L. Perret (dir.) Berne : Peter Lang, à paraître.

Cette évolution de l’image a bien des points communs avec l’étude de l’extrait dans l’enseignement de la littérature6. Elle interroge ce que j’appellerai son « amphi-iconicité », terme que je construis à partir de ceux qu’utilise A.-M. Bassy (1982) qui parle de « trans-iconicité, inter-conicité » (p.156) et celui d’amphitextualité inventé par Nathalie Denizot. L’amphitextualité « relie un texte à un ou plusieurs textes à côté desquels il est posé » (Denizot, 2010, p. 225) ce qui modifie le point de vue que l’on a sur ces textes. Or certaines images ont aussi une longue histoire scolaire. Cela interroge leur processus de sélection/extraction. D’où viennent ces images ? Pourquoi ont-elles été sélectionnées ? Les images, les légendes, les textes qui les accompagnent évoluent-ils ? Pourquoi ? En quoi cela signale-t-il de nouvelles fonctions attribuées à ces images ?

Conclusion

L’image montre donc comment chaque discipline, chaque niveau, chaque filière, chaque type d’enseignement (confessionnel/laïque) institue l’enfant (sujet privé, social) en élève (sujet scolaire), et en « apprenant » d’un contenu (sujet didactique) (Daunay & Fluckiger, 2011). Selon l’âge, le sexe de l’élève, les images seront figuratives, ou abstraites, ce qui révèle la conception scolaire de l’abstraction, de l’imagination.

Après les années 1960-1970, le coût de l’image est notablement réduit et les images semblent être de plus en plus nombreuses dans les manuels, dans toutes les disciplines, à tous les niveaux. C’est semble-t-il aussi à cette époque la liberté du pédagogue auteur de manuel se restreint avec ce que Marie-Christine Baquès appelle « la dictature du maquettiste […] formelle et commerciale et non pédagogique » (p. 132).

Si, tant que l’image est chère, chaque éditeur a sa propre politique quant à l’introduction de l’image, il semble que désormais la politique soit d’en introduire en grande quantité, ce qui modifie peut-être encore les fonctions qui lui sont attribuées.