L’autre pays1 Tabuk, les identités interdites ! The Other place, Tabuk, the prohibited identities!

Chiheb DGHIM 

https://doi.org/10.25965/dire.509

Le roman d’Al-balda al-uḫrā expose la malédiction du pétrole dans certains pays arabes. Ici, le choix de Tabūk et de l’Arabie n’est que symbolique, elle est l’exemple le plus frappant de toute la région où archaïsme ancré et modernité importée se côtoient. Les centaines de ressortissants étrangers qui travaillent dans les pays du Golfesubissent toutes les humiliations de la part du Saoudien, le bédouin subitement devenu Seigneur grâce à l’argent de l’or noir. Nous entamons ainsi un voyage au cœur d’un Orient arabe gangréné par la superficialité et par la « culture pétrodollar ».

The Other Place portrays the shallowness of the petrodollar culture and the price one pays for quick money. The protagonist is an educated middle-class Egyptian, describes his experiences and those of migrant workers and professionals in one of the Gulf states, and their interaction with the oil-rich country’s local and with agents of western and american businesses. The novel succeed in representing imaginatively the phenomenon of migration and the barren landscape of the petrodollar culture, and at the same time penetrates the rationalizing mechanisms of the migrants and their psychological make-up.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Nous savons que la littérature ne peut pas être seulement abordée comme un domaine autonome, indépendant de ses conditions de production, du contexte historique, politique, social et économique qui l’entoure. Certes, elle forge sa propre histoire, instaure un rythme et déploie une temporalité spécifique mais elle entretient parallèlement, avec des domaines qui lui sont extérieurs, une relation essentielle. Il ne s’agit pas dans cet article d’envisager le roman de l’Autre Pays comme le seul reflet de la société, mais de le traiter en tant que témoignage d’une époque.

Note de bas de page 2 :

 L’étranger est une figure qui a fait son apparition dans la littérature arabe moderne après la Campagne française de Napoléon et qui, depuis lors, n’a cessé de travailler les esprits et de hanter le romanesque. Il circule dans les textes bien avant « la Renaissance » arabe et reste étroitement associé au thème de la rencontre avec l’Occident et sa culture, dès lors, l’étranger est devenu un des modèles de l’aventure romanesque arabe.

Cet article propose sur une lecture nouvelle de l’immigration interne, un aspect2 qui rompt avec le processus de voyage en Occident, thème récurent dans le roman arabe. L’autre pays, n’est que l’Arabie saoudite, une terre désertique riche qui, grâce à sa rente pétrolière, est devenue un nouvel Eldorado attirant une main-d’œuvre multiraciale d’immigrés venant des pays arabes et d’une bonne partie de l’Asie. Dans cet univers étranger, les personnages ne veulent se faire ni des amis ni des ennemis.

Le récit relate la vie d’un jeune égyptien immigré en 1978 à Tabūk, une ville du Nord-Ouest saoudien. Dans cette terre « étrangère », où Ismāʻīl doit s’occuper de la gestion humaine d’une petite société saoudienne, nous entrevoyons le long du récit des personnages immigrés, temporairement unis par un même projet, en l’occurrence, accumuler suffisamment d’argent et rentrer le plus tôt possible dans leur pays. Certains critiques pensent que le texte dissimule des caractéristiques autobiographiques de l’expérience de l’auteur dans la ville de Tabūk.

Note de bas de page 3 :

Le texte arabe est publié dans son intégralité sur le site, http://www.swalflail.net.

Il ne savait pas que sa vie à Tabūk, au nord-ouest de l’Arabie Saoudite lui permettrait d’écrire une œuvre romanesque qui serait traduite en plusieurs langues et qui remporterait le Prix Ma de l’Université Américaine du Caire en 1996.3

Tabūk ville de contradictions

La ville de Tabūk (Al-irfĪ, 1989. p. 28 et s) dans Al-balda al-u requiert l’attention. En effet, le roman ne lui assigne pas uniquement une fonction de cadre-décor pour le récit mais la ville y joue un rôle d’actant, elle devient un véritable personnage dans le récit. L’espace de la ville, comme l’a bien précisé H. Mitterand, est une composante organique de la narration elle-même. (MITTERAND. H. 1990. p. 210). Tabūk est un véritable objet et enjeu narratif. Elle influence, change et terrorise les autres acteurs : « Tabūk te fait oublier père et mère » (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 184), dit un des personnages du roman. Elle est un vrai champ de bataille pour les travailleurs étrangers qui luttent pour changer leur vie dans un milieu naturel et social hostile.

Note de bas de page 4 :

 Quelques critiques ont contesté avec acharnement l’image donnée des villes saoudiennes. Aṣ-ṣūra al-ḫalīğiyya fi kitābāt al-udabāʼ al-ʻArab, http://www.elaph.com/Web/Culture/2010/2/533865.htm. consulté en janvier 2011. Cf. aussi Le journal de Tabūk, http://Tabuk-news.com. Consulté en janvier 2011.

Tabūk est décrite avec une exagération inattendue qui a d’ailleurs suscité plusieurs critiques saoudiennes4. Le personnage égyptien découvre la ville progressivement : Tabūk est une petite ville, dans le titre Al-balda al-uḫrā l’opérateur spatial est nettement pointé. Ce titre qualifie un village « autre ». Néanmoins, le mot « al-balda » qui peut être lu comme un diminutif, connote en même temps l’étroitesse du lieu. Le qualificatif al-u renforce l’étrangeté et la différence de cet espace par rapport à un espace de référence, qui est en l’occurrence l’espace du personnage. Rapidement le lecteur comprendra qu’il s’agit d’un espace désertique arabe. La ville est composée de quatre grands quartiers principaux : Sulaymāniyya, Fayaliyya, ‘Azīziyya et, enfin, l’insalubre quartier noir d’Umm Darmān :

C’est une petite ville, il n’y a que quelques quartiers - Sulaymāniyya, Fayaliyya, Azīziyya, Umm Darmān. Le tout n’est pas plus grand que la place al-Tarīr au Caire. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 29.)

I. Lieux idéologiques et identitaires

I.1. La mosquée archaïsme absolu

On a, tout d’abord, la mosquée principale de la ville, espace central, celui des rassemblements et aussi le lieu où les peines coraniques sont exécutées.

C’est la mosquée principale de la ville. Toutes les peines coraniques sont exécutées ici, sauf les décapitations, qui ont lieu à la Mecque. On dit que cette mosquée a été édifiée par le prophète, lui-même, quand il a pris Tabūk. En fait, il a dû seulement prier par ici, et la mosquée a été construite plus tard.(IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 86.)

Tabūk, la petite ville du nord saoudien dans Al-balda al-urā, représente l’imprégnation de tous les aspects de la vie par une idéologie religieuse rétrograde et la survivance d’un tribalisme exacerbé qui assigne aux différents types d’étrangers des territoires précis. Pour présenter la ville orientale, l’auteur a choisi un lieu typiquement traditionnel - celui de la mosquée - là où se croisent idéologie, tradition et rigidité, soit toutes les caractéristiques d’un Orient passéiste. Chez certes auteurs arabes, la mosquéeest le centre névralgique et humain de l’Orient. Il est l’espace public où se déroulent les échanges, les rencontres et les transactions, sa valeur organique et son rôle capital dans l’espace oriental est important. Cet espace oriental restreint à la Mosquée s’oppose à l’ouverture des autres espaces. La mosquée représente le sacré, le pouvoir et la suprématie souadienne – et, rappelons le, toutes les peines coraniques sont exécutées ici, sauf les décapitations. L’agressivité religieuse en Arabie Saoudite centralise toutes les hostilités de l’Orient. Tabūk devient ainsi le symbole de la violence, des exécutions et des flagellations religieuses.

Le mufti de la Mecque a approuvé l’exécution du châtiment coranique, la décapitation par le sabre, sur la personne de Mālik Ibn ‘Abd Allāh Ibn Mālik. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 60-61.)

Dès l’incipit, nous assistons au témoignage de la répugnance à l’égard de l’étranger. Lors de son arrivée en Arabie, le personnage égyptien est suivi, bousculé, enfin fouillé par les douaniers. Par mépris, il est appelé « walad », terme péjoratif en Égypte. Pareillement, au moment de son départ, le personnage assiste à une ultime scène de cruauté qui le laisse perplexe et sans voix :

Par le hublot toujours, je vois les trois soldats pousser Nabīl dans leur direction, sans cesser de le frapper avec leurs mains sur la nuque et derrière la tête, de lui donner des coups de pied dans le dos [...] Les soldats continuent à le frapper sur le dos, la nuque et la tête jusqu’à ce que Nabīl tombe par terre sur le dos, le visage couvert de sang. Ils se penchent sur lui et le tirent par les pieds. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 386-387.)

Peut-on dès lors confirmer la thèse de Charles Vial sur la représentation de l’Orient qui souffre, selon lui, d’un certain discrédit, d’une vision stéréotypée puisqu’il n’est représenté qu’à travers une facette réductrice, traditionnelle et populaire (VIAL C. 1969).Il est normal que la ville dans le roman soit peu lisible au niveau de son urbanisme, puisqu’elle est représentée à travers cette synecdoque de la mosquée et demeure, par conséquent, archaïque et sommaire. Néanmoins, cette représentation s’inscrit dans une lisibilité narrative, puisqu’elle fait de la mosquée le symbole de l’Arabie et de l’Orient. L’espace choisi est un véritable lieu public qui concentre de nombreuses activités sociales.

Note de bas de page 5 :

 L’orientaliste Bernard Lewis consacre un chapitre entier à de la temporalité chez les musulmans, en insistant sur la valeur du temps passé. Que s’est-il passé, l’Islam, l’Occident et la modernité, pp. 162-183.

Dans Al-balda al-urā, la vie en Arabie est rythmée par un temps sacral et céleste. À part la prière, le aǧǧ, et les exécutions des châtiments coraniques, peu d’activités requièrent ne serait-ce qu’une mesure approximative du temps.5 Les personnages, en général, vivent hors du temps. Malgré l’insistance du texte sur les dates et les heures, malgré l’ancrage historique du récit, le rythme des actions est très lent et répétitif.

À Tabūk, les sentiments de solitude et d’ennui sont mortels, la ville paraît souvent vide, couverte de sable et sans âme, comparable à une ville fantôme. On joue aux cartes pour tuer le temps. Ismāʻīl, le personnage-narrateur, passe la totalité de son temps à regarder la télévision et des films. Par monotonie, il finit par passer ses soirées dans le petit hôpital de Tabūk, rapprochant ainsi la temporalité négative de la ville de la mort, insufflée par le milieu hospitalier.

I.2. L’hôpital valétudinaire et malédiction

Ensuite, apparaît le petit hôpital de la ville où travaillent la majorité des Égyptiens. Un lieu-symbole de la maladie, qui finit par contaminer l’espace du roman. Dès lors, une dimension mortifère se propage tout au long du récit. Cet environnement hostile reflète un visage déprimant et valétudinaire de la société saoudienne. Le personnel de l’hôpital, ses médecins et ses infirmiers sont généralement étrangers, seuls, les patients sont des Saoudiens :

En Chemin, Wağīh me décrit l’hôpital : un bâtiment unique de deux étages, avec quatre petits services - la chirurgie, la médecine interne, la maternité etla pédiatrie - chaque service ne dépasse pas deux chambres de quatre lits. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 100.)

Cet espace hospitalier est décrit sombrement avec une légère intention satirique. Celle-ci se fait jour dans quelques scènes rapportées par le personnage narrateur. Nous exposons ici les plus insolites : le malade qui couche publiquement avec sa femme dans la chambre de l’hôpital pour prouver sa virilité et le Bédouin qui ne reconnaît plus sa fille, une fois lavée et changée par l’infirmière. La contamination atteint tout l’espace et affecte le personnage qui y est interné d’urgence à la suite d’une appendicite. En contrepoint, à l’étroitesse et à l’insalubrité de l’hôpital municipal, un autre hôpital luxuriant et vaste est situé loin de la ville. Il s’agit de celui des Américains, seule nationalité choyée dans Tabūk. Aucun étranger asiatique ni Arabe n’a le droit d’y exercer ni de s’y faire soigner. La différence entre les salaires du personnel hospitalier est ahurissante : à l’hôpital américain le salaire d’une infirmière dépasse de quelques milliers de riyāl celui de n’importe quel médecin égyptien dans le petit hôpital municipal.

Il y a aussi un grand hôpital américain sur la base militaire. Mais pas un seul Arabe n’y travaille, et une infirmière étrangère y gagne largement plus qu’un médecin égyptien n’importe où ailleurs.(IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 101.)

Cependant, la ville ne peut pas être réduite dans le roman à l’image statique d’un Orient archaïque et sombre, et se prête donc à une lecture plurielle, comme nous allons le voir par la suite.

I.3. Ville mondialisée

L’espace se trouve en quelque sorte « déterritorialisé », conséquence sans doute de la mondialisation. On le voit donc, les espaces dans lesquels se déroule le récit reflètent l’évolution des rapports politiques, économiques, idéologiques et sociaux entre Orient et Occident au cours du 20ème siècle. Le centre-ville de Tabūk se distingue par des vitrines qui foisonnent de marques étrangères et luxueuses. Le supermarché de la ville est rempli de produits importés d’Occident : de la viande australienne, des cigarettes américaines, du fromage danois, des fruits et des parfums français et de la laine anglaise. Ce petit marché est comparé à un « Carnaval universel étranger » (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 39.)Le personnage égyptien dans Al-baldā al-use trouve lui aussi confronté aux effets de la mondialisation. Les rues encombrées de Tabūk y ressemblent à une sorte d’exposition de voitures de marques étrangères. En effet, la richesse procurée par le pétrole a transformé les bédouins d’Arabie, caravaniers et propriétaires de chameaux, en de grands collectionneurs de voitures de luxe. Quelle contradiction que de croiser à Tabūk, au milieu du désert, des voitures de toutes sortes : Peugeot, Mercedes, Chevrolet, Toyota, Datsun, Honda, Fiat et autres (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 75.). Beaucoup de ces voitures sont garées devant le portail du camp américain et devant les maisons particulières des Saoudiens. Et alors qu’Ismā’īl qui ne connaît pas la plupart de ces marque, et ne possède, lui, qu’un vieux pick-up, les Chevrolet Caprice, Mercedes, Cadillac et Peugeot, toutes voitures de luxe, appartiennent, elles, aux Saoudiens.

I.3.1. Acteurs et filmographie

Le roman Al-baldā al-u associe littérature et cinéma. Dans le désert aride et en l’absence de toute activité culturelle, le protagoniste n’a d’autre alternative que de regarder des films. Dès lors, un nombre d’acteurs, d’actrices et de films peuplent le récit. Cette culture cinématographique en dit beaucoup sur le personnage, titulaire d’une maîtrise d’anglais et féru de cinéma. Des thrillers, des histoires d’amours, des films d’histoire, des acteurs parmi les plus doués et des actrices parmi les plus belles de l’histoire du cinéma se côtoient dans cet univers romanesque, créant enfin, à la Brecht, une sorte de film dans le texte et permettant au lecteur d’élargir ses connaissances. On y rencontre surtout une série de long-métrages américains, comme s’il s’agissait de souligner les liens étroits entre le Royaume et les Etats-Unis, palpables dès l’aéroport. Il s’agit du feuilleton L’Homme vert et des films Macadam Cow-Boy, The Servent , Love story auxquels viennent s’ajouterles films européens Chiens de Paille, Retour au pays, Le Dernier Tango de Paris et Mort à Venise, films dans lesquels figurent des acteurs aussi célèbres que Burt Lancaster, Ava Gardner, Elizabeth Taylor, Sophia Loren, Dirk Bogarde et Marlon Brando. Vient s’ajouter à cette liste l’auteur dramatique anglais Harold Pinter. Je ne comprends pas très bien le raisonnement dans ce paragraphe.

I.3.2. L’anglais lingua franca

Le roman arabe contemporain s’est ouvert sur le monde et certains récits font désormais écho aux langues et cultures étrangères.Traductions et empruntssont souvent présents dans les récits, créant un univers polyphonique qui témoigne de l’ouverture de la littérature arabe sur l’universel, malgré ses crispations identitaires. Au centre du récit, bien sûr, se trouve la langue arabe dans laquelle l’auteur écrit et dans laquelle le personnage narrateur parle. Mais autour de ce dernier, il y a les langues de l’Autre. Dans le roman certains dialogues se déroulent dans les langues maternelles des personnages étrangers. Et, à certains endroits, le narrateur précise que les récits sont racontés en langue étrangère par des personnages non-orientaux.

La langue anglaise a la primauté dans le récit. L’anglais est pour ainsi dire la lingua franca des temps modernes, celle de l’argent, du pouvoir et de l’influence : « Do you read and write in good english ? » est la première question posée au protagoniste dans Al-balda al-u, et ce jeune professeur d’anglais de répondre sans hésitation aucune au Saoudien qui l’interroge ainsi : « Yes, Sir ». (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 21.)

Dans le magma humain mis en scène dans ce roman où la plupart des étrangers, y compris ceux d’origine asiatique, sont anglophones, il n’est guère étonnant de trouver de nombreuses expressions anglaises. Dans la société dans laquelle Ismā’īl travaille, les journées commencent ou parles « Good morning » ou par les « al-salāmu ‘alaykum ». Ailleurs, on trouve des phrases entières en anglais: « Please, remember, how many times I told you that kamoun and chatta and pepper, al-baharāt is necessary for our food ».Il est important de signaler que cet anglais est prononcé avec l’accent ourdou et pétri d’autres accents, ce qui le rend un peu bizarre à l’oreille du personnage égyptien et le fait rire. Ailleurs, Aaron, le Thailandais, pose à Ismā’īl la question : » Do you like wine ? » - question insolite et presque interdite dans cette terre sacralisée où le mot alccol fait peur. Viennent s’ajouter aussi des formules du genre : « Amirka is good, Rose ». Lors de la rencontre d’Ismā’īl avec le couple américain, la conversation, nous précise le texte, se fait dans leur langue, et certaines expressions courantes du genre « Hello, mister Ismail, how do you do », - » Hello Mister Larry » sont effectivement transcrites en anglais. Enfin, Aršad, le Pakistanais, lit quotidiennement le journal al-Šarq al-awsaen anglais.

II. Ville ethnique

Les personnages étrangers dans le roman peuvent être divisés selon leur nationalité et leur religion en deux groupes. De par la nationalité, ils sont scindés entre Occidentaux et non-occidentaux. Les premiers jouent un rôle majeur dans la trame romanesque. Ils y sont plus visibles que les personnages non-occidentaux qui jouent communément un rôle secondaire. Les étrangers non-occidentaux sont plus particulièrement issus du Tiers-monde : Asiatiques, Africains et Arabes. Sur le plan sociologique, le récit met l’accent sur leur condition sociale et leur misère. Néanmoins, il est important de signaler que ce deuxième groupe représente à partir des années soixante une nouvelle catégorie de personnages dans le roman arabe contemporain. A l’instar des personnages arabes, ces personnages originaires de ce que l’on appelait le Tiers-monde souffrent de la prééminence souadienne. Ils empruntent les sentiers de l’exil et endurent la xénophobie et le racisme. Cette présence non-européenne marque une certaine ouverture de la littérature arabe contemporaine, dépassant ainsi les limites géographiques du conflit avec l’Occident et décentralisant le rapport initial : Orient/Occident pour créer une nouvelle opposition Tiers Monde pauvre/Tires Monde riche, surtout perceptible dans les récits de la troisième génération arabe.

De par la religion, nous entrevoyons une autre subdivision : des musulmans et des non-musulmans. Les personnages sont classés ainsi selon la relgion puisque les concepts juridiques « national » et « étranger » sont récents dans le monde arabo-musulman. (Julien. L.F, Missaoui. L. et Asseo. H. (2001).En effet, les divisions des personnes dans le droit musulman sont fondées sur l’opposition entre le musulman et le non-musulman au sein de la Umma et non pas sur l’opposition entre national et étranger. D’ailleurs, le terme de immī a toujours fixé le statut de l’étranger protégé par l’Islam, une distinction qui se fonde, elle aussi, essentiellement sur un critère religieux.

Tabūk reflète une hiérarchisation sociale ; celle-ci sur le plan urbanistique, est composée de plusieurs villes dans la ville. Les Saoudiens, eux, vivent dans les quartiers propres et les plus « modernes ». Les Américains, quant à eux, habitent un camp isolé de la ville où on trouve tous les moyens de divertissement - luxe, alcool et cinéma - et où tout est licite dans cette terre sainte de l’Islam. Par opposition à ce camp opulent, il y a les quartiers insalubres et crasseux où plusieurs groupes ethniques sont entassés, à savoir les Asiatiques, Pakistanais, Afghans et Indiens. Dans ce magma humain font exception les Arabes qui, dispersés dans la ville, sont logés dans des maisons louées par les Saoudiens et dans des conditions meilleures que les autres étrangers. Enfin, il est important de signaler qu’Umm Darmān, le quartier noir quasi mythique et isolé, se trouve et à la marge de la ville.

Note de bas de page 6 :

 Il s’agit d’Aršad, de Philip Sousay Biliya, d’Aaron Bounkerd, et de Larry, l’Américain. Il est important de rappeller que la focalisation est faite sur des personnages repsentatifs : un Pakistanais, un Sri Lankais, un Thaïlandais et un Américain.

Dans Al-balda al-urā, tous les personnages étrangers sont présentés par Ismāʻīl, le personnage central. Ils sont tous introduits par le biais de leur milieu professionnel et ne jouent pas un rôle significatif dans la trame narrative. Une sanction narrative, qui se rajoute à la sanction sociale qui n’accorde à ces personnages aucun rôle important. Dès son installation à Tabūk, Ismāʻīl nous fait connaître ceux qui, à ses yeux, sont les plus importants et ceux qui seront les plus proches de lui, à savoir quatre personnages auxquels il accordera toute son attention.6

II.1. Les muslumans

II.1.1 Les arabes

Note de bas de page 7 :

Nous renvoyons au Lisān al-ʻarab, dictionnaire le plus largement utilisé et qui fait autorité. Le terme « arabe » est défini comme suit : ʻarab signifie éloquence et clarification par opposition à ‘ağam qui signifie le contraire, à savoir le manque d'éloquence.Il y a les Arabes ‘Arība, c'est-à-dire les purs qui sont les habitants originaires du Yémen et du Hiğāz. Les ‘Arība sont la descendance d’Ismāʻīl. Mais il y a aussi les arabisés al-Mustaʻraba qui sont les impurs. L’étymologie et l’évolution sémantique du terme ‘ağamī sont parallèles en tout point à celle du mot « Barbare » chez les Grecs. Il désigne en fait les gens affectés par la ‘uğma, une façon de parler obscure et confuse. La ‘uğma est le contraire de la faṣāḥa arabe. Les ‘Ağm sont les Non-arabes. ‘Ağm est le pluriel d‘Ağmī qui signifie à l'origine non-arabe. Il désigne une personne qui ne parle pas l’arabe. Le terme est utilisé pour désigner ceux qu'on voyait comme des étrangers ou des rivaux dans le monde arabe. Si pour les Grecs, les Barbares furent les étrangers, par excellence, pour les Arabes les étrangers étaient les Perses, puis les Turcs. Quant aux sens attribués au mot ‘Ağm, ils ont le plus souvent une valeur péjorative et méprisante, inspirée par l’orgueilleuse présomption de la supériorité arabe.

La hiérarchie sociale de la ville est construite selon une stratification nationale et identitaire. Les différentes nationalités sont classées selon un ordre descendant. Au sommet se trouvent les arabes7 musulmans : tout d’abord, les Saoudiens, les patrons, les riches et les maîtres de la ville ; puis, les Yéménites, souvent très proches des autochtones, ensuite les Égyptiens, enfin, les autres Arabes, Jordaniens et Palestiniens.

II.1.2. Les musulmans non arabes

En dépit du fait que la division traditionnelle dans le droit musulman est fondée sur l’opposition entre musulman et non-musulman au sein de la Umma et non pas sur l’opposition entre le national et étranger, le récit met l’accent sur la différence entre arabes musulmans et musulmans non-arabes. Les autres nationalités sont au bas de l’échelle et elles se valent. Seuls, font exception les quelques musulmans d’Asie et les Pakistanais qui jouissent d’une certaine indulgence fondée sur le sentiment religieux. La division ethnique et confessionnelle de la ville se trouve ainsi confirmée par la division urbaine. Dans ce magma humain, le récit différencie les musulmans, ceux qui font le pèlerinage et qui bavardent tout le temps.

Pakistanais, Afghans ou Turcs, des musulmans de tous pays. Seuls les musulmans peuvent entrer à Médine. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 174.)

Le cas le plus intéressant de cette catégorie de personnages est Aršad, le Pakistanais, d’Al-balda al-u qui fait fonction de porte-parole de la communauté pakistanaise à Tabūk. Du fait qu’il parle un mélange d’anglais et d’arabe avec un accent ourdou et qu’il insiste auprès des Saoudiens sur les traditions culinaires de son pays, le narrateur le rapproche des Asiatiques non-musulmans, alors même qu’il est musulman.

Vous savez Aršad, les Pakistanais sont différents des Thaïlandais et des Sri- Lankais. Mais quand ils me parlent le matin ou l’après-midi pour me dire bonjour ou good morning, je n’arrive pas à faire la différence : il me semble qu’ils parlent tous la même langue. Vous, vous me parlez en anglais, mais votre voix n’est pas différente d’une autre. Quand je vous entends, vous me rappelez tous les autres. C’est étrange, non ?(IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 56.)

Le texte semble ainsi vouloir mettre en relief l’étonnement naïf d’un jeune Arabe face à un étranger très proche de lui de par ses convictions religieuses, mais éloigné de lui de par sa langue, ses traditions sociales et sa culture. Ensuite, le récit consacre aux musulmans pakistanais, cette partie éloignée de la Umma, une place à part dans la mosaïque des ethnies étrangères présentes dans le roman, en insistant notamment sur leur enthousiasme lors des préparatifs du pèlerinage.

II.1.3. Les convertis

Note de bas de page 8 :

 La conversion est très simplifiée en Islam. Lorsque la personne prononce la profession de foi, elle devient en principe automatiquement musulmane. Cependant, de nouvelles procédures ont été imposées par de nouvelles fatwas. Elles consistent à demander au nouveau converti, pour être reconnu par la communauté musulmane, de prononcer cette profession de foi en présence de deux témoins ou devant un imam habilité. Parfois ceux-ci leur fournissent alors un certificat de conversion, imitant ainsi le certificat de baptême des Chrétiens.

Le récit accorde une importance particulière à la figure du converti.8 Cette catégorie nous offre un autre axe d’étude, suscitant une interrogation sur le découpage social et ethnique des personnages. Dans ce groupe, nous retrouvons Philip Sousay Biliya, le Sri Lankais. Il est un électricien qui se prépare à se convertir à l’Islam. Afin de jouir du statut privilégié du travailleur permanent en Arabie Saoudite, ce bouddhiste et père de dix enfants, se met à apprendre le Coran, jour et nuit, entamant ainsi son chemin vers la conversion.

Vous êtes musulman, Philip ? – Non Bouddhiste. Mais je vais bientôt me convertir à l’Islam. Je ne veux pas retourner au Sri Lanka. J’étais étonné qu’un homme d’une cinquantaine d’années puisse voir les choses ainsi. Mais je lui ai souri [...] Depuis, il ne se passe pas de jour sans que Philippe m’interroge sur les sens d’une expression coranique. Lorsque je lui demande quand il va se convertir, il répond : Quand j’aurai compris tout le Coran, Mister Ismā’īl. Je suis sérieux.(IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 48.)

Cet apprentissage du Coran se fait grâce à une version bilingue arabo-anglaise. Il paraît évident que le personnage ne renoncera pas à son identité bouddhiste et qu’il n’a d’autre intention que de tirer profit des privilèges sociaux qui résulteront de sa conversion. Mal lui en prend. Comme nous l’avons déjà dit, au moment de sa circoncision, rituel obligatoire du passage à l’Islam, il meurt subitement à la suite d’une erreur médicale, laissant derrière lui un rêve de richesse inachevé et une famille nombreuse qui risque une expulsion imminente du Royaume. De plus, les Saoudiens refusent qu’il soit enterré dans le Royaume, alors même qu’un tel enterrement est un droit pour tout musulman décédant en Terre sainte, ce qui confirme encore une fois la fragilité du statut du converti dans le monde musulman et la misérable situation des Asiatiques en Arabie Saoudite (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 201.)

II.2. Les non-musulmans

II.2.1. Les occidentaux

Il existe, dans le roman arabe, une tradition littéraire autour de l’Occident, en général, et de l’Europe, en particulier. La présence de l’Européen confirme la dialectique fascination/répugnance entre le personnage arabe et son rival étranger. Elle a des raisons historiques, vu les rapports coloniaux et les échanges économiques entre l’Europe et le monde arabe. Les Occidentaux sont exclusivement des Américains. Les deux personnages visibles dans le roman sont Larry et sa femme. Al-baldā al-u dénonce la perverse association entre Larry l’Américain et ʻAmm Abd ʻAllāh, le Saoudien. Celle-ci est basée sur l’arnaque en assurances, activité juteuse qui permet aux personnages de brasser des milliers des dollars. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 227-228.)

Imaginez que vous allez acheter un million de livres de marchandise pour une société. Vous tombez sur un de ces gangs internationaux qui vous fait une proposition alléchante : une fausse assurance de transport contre dix pour cent du prix des marchandises que vous n’achetez pas. Vous acceptez et vous prenez l’assurance. Vous avez gagné neuf cent mille livres et lui cent mille. Ça ne vous a pas coûté le moindre effort, pas plus qu’à lui. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 290.)

L’arnaque touche des compagnies étrangères et certains pays arabes comme l’Égypte. Larry, plus rusé que le Saoudien, amasse les gains, puis quitte Tabūk, abandonnant son associé au désarroi et à la colère. Ismāʻīl comprend ce jeu pervers, mais n’ose pas le dénoncer de peur de perdre son travail. Cet Américain est singulier. Il apparait aux yeux d’Ismāʻīl comme un personnage lourd et ennuyeux – un grand silence pèse sur l’unique dîner qu’ils partagent (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 255.) – pour lequel il n’éprouve aucune sympathie. Il ressent plutôt une certaine réserve et méfiance à son égard. Par ailleurs, le portrait de Larry fait penser à celui d’un soldat américain : il est trapu et, bien qu’il ne soit pas dans l’armée, souvent habillé en militaire.

Mister Larry est grand et fort, il porte une combinaison vert-kaki qu’on lui voit souvent quand il vient au bureau. Il me fait l’impression d’un homme d’affaires, de quelqu’un dont le temps est trop précieux pour qu’on en abuse (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 254.)

Le récit insiste également sur l’aspect immoral et malhonnête du personnage et fait allusion à l’arnaque en assurance. Globalement, ce portrait n’est guère valorisant, condamne le personnage et est en accord avec l’image négative et stéréotypée de l’Américain, en général, dans le roman.

Rosemary, la femme de lary, est une méricaine, a suivides études en sociologie. Du fait qu’elle est une femme, elle n’a pas le droit d’exercer en Arabie Saoudite et travaille clandestinement dans la crèche de ʻAbdallāh le directeur saoudien. Rose est comparée à une fleur qui vient rafraîchir l’aridité du désert de Tabūk. En parfaite harmonie avec le sens de la première partie de son prénom qui renvoie à la rose, elle est décrite comme une femme agréable au parfum exaltant.

Rosemary, joli prénom. Son parfum flotte encore dans la pièce. Légère comme une plume, comme un oiseau. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 187.)

Quant à la deuxième partie du prénom, elle fait référence à la Sainte Vierge. La piété de celle-ci se trouve, en revanche, contredite par le comportement frivole de Rosemary. Ravissante et charmeuse, elle a une relation adultère avec le patron saoudien de son mari, mieux, elle tente de séduire Ismā’īl, le jeune Egyptien.

J’ai brûlé d’ajouter : C’est toi qui couchais avec Rose dans la chambre de ʻĀbid et Nabīl. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 331.)

II.2.2. Les Asiatiques

Le narrateur d’Al-balda al-urā, lui, procède à un relevé approximativement neutre des travailleurs étrangers. L’évocation en bloc des nationalités – Coréens, Indiens, Pakistanais, Afghans – a pour seul but d’accentuer l’impression cosmopolite et composite de la ville de Tabūk. Le roman décrit sommairement chaque nationalité et chaque ethnie d’une façon presque stéréotypée : les Coréens, les Indiens, les Sri Lankais, les Thaïlandais, les Pakistanais, les Afghans et les Turcs. Les seuls Asiatiques dans le corpus sont ceux du roman Al-balda al-u. A travers la description globale d’une foule d’étrangers, le roman fait ressortir quelques nationalités. Ce sont souvent des hommes qui déambulent dans les rues de Tabūk et qui, pour la plupart, sont des travailleurs misérables vivant dans des conditions on ne peut plus précaires.

Des groupes de jeunes Coréens courent en riant. Des hommes en galabieh, d’autres en sarouel. Des Indiens à la barbe noire, d’énormes turbans sur la tête, marchent tranquillement. D’autres, barbe rousse teinte au henné, teint clair, âgés, marchent avec peine : ce doit être des Afghans. Des jeunes, des moins jeunes, les yeux brillants dans le vide, se hâtent dans d’amples sarouals et de larges tuniques : des Pakistanais. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 29-30.)

II.2.3. Les noirs

Le roman explore les rapports de l’Arabe et du Noir. La peur du Noir paraît obsessionnelle chez les personnages du roman. Le narrateur fait un cauchemar terrible dans lequel il se voit encerclé, puis frappé par des Noirs. Ce rêve (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 20.) prémonitoire traduit d’emblée la méfiance et la vision de l’Arabe vis-à-vis du Noir.

Je suis fatigué. Un cauchemar m’a hanté toute la nuit : j’étais encerclé par quatre hommes noirs aux yeux exorbités, gros comme des œufs, roulant sur eux-mêmes, qui brandissaient de longs fouets. Terrorisé, je ne savais comment fuir ; ils m’obligeaient à reculer lentement, comme au ralenti. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 19.).

Note de bas de page 9 :

 Encore que l’on pourrait aussi se souvenir de la traite esclavagiste des Ottomans.

Le statut de l’esclave encore très présent dans l’esprit des Arabes, nouveaux maîtres du pétrole, maintient le Noir reclus dans un monde clos et vivant dans une cité bidonville à la marge de la société saoudienne9.

III. Ville des interdits et des frustrations

Al-balda al-u peut être considérés comme le roman de la classe ouvrière, par excellence. Il est peuplé d’ouvriers de toutes nationalités : Pakistanais, Thaïlandais, Sri Lankais, Indiens, Coréens, Afghans. Rappelons, dans cet ensemble, les plus importants pour le statut et le parcours ? : Philip Sousay Biliya, le chef électricien (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 58-59.) et Aaron Bounkred, l’ouvrier Thaïlandais qui immigre au Royaume pour acquérir une nouvelle maison à Bangkok (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 61.) Enfin, Aršad, le Pakistanais, qui travaille en tant que mécanicien-chauffeur dans la petite société du narrateur. Le récit insiste, notamment, sur la misère des ouvriers pakistanais qui ne rentrent chez eux qu’au bout de quatre ou cinq années de travail, sans jamais prendre des vacances, afin d’amasser le maximum d’argent. À travers l’histoire personnelle d’Aršad le lecteur découvre la ségrégation raciale et l’exploitation des ouvriers en Arabie.

Ce roman dresse un tableau de l’oppression et de la terreur quotidienne en Arabie saoudite. Dès l’incipit, le récit définit les frontières entre les sexes et les populations. Les femmes sont reléguées dans des espaces singuliers et cachées sous les voiles. À l’aéroport, lors de son arrivée, Ismāʻīl observe l’agent des douanes qui donne ses ordres pour que les femmes se tiennent dans une rangée séparée des hommes. L’ordre du policier saoudien au personnage dès son arrivée reflète d’emblée une forme de mépris envers les Égyptiens et envers l’étranger, en général. Les harcèlements, les agressions et les expulsions sont la trame de fond de quelques parcours.

III.1. Ville raciste

Contrairement à la littérature européenne qui a une vraie tradition littéraire africaine, issue bien évidemment de l’histoire coloniale, l’Afrique et l’Africain sont peu présents dans le roman arabe contemporain. Le continent est une terre étrangère et inconnue, nonobstant la place non négligeable qu’il occupait dans la société arabe ancienne et médiévale. Depuis Ibn aldūn, l’Africain est souvent désigné par des termes péjoratifs encore en usage chez les contemporains : abaši, Aswad, ʻAbd, Zinǧi et parfois par le terme « متوحش » Mutawaḥḥiš, à savoir « sauvage ». Le pays des Noirs est perçu à travers une délimitation géographique, nommé bilād as-sūdān, un terme qui désigne les terres habitées par les Noirs. La représentation de l’Africain était pendant très longtemps et est encore aujourd’hui marquée par une tendance raciste notoire, comme en fait foi le vocabulaire que l’on vient de citer.(SAMBE. B. 2003).

Il est évident que le sentiment de supériorité et la problématique de la traite noire accentuent cette vision d’étrangeté et de mépris (KADAM, 2004). L’Arabe, malgré le principe de l’égalité religieuse prêché par le Coran garde une sensation de supériorité vis-à-vis du Noir au plus profond de lui-même. Les clichés et les stéréotypes reflètent une représentation négative qui enchaîne le Noir à un statut ancestral hérité des premiers voyageurs en Afrique.

Note de bas de page 10 :

 Le Soudan est désigné habituellement comme le pays des Noirs dans la mentalité arabe ancienne et contemporaine. L’institution de l’esclavage existait déjà au sein des sociétés arabes et orientales, bien avant l’avènement de la religion musulmane.

Dans Tabūk, ville hiérarchisée et divisée socialement, le quartier noir tient la position la plus marginale. Il porte le nom d’Umm Durmān en référence à la ville soudanaise et renvoie à la vision quasi mythique que la culture arabe se fait du Noir.10

Umm Durmān est le quartier où il n’y a que des noirs. C’est peut-être pour cette raison qu’on lui a donné ce nom. A moins que les gens ne soient devenus noirs à force de vivre à Umm Durmān.(IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 77.)

Cette ville bunker rappelle la notion de ghetto. Umm Durmān est la ville dans la ville, où le Noir est la dernière ethnie parmi les ethnies. La communauté noire inspire l’angoisse et symbolise le crime, le vice et la bohème. Sʻaīd, le collègue du narrateur, affirme qu’il n’a jamais mis les pieds dans ce quartier depuis son arrivée à Tabūk. Pour le personnage narrateur, entrer dans Umm Durmān relève de l’aventure vu son caractère étrange et dangereux :

Vais-je m’aventurer dans les rues d’Umm Durmān ? Pas la moindre fenêtre ni la moindre porte ouverte ; des maisons basses en grosses briques blanches, quelques voitures éparpillées sur le sol poussiéreux des rues étroites et des montagnes d’ordures, mais pas de chats ni des chiens autour, dans l’air une odeur fétide. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 122.)

III.2. Ville frustrante et sexiste

Le plus déroutant dans cette petite ville désertique est la mono-sexualisation de l’espace. Dans Tabūk, aucune femme n’est visible. Mises à part les rares étrangères, les femmes arabes sont quasiment fantomatiques et sont souvent accompagnées par un homme. Durant son séjour, le personnage ne croise presque pas de femme :

Tu es la deuxième femme dont je vois le visage, à qui je parle. J’ai vu ʻĀida hier seulement, et aujourd’hui c’est toi. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 113.)

Ismāʻīl, le personnage d’Al-balda al-urā, suffoque dans la ville désertique de Tabūk, où la mixité est proscrite et où les rapports sexuels sont sévèrement châtiés par l’Islam. La milice religieuse contrôle la ville et ne tolère aucun écart. La voix de la révolte dans le roman appartient à Wāia, cette Saoudienne douce et fragile aux yeux bruns se verra obligée, sous la pression de la société patriarcale, de se marier avec un vieil homme qui a presque l’âge de son père. Elle se révolte contre son statut de femme soumise, contre le mariage que l’on veut lui imposer, contre le voile et contre les milices islamiques. Cette jeune élève de dix-sept ans est dévorée par son rêve d’émancipation :

ia bint Sulaymān ibn Sabīl, élève au collège d’Azīzīya, sortait tous les jours après la classe avec le Yéménite al-Yāmī Ibn Abd Allāh al-Yāmī. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 31.)

Note de bas de page 11 :

 Une contradiction est à soulever dans ce contexte: pourquoi des femmes égyptiennes dans plusieurs récits arabes contemporains, comme Manār, Sāra et Šādiya dans « L’amour en exil » de Baha Tahir qui vivent dans une société, certes, patriarcale mais relativement tolérante se voilent-elles et acceptent-elles l’archaïsme, alors que d’autres, comme Wāḍiḥa, qui vivent sous un régime bien plus répressif à l’égard de la femme, se révoltent et voient en l’Egypte une terre émancipatrice ?

Contrairement à toutes les autres Orientales et aux Saoudiennes, en particulier, attirées par la tradition, fascinées par la pudeur et drapées dans leurs voiles, elle se bat avec force et acharnement, seule, contre un Orient rétrograde.11 Mais malgré sa volonté de s’instruire et de s’émanciper, elle est prise au piège des traditions assassines. Son combat n’est que le cri perdu d’un Orient désespéré qui aura pour toute réponse la claustration, la souffrance et pour finir le mariage forcé. La jeune Saoudienne finit néanmoins par se débarrasser de son vieux mari en l’assassinant, signe fort de sa protestation contre le statut que lui impose une société musulmane archaïque. Mais c’est, une fois de plus, peine perdue puisqu’elle finira en prison.

Enfin, l’image globalement négative de la femme arabe dessinée dans les romans de notre le roman a-t-elle pour fonction de rendre crédible la surestimation de l’étrangère par les personnages masculins ? C’est sans doute vrai en partie, encore que nous pensons que le choix de la femme étrangère reprend un thème quasi « classique » de la littérature mondiale et arabe. La fascination de l’Autre, en général, et de la femme étrangère, en particulier, provoque ainsi des tensions dans l’action narrative et bouscule la vie de l’Oriental.

III.3. Ville maudite

Tabūk désertique paraît comme inhabitée. Ses fenêtres sont fermées, ses quartiers sont vides et ses rues sont brûlées par le soleil. Les immigrés ne sont qued’étranges étrangers, pour reprendre le vers de Jacques Prévert, (PREVERT. 2000). La ville recèle de l’inconnu, de l’exotisme et du dépaysement. Le jeune Égyptien est hanté par l’envie de découvrir la ville, ses secrets, son mélange de populations et la séduction des étendues désertiques sauvages. La ville est maudite, le prophète l’aurait damnée ainsi que l’une de ses tribus :

Qu’ils périssent et que ne demeurent jusqu’au Jugement dernier pas plus de vingt personnes, hommes, femmes et enfants. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 77-78.)

Cette malédiction explique à elle seule les souffrances et les malheurs des personnages étrangers dans la ville :

Nous marchions silencieusement, mais je me souviens de Mundir, qui m’avait dit que la ville était maudite, le jour où nous étions pris dans le vent du sable. (IBRĀHĪM. ‘A. 1991. p. 76 et 78)

Les personnages n’ont pas le même statut social dans le récit, cependant ils partagent le même sort : ils sont chassés, s’évadent ou meurent. Ils quittent la ville, l’un après l’autre, abandonnant un rêve inachevé ou une vie brisée dans ce désert aride et violent. Nabīl est battu à mort par les policiers, après avoir volé le coffre-fort de la société ; le docteur Ġarīb est mis sous surveillance rapprochée, depuis qu’il a fait avorter une femme ; Philip est mort à la suite de sa circoncision ; Aron est renvoyé chez lui, à cause de son trafic d’alcool ; Larry quitte subitement la ville et emmène les milliers de dollars gagnés par une arnaque en assurance ; Aršad, enfin, ne peut plus revenir dans la ville, car il lui est interdit de quitter le Pakistan suite à ses engagements politiques. Tabūk qui a inspiré l’œuvre devient une métaphore de l’espace. Elle n’est plus uniquement un lieu d’immigration, mais devient une source d’inspiration et d’écriture. Par ses mélanges d’ethnies et de nationalités, elle prend des allures cosmopolites. Nonobstant la privation, l’absence des libertés et le rigorisme religieux, elle est comparée à une ville monde.

Conclusion

ʼAbd al-Mağīd nous propose une histoire aux dimensions sociales dramatiques, et à travers un espace aux airs médiévaux, il expose la malédiction du pétrole dans certains pays arabes. Ici, le choix de Tabūk et de l’Arabie n’est que symbolique, elle est l’exemple le plus frappant de toute la région où archaïsme ancré et modernité importée se côtoient. Les centaines de ressortissants étrangers qui travaillent dans les pays du Golfe, qualifiés malhonnêtement de travailleurs invités, subissent toutes les humiliations de la part du Saoudien, le bédouin subitement devenu Seigneur grâce à l’argent de l’or noir. Le roman atteste aussi l’expérience autobiographique et personnelle de l’auteur et retrace un cheminement nouveau dans l’histoire de l’immigration arabe. L’exil interne au cœur de l’Arabie malheureuse se mute désormais en souffrance humaine, dévoilant ainsi un sombre visage inquiétant de l’Orient arabique et de ses tentations mortifères, déjà traités dans quelques romans arabes.