L’écrivain fictif québécois à l’heure d’une littérature post-nationale

David BÉLANGER 

https://doi.org/10.25965/dire.449

La littérature québécoise a fondé son histoire récente sur de grands pivots historiques liés, notamment, à la question nationale. Il s’agit dans cet article d’observer, dans la production littéraire des années 2000, le traitement de la culture après le référendum de 1995. Plus particulièrement, en suivant la métaphore spatiale proposée par Gilles Marcotte, à savoir que l’écrivain québécois est moins historien que cartographe, cet article étudiera la manière dont la culture québécoise imprègne l’espace dans les récits romanesques.

Québec literature based its recent history on great historical pivots linked in particular to the national question. This article observes the treatment of the post-1995-referendum’s culture in the literary production of the 2000s. More specifically, following Gilles Marcotte’s spatial metaphor saying that Québec writer is less an historian than a cartographer, this article explores how Québec culture impregnates novels.

Sommaire

Texte intégral

Il existe plusieurs hypothèses et idées reçues sur l’histoire récente de la littérature québécoise. Cette histoire, s’appuyant sur une suite de ruptures, demande toujours à être remise en perspective. On soutient, par exemple, qu’entre la révolution tranquille (1960), qui a entraîné un éveil nationaliste important, et le premier référendum sur l’indépendance du Québec (1980) les écrivains ont marché au rythme de la quête d’autonomie nationale, la justifiant, la défendant, l’illustrant. Or, au contraire, ce que postule fort justement Gilles Marcotte (1976) à propos des romans de cette période, c’est que ne survient pas cette prise de possession romanesque, cette « “comédie humaine”, le compte rendu de notre histoire enfin promu aux grandes dimensions de la passion et de la lucidité » (Marcotte, 1976 : 9) :

Pour la conscience canadienne-française, le rapport à l’histoire est beaucoup plus ambigu [que celui des Européens] : il semble qu’à certains égards nous ne l’ayons pas vécue, et qu’un de nos rêves les plus virulents soit d’y entrer enfin, de la faire, de la commencer. (Marcotte, 1976 : 177)

La littérature québécoise aurait toujours échoué à dire son histoire, selon Marcotte, ce qui aurait amené le roman à parler plutôt de son milieu, de sa réalité sociale ou culturelle ; « le romancier comme cartographe » plutôt qu’historien, voilà ce que conclut le critique.

Autre affirmation sur l’histoire littéraire québécoise récente, que semble confirmer, dans les années 1990, la prolifération des études sur la « littérature migrante » au Québec : l’échec du référendum de 1980 amène le roman québécois à se tourner vers l’individu, l’art désengagé, et, par là, une culture non nationale :

Consciente de sa « québécité » mais progressivement dégagée de sa mission nationale après l’échec référendaire de 1980, investie de l’intérieur par les influences étrangères par le biais des écritures dites migrantes, la littérature québécoise se laisse imprégner par les mouvements mondiaux, particulièrement par la pensée de la postmodernité – par une pensée déterritorialisée et déshistoricisée, propice à toutes les hybridations. (Dion, 1997 : 232).

Le désengagement dont parle Robert Dion est ici territorial et historique ; la littérature québécoise se mâtine des influences internationales et même de déplacements d’actions romanesques déterminants, en Asie, en Amérique, en Europe. C’est ce que Dion observera plus tard (2011) en parlant des œuvres d’Yvon Rivard, de Pierre Turgeon, de Jacques Poulin et de Monique Larue.

Si deux grandes ruptures (1960 et 1980) permettent de raconter l’histoire littéraire québécoise, on a encore peu mesuré la rupture causée, dans l’imaginaire social – et dans la littérature plus précisément –, par le référendum de 1995. Sa proximité explique sans doute ce silence relatif ; aussi, les auteurs qui ont initié leur œuvre après le référendum, après que soit retombée l’actualité de la course vers l’indépendance, ne prennent complètement la parole que dans la première décennie des années 2000. C’est cette cohorte que nous entendons ici étudier. Quelle nation dessine donc cette littérature ?

L’hypothèse qui soutient nos observations est à l’effet qu’encore, devant les crises, l’écrivain québécois reste, fondamentalement, un cartographe, comme l’énonçait Marcotte. Cette hypothèse nous conduira donc à nous pencher sur l’Histoire, sa place dans les œuvres des auteurs contemporains, son rapport à l’espace. Il s’agira de voir le lien qu’entretient cette littérature avec le centre culturel québécois – Montréal –, d’abord, et son rapport à l’internationalité, ensuite.

Vers un décentrement

Depuis le milieu de la décennie 2000, on observe dans la littérature québécoise un décentrement géographique au sein des trames narratives, de sorte qu’on parle de néo-régionalisme ou de néo-terroir – Francis Langevin (2013) en effectue une éclairante synthèse. Ce décentrement en regard du centre montréalais, l’action de romans se déroulant partout dans la province, parle bel et bien d’une Histoire littéraire en ce qu’il présentifie un rapport à un centre culturel qui a acquis, pour beaucoup, sa légitimité sur un projet et un discours national. Comme Pierre Nepveu et Gilles Marcotte (1992) l’énoncent en incipit de Montréal Imaginaire,

il est évident que sans Montréal, la littérature québécoise n’existe pas. Montréal, c’est l’institution littéraire elle-même : ses instances, l’édition, la critique, les académies, la plupart des écrivains, mais aussi la source même d’une certaine idée de la littérature. (Nepveu et Marcotte, 1992 : 9)

Mettre en scène dans nombre de fictions québécoises des écrivains hors de la Grande ville – à Grand-Mère dans les romans de François Blais, à Sherbrooke chez Jean-Philippe Martel, à Louiseville chez Patrice Lessard, à Arvida ou ce qui deviendra Saguenay chez Samuel Archibald, Nicolas Tremblay, Mylène Bouchard, pour ne nommer que ceux-là – exprime, en soi, le refus du centre fédérateur : ces personnages d’écrivains, dits « écrivains fictifs », sont marginaux ou marginalisés. Ou bien ils expriment une culture d’élite, de laquelle procède leur littérature, qui ne se colle pas à leur réalité sociale et spatiale, ou bien, au contraire, ces écrivains baignent dans une culture qui ne convient pas à leur ambition littéraire. Du coup, on retrouve, dans ces œuvres, une remise en question de la culture dominante – la Grande littérature – mais aussi de la culture centrale – la culture nationale québécoise. Je suis Sébastien Chevalier (2009) montre bien un tel décentrement en présentant tour à tour, dans son recueil de nouvelles, un écrivain dans une petite ville, un écrivain à Montréal qui perd son identité au centre du jet-set mondain, des déplacements à Paris et, peut-être surtout, la venue d’immigrants polonais, au Québec. Ceux-ci, dans la nouvelle « Kultura », vivent le référendum de 1995 avec une sensibilité toute particulière. Le père polonais, en effet, regarde la télévision durant plusieurs années, il voit se développer le débat qui devait mener audit référendum. Après avoir entendu une déclaration de Lucien Bouchard, porte-parole du camp du oui, « quelque chose de plus ou moins insignifiant à propos de la culture » et du rôle de la souveraineté nationale québécoise sur cette culture, le père polonais réplique, au terme d’« une espèce de fou rire qu’il essaya de contenir en s’enfouissant le visage dans les mains » : « But what is culture ? » (Lessard, 2009 : 21-23)

Ce décentrement répond bien à la maxime des nouvelles éditions La Peuplade : « L’art doit peupler le territoire ». Que cet art puise dans le folklore, la culture mondialisée – surtout américaine –, ou communautaire, cela importe peu, finalement. L’effet de dissidence demeure, dans tous les cas, dominant. De fait, décentrer l’action romanesque et sa culture remet en question, de manière oblique, le centre littéraire, centre institutionnel et centre de réception, au profit d’une absence de ce centre qui prend, dans nombre de ces fictions, la forme d’une liberté de création. Le mouvement vers la ville dans les romans québécois, observé depuis les années 1960, car « la ville exprime le monde moderne et met en scène sa complexité » (Chassay et Larue, 1991 : 42), semble, dans les années 2000, inversé. Du coup, si cette ville apparue dans le roman québécois est l’endroit « où l’individu-lecteur est le plus à même de se rendre compte du poids ou de l’absence de poids de l’histoire. » (Ibid. : 45), la région devrait, si on inscrit cette donnée dans un modèle binaire, être historicisée. Rien de moins sûr. Les régions, les petites villes non centrales, n’appartiennent plus à ce « territoire national » d’autrefois. L’écrivain cartographe des années 2000 cartographie non plus la situation d’un Québec aux prises avec un « péril anglophone », qu’importe la forme que celui-ci pouvait prendre ; en ne parlant plus depuis Montréal, on parle moins d’une situation du Québec en regard de l’Autre que d’une culture en mosaïque dont le centre montréalais, symbole national, est gardé à distance.

On retrouve de façon on ne peut plus explicite cet enjeu dans l’œuvre d’Éric Dupont. La logeuse (2006), en effet, met en procès une idée de la littérature. Le personnage principal, Rosa, doit quitter son village de naissance, Notre-Dame-du-Cachalot, petit village communiste qui abhorre toute forme de culture, afin d’aller retrouver le vent, à Montréal. Le roman prend alors la forme d’un récit d’apprentissage : Rosa se frotte à la dure réalité d’une culture québécoise qui lui restait cachée, comme si cette culture, largement nationaliste, n’était le fait que de la métropole. Se dessine rapidement une tension entre Jeanne, la logeuse chez qui Rosa a élu domicile et qui s’avère une digne représentante d’un nationalisme culturel, et tous les locataires, d’origines et de cultures diverses. Notamment, un soir, Jacqueline, une Antillaise, se prête à la lecture d’un conte fantastique de son cru, au thème vaguement féministe. Le succès est immédiat dans la modeste assemblée, on la compare aussitôt, en raison de la portée métaphorique de son conte, à Franz Kafka. Jeanne rétorque :

Voir si le monde d’icitte vont [sic] se reconnaître dans son texte, d’abord on sait même pas où pis quand ça se passe pis c’est pas avec des histoires de maris transformés en crapauds que la femme va se libérer ! C’est toujours ben pas un Tchèque mort pis enterré qui va nous expliquer à nous aut’ les Québécoises comment se libérer. (Dupont, 2006 : 169)

Jeanne incarne le parfait stéréotype du québécois nationaliste – le pure laine, comme ils sont appelés, au Québec. Ainsi, on remarque son langage ostentatoirement populaire en regard de celui de ses interlocutrices ; elle exhibe également un manque de culture flagrant, en réduisant un écrivain important à sa culture d’origine. Cette opposition du Nous aux Autres s’accentue lorsqu’elle propose, à la place des contes de Jacqueline, de lire « un passage du dernier roman historique de Michou Minou – une Québécoise de naissance, soit dit en passant : Madame Autrefois. » (Dupont, 2006 : 170) Ce livre, nous dit-on, est « une brique de huit cents pages dont toute la province se délectait depuis quelques semaines. […] La société Saint-Jean-Baptiste lui avait même décerné son prix littéraire. » (Ibid. : 173) Le discours national – accentué ici par la référence à la Société Saint-Jean-Baptiste, un organisme à la mission nationaliste avouée – s’oppose clairement à la littérature postmoderne, déshistoricisée et déterritorialisée. Ainsi, les contes de Jacqueline seront acceptés par un grand éditeur parisien, mais la lettre d’acceptation, interceptée par Jeanne, ne parviendra jamais à l’écrivaine antillaise ; pour le dire autrement, l’ambition littéraire sera étouffée par la foi nationaliste de la logeuse. Le message, que le roman d’Éric Dupont laisse entrevoir de diverses manières jusqu’à la fin, paraît on ne peut plus clair : la Culture s’oppose à la Nation.

La littérature québécoise tend à refuser son centre, dans sa production contemporaine. Cette fragmentation de l’autorité au sein même de fictions met en présence une culture qui ne repose plus seulement sur une solide institution : on nous parle d’une littérature qui prend racine, qui « peuple le territoire » pour le dire et le mettre en fiction. On le voit, cependant, cette conception ne peut se détacher complètement d’une littérature sans frontières, d’une littérature précisément sans territoire. Il faut effectivement s’arrêter, le temps de quelques mots, sur la place de l’international dans le roman québécois contemporain.

Loin d’ici

Si le roman québécois des années 1980, comme l’a bien analysé Robert Dion, se détache de sa réalité territoriale pour se mettre en scène partout dans le monde, il semble qu’après les années 2000, ce mouvement d’exil prend de nouvelles formes. L’itinéraire d’Hubert dans La garçonnière (2009) de Mylène Bouchard illustre cette convergence nécessaire vers le centre montréalais, puis la nécessité de partir à l’étranger : Hubert rencontre son amie Mara à Montréal. Il vient d’Abitibi, elle vient du Saguenay, deux régions à la même latitude mais qu’aucune route ne relie, souligne-t-on. Montréal se présente alors comme véritable centre : celui qui lie ensemble toutes les régions. Or, Hubert ne peut s’épanouir en ce centre culturel où son amie de cœur, Mara, devient une importante animatrice culturelle. Il s’exile donc à Prague – encore une fois apparaît la forme fantomatique de Franz Kafka – et devient un grand romancier : « [Ses romans] avaient fait grand bruit au Québec et ailleurs dans la francophonie. Cependant, La vie imaginée avait confirmé son statut de romancier. Il recevait des offres d’éditeurs étrangers. […] Il fallait continuer, il fallait écrire. Inlassablement. » (Bouchard, 2009 : 149) L’importance de cette reconnaissance étrangère et de cette écriture depuis l’étranger répond bien aux intertextes principaux qui habitent le roman, soit l’œuvre de Kundera et celle de Garcia Marquez ; c’est à elles qu’aspire Hubert en tant qu’écrivain. Son œuvre ne semble guère appartenir à la culture québécoise proprement dite, et se tourne vers l’international.

De la même manière, bien que de façon plus radicale, on retrouve dans quelques romans québécois récents ce choix de l’international qui n’est plus seulement un déplacement des actions : il s’agit d’un effacement de l’origine. Le Wigrum (2011) de Daniel Canty prend racine dans une forme de littérature monde dans laquelle baigne le collectionneur fictif Sebastian Wigrum, pigeant les références chez Borges, Faulkner ou Perec ; la trilogie d’Éric Plamondon, 1984 (2011-2013), qui met en scène un écrivain fictif, le montre sans ancrage historique ou territorial dès le premier tome – le « je » de ce romancier est de toutes les époques, de toutes les cultures, nous dit l’incipit d’Hongrie-Hollywood express (2011).

Mais c’est sans doute dans Matamore no 29 (2008) d’Alain Farah que cette internationalité trouve les plus explicites justifications. Lorsque le narrateur-romancier réfère à un poète nommé Alain G., en Californie, la référence québécoise la plus évidente est Alain Grandbois, grand voyageur dont le mythe habite les lettres nationales québécoises. La lectrice avec laquelle converse le narrateur dans le roman propose, de son côté, sa propre hypothèse : « Quand vous dites Alain G., parlez-vous du pape du Nouveau-Roman Alain Robbe-Grillet ? » (Farah, 2009 : 23) Or, il est question d’Alan Ginsberg. Qu’il ne s’agisse ni de Robbe-Grillet ni de Grandbois montre ainsi un décentrement dans la référence, accrochée ni à ce que le narrateur nomme la Métropole – la France – ni à la Province nationaliste, le Québec. L’écrivain-narrateur semble plutôt se désintéresser de cette question d’appartenance culturelle. Lorsqu’il écrit un roman d’amour au sein du roman lui-même, ses personnages sont citoyens de la Capitale du Monde. À un moment, cependant, alors qu’il raconte son aventure politique aux États-Unis, tout un rapport historique apparaît : « La dernière fois que je me suis senti comme ça [aussi excité politiquement], c’était en 1995 (j’ai quinze ans, je suis avec mon père, nous attendons les résultats du référendum, puis Parizeau dit ce qu’il dit). Ce soir nous allons voir si le potentat Buisson gardera le pouvoir » (Farah, 2008 : 163) La rupture de 1995 semble importante pour le personnage : il y a là le référendum perdu, certes, mais plus encore la dénonciation du premier ministre de l’époque, qui accusait le « vote ethnique » d’avoir volé le pays aux Québécois. Cette amertume nationale fait écho à une amertume internationale : la réélection du Président Georges W. Bush (le potentat Buisson). La question du Québec est lointaine, réglée, dans Matamore no 29, l’excitation vient maintenant de l’Amérique, de la France, de l’ailleurs. Sans doute faut-il spécifier, avec Jean-François Chassay, que ce roman

ne conduit pas à oblitérer l’identité, son importance, et à la noyer dans une espèce d’ouverture confuse à l’autre qui nierait les particularismes. […] Matamore no 29 rend plutôt compte, au plan de la structure et du point de vue énonciatif, de la complexité de l’identité. (2009 : 205)

En présentant une filiation littéraire forte, doublée d’une filiation familiale importante (Chassay, 2009 : 215), ce roman pose cependant sa réflexion à l’extérieur du récit national, refusant de se laisser baliser par cette téléologie identitaire qui moule en Québécois ceux qui vivent au Québec.

L’histoire du cartographe

Le roman québécois raconterait moins l’Histoire du Québec qu’il ne localiserait ce Québec. En prenant cette métaphore au pied de la lettre, nous avons pu voir comment la littérature des dernières années s’est déplacée sur le territoire québécois, contrevenant à une certaine tradition géographique – voir, à ce propos, le « complexe de Kalamazoo » dont parlait Pierre Nepveu (1992). Nous avons également observé le prolongement d’une déterritorialisation, menant le roman à se fondre dans un certain idéal de mondialisation. Au contraire des années 1980 et 1990, le roman québécois des années 2000 fondrait le caractère québécois de l’œuvre dans une filiation purement littéraire.

Ce rapport « spatial » à l’Histoire semble caractériser la littérature québécoise ; mais peut-être est-ce également, comme l’énonce bien Friedrich Jameson (2007), une simple conséquence postmoderne. Ces « historiographies spatiales », en effet, refusent la temporalité de l’histoire comme « retraçage des origines » (Jameson, 2007 : 516), et c’est la compartimentation, le rapport non total aux événements qui refonderaient l’identité. Moins l’échec d’un référendum, l’air du temps, postmoderne comme on sait, rendrait la question nationale, le nationalisme, nulle et non avenue.