Réflexivité et construction du sujet lecteur : l'exemple de jeunes lecteurs réputés faibles Reflexivity and construction of the reader: the example of young people weak renowned readers

Marie-Cécile Guernier 

https://doi.org/10.25965/dire.215

Pour comprendre un texte, le lecteur doit réduire la distance (historique, culturelle, linguistique, axiologique etc.) qui existe entre lui-même et le texte. La construction du sens d'un texte est ainsi fondée sur un paradoxe, puisque le lecteur doit à la fois se l'approprier et le mettre à distance. Le lecteur s'engage ainsi dans un processus réflexif dans lequel il confronte le texte à la signification dont il l'investit, construit son identité de lecteur et interroge le texte non seulement au niveau sémantique mais aussi au niveau structurel et stylistique. Nous décrivons dans cet article ce processus à partir de l'analyse de récit de leur expérience de lecteur recueillis auprès de lecteurs réputés « petits » ou « faibles ».

To understand a text, the reader must reduce the distance (historical, cultural, linguistic, axiological, etc..) between himself and the text. So the construction of the meaning of a text is based on a paradox, since the reader must both make the text his own and keep it at a distance. Thereby the reader is committed to a reflexive process in which he confronts the text to the meaning which it invests, builds his identity and examines the text not only from a semantical standpoint but also from a structural and stylistic standpoint. In this article we describe this process from the analysis of experience narrative gathered from readers deemed "small" or "low".

Sommaire
Texte intégral

S'il fait aujourd'hui consensus que « lire c'est comprendre » et donc que la maîtrise de la lecture ne se borne pas à la maîtrise du déchiffrage, la description des processus mis en œuvre dans l'activité même de compréhension d'un énoncé écrit est loin d'être établie. Depuis la deuxième moitié du XX° siècle, la lecture est l'objet de nombreuses recherches dans différentes disciplines : sociologie et plus particulièrement sociologie des pratiques culturelles (Bourdieu, Chartier, Lahire), psychologie et plus particulièrement psychologie cognitive (Rossi, Fayol & Gombert, Giasson, Dehaene), mais aussi sémiotique (Barthes, Eco) et philosophie (Gadamer, Ricœur). Or, en dépit de la meilleure connaissance des processus de compréhension que cette investigation pluridisciplinaire abondante et pointue a incontestablement permis d'établir, la construction du sens de l'écrit par le lecteur reste en partie un insondable. La raison principale de ce fait est que le sens et sa construction par le lecteur ne sont accessibles au chercheur que par la médiation de la verbalisation qu'en produit le lecteur lui-même. C'est donc à partir de ce que le lecteur dit de ce qu'il comprend qu'on peut espérer découvrir les processus qu'il met en œuvre. Cette méthode peut sembler imparfaite. Toutefois, d'une part elle est la seule à notre disposition, si l'on veut bien admettre que la construction du sens de l'écrit n'est pas le produit de la seule activité neurobiologique du lecteur, d'autre part elle procède déjà du principe réflexif dans la mesure où elle recourt aux moyens même de la compréhension pour en faire état.

Mais si le sens de l'écrit est bien le produit de l'activité du lecteur, celui-ci inversement se construit par cette activité même de lecture. En confrontant le texte à la signification dont il l'investit, d'une part le lecteur construit son identité de lecteur, d'autre part il interroge le texte au triple niveau sémantique, structurel et stylistique. Ainsi le processus réflexif dans lequel s'engage le lecteur ne se réduit pas à une sorte d'effet miroir, qui aurait pour seule fonction de renvoyer le lecteur à lui-même, mais il constitue également le moyen par lequel le lecteur accroît sa connaissance sur les textes et donc apprend à lire et à comprendre. C'est ce que mettent en évidence les entretiens que j'ai menés auprès de lecteurs réputés faibles et dont cet article a pour projet de rendre compte. Après avoir présenté la méthode de recueil et d'analyse des entretiens sur laquelle s'appuie cette démonstration, je préciserai les théories herméneutiques sur lesquelles elle se fonde, puis je présenterai quelques résultats et les éléments de discussion qu'il suggère.

I. Enquête et méthodologie

Note de bas de page 1 :

 J'ai présenté certaines de ces enquêtes et des résultats auxquels elles ont abouti dans un certain nombre d'articles dont le lecteur trouvera les références dans la bibliographie qui clôt cet article.

Les réflexions et les résultats proposés dans cet article sont issus de différentes enquêtes menées auprès de jeunes adultes âgés entre 18 et 23 ans, réputés « petits lecteurs » et « en échec scolaire » parce que scolarisés dans la voie professionnelle1. Le recueil des données consiste en des entretiens semi-directifs réalisés par mes soins à propos d'ouvrages que les enquêtés ont lus, soit par obligation scolaire, soit volontairement et par goût personnel. Les échanges portent sur les pratiques personnelles et scolaires de lecture, sur les goûts et les choix de lecteurs, ainsi que sur ce qu'ils ont compris des textes qu'ils ont lus et sur l'interprétation qu'ils en font. Dans le cadre de cet article, ce sont essentiellement ces derniers aspects qui sont étudiés. Les entretiens sont enregistrés puis complètement retranscrits.

Note de bas de page 2 :

 Une description de cette méthodologie de l'analyse des entretiens semi-directifs est disponible dans ma thèse Discours sur la lecture à l'école Étude comparative et longitudinale de discours d'élèves et de maîtres sur la lecture au cycle 3 de l'école primaire et de sixième de collègue et dans l'article « Lire et répondre à des questions au cycle 3 », que j'ai publié dans la revue Repères, n°19, « Comprendre et interpréter les textes à l'école », F. Grossmann et C. Tauveron, (dir.), Paris, INRP, 1999, p.167-181

La méthode mise au point pour analyser les discours recueillis a pour principe que l'entretien semi-directif construit un ensemble discursif polyphonique et dialogal. Le dialogisme se produit à un premier niveau, entre l’enquêteur et l’enquêté, dans l’échange qui à partir du jeu social des positionnements et des négociations symboliques assure le développement discursif des thèmes et, à un deuxième niveau, dans l’échange que chaque locuteur entretient avec soi-même et le discours en train de se faire et qui réfléchit l’émergence des discours antérieurs, entendus et reçus, dans l’espace social, et plus spécifiquement  familial et scolaire (Millet, 1992). C’est à l’articulation de ces deux niveaux que se construisent les objets discursifs (Dabène & Grossmann, 1996). L’analyse des entretiens procède donc au repérage des objets discursifs co-construits dans la dynamique interactionnelle par le moyen du repérage des récurrences des items, c'est-à-dire soit des unités lexicales soit des suites de mots signifiantes, considérées comme les manifestations linguistiques de l’articulation entre le premier et le deuxième niveau de dialogisme. Ces récurrences tissent des réseaux de signification, et ce faisant assurent la dynamique discursive. Le travail de l’analyste consiste donc à la mise à jour de ces enchevêtrements sémantiques, produits et producteurs de l’interaction verbale, puis à leur interprétation, qui se trouve elle-même traversée de la polyphonie discursive qui l’alimente2.

La méthode de l'entretien semi-directif est choisie dans la mesure où elle permet de recueillir le dit de ce que le lecteur comprend. De plus, et au-delà du fait qu'elle est pratiquement la seule à notre disposition, si l'on veut bien admettre que la construction du sens de l'écrit n'est pas le produit de la seule activité neurobiologique du lecteur, elle procède déjà du principe réflexif dans la mesure où elle recourt aux moyens même de la compréhension, c'est-à-dire la verbalisation, pour en faire état. Elle a été mise au point et  utilisée par l'équipe de chercheurs qui, autour de Michel Dabène, a initié ces travaux sur les représentations interprétatives verbalisées (Visoz, Frier & Dabène, 1992).

II. Construction du sens, appropriation et réflexivité : de l'expérience réflexive à l'analyse formelle et sémantique du texte

Note de bas de page 3 :

 La description de ces processus constituent un chapitre du mémoire d'habilitation à diriger des recherches que j'ai soutenue le 3 décembre 2009 à l'Université Louis Lumière Lyon 2 intitulé : Du sujet lecteur au sujet apprenant. Essai d'épistémologie didactique.

Inspirée de l'herméneutique de Hans-Georg Gadamer (1960, 1991) et de Paul Ricœur, en particulier dans son ouvrage Du texte à l'action, essais d'herméneutique II paru aux éditions du Seuil en 1986,l'analyse des discours produits par ces lecteurs m'a permis d'identifier six processus constitutifs de l'expérience de lecture qu'ils évoquent au cours de ces entretiens3:

  1. La mécompréhension ou expérience de l'inachèvement du sens et de l'étrangeté.

  2. La dispersion et la recomposition ou expérience de l'éclatement du sens.

  3. La précompréhension ou expérience de la subjectivité.

  4. La distanciation ou expérience de l'objectivation.

  5. L'appropriation ou expérience de la réflexivité.

  6. L'interprétation ou expérience culturelle.

Dans le cadre de cet article, je n'évoquerai que le processus d'appropriation, qui, dans ce cheminement vers la construction du sens de l'écrit, occupe une place particulière dans la mesure où il consiste aussi, par la réflexivité qu'il implique, en la construction du sujet lecteur et plus généralement du sujet. Ainsi la construction du sens du texte est-elle fondée sur un paradoxe dans la mesure où elle est issue conjointement de la nécessaire mise à distance (historique, culturelle, linguistique, etc.) du texte pour le comprendre et de son appropriation, comme nécessaire contrepartie de cette mise à distance. Pour s'approprier le texte et le comprendre, le lecteur doit en effet réduire la distance essentielle qui existe entre lui-même et le texte : la distance historique mais aussi la distance linguistique, culturelle, et axiologique. Je reprends donc à mon  compte la description de l'appropriation proposée par Paul Ricœur (1986 : 130) :

L'appropriation est dialectiquement liée à l'objectivation caractéristique de l'œuvre ; elle passe par toutes les objectivations structurales du texte ; dans la mesure même où elle ne répond pas à l'auteur, elle répond au sens ; c'est peut-être à ce niveau que la médiation opérée par le texte se laisse le mieux comprendre.

Le processus d'appropriation revient ainsi à réduire la part d'étrangeté du texte après avoir été en mesure de l'expérimenter. S'approprier le texte c'est, pour le lecteur, en construire son sens propre c'est-à-dire sens pour lui, et faire sien ce sens construit. En effet, au-delà de la nécessité du respect du texte et de ce que donne à lire sa facture (Eco, 1990), on ne peut limiter l'expérience du sujet lecteur à décoder le sens déployé dans le texte et à le construire selon une doxa établie dans un autre contexte de lecture et à d'autres fins par d'autres lecteurs. Celle-ci consiste plus essentiellement à construire le sens inscrit dans le texte pour le lecteur lui-même. Dans ce processus d'appropriation le lecteur ne pervertit pas la lettre du texte pour l'incorporer à son projet sémiotique, au contraire, dans un mouvement réflexif, il la confronte à la signification dont il l'investit. Selon la formule de Ricœur (1986 : 60) lire c'est « se comprendre devant le texte ». De ce fait, chaque lecteur construit un sens qui lui est propre et qui rend compte du rapport réflexif qu'il a construit avec le texte. Par ce processus, celui qui comprend se construit en tant que sujet lecteur et en tant que sujet. Ainsi la lecture est-elle pour le sujet une expérience de sa propre subjectivité et de la réflexivité par laquelle il interroge son identité de lecteur et de sujet.

Il ressort des entretiens menés auprès de jeunes adultes réputés « faibles lecteurs », que cette expérience réflexive est particulièrement forte quand ils lisent des histoires, qu'elles soient fictives ou non, comme par exemple les récits de vie. Pour ces lecteurs, il s'agit à chaque fois de se retrouver dans le texte et de se comprendre devant le texte (Ricœur, 1986). Ces lecteurs décrivent l'expérience réflexive comme le fondement même de leur construction du sens de ces textes. Pour eux, le processus de réflexivité tel qu'il se déploie dans l'activité de lecture constitue un des modes de l'appropriation et de la compréhension du texte, l'histoire racontée (fictive ou réelle) leur offrant les mots à partir desquels se comprend l'histoire personnelle et donc le sujet, et inversement l'histoire personnelle permettant de comprendre la facture lexicale / sémantique, grammaticale / discursive, stylistique / esthétique du texte. Dans le cadre de cet article, je présenterai deux exemples de la mise en œuvre de cette appropriation réflexive du texte qui conduit le lecteur du « se comprendre devant le texte » mis en évidence par Ricœur à l'analyse formelle du texte. Dans le premier exemple, le processus d'appropriation réflexive engage la lectrice à analyser le lexique utilisé par l'auteur ; dans le deuxième exemple, le lecteur en vient à interroger les caractéristiques génériques de la nouvelle qu'il vient de lire.

III. Appropriation réflexive et analyse lexicale

L'appropriation réflexive du texte conduit le lecteur à porter son attention sur les mots choisis par l'auteur du texte. En lisant une histoire qu'il met en regard avec la sienne, et donc en réfléchissant l'expérience vécue dans l'expérience de lecture, le lecteur, dans un double mouvement, (re)trouve les mots qui disent son histoire et observe le lexique déployé dans le texte devant lequel « il se comprend », au sens de Ricœur. Dans les entretiens que j'ai menés, c'est dans cette analyse lexicale que s'engage Muriel.

Muriel a 18 ans et est scolarisée en lycée professionnel où elle suit une formation en bureautique. Elle a lu le roman de Carol Mann, Une passion d'hiver, paru chez Calmann-Lévy en 1993. Elle en retient surtout qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre deux personnes d’un âge différent parce que dit-elle « cela a failli [lui] arriver ».

c’est l’histoire de deux personnes qui habitent dans le même immeuble et puis un jour ils se rencontrent […] lui Alain est plus âgé qu’Éloïse et elle tombe amoureuse c'est l'histoire d’une jeune fille éperdument amoureuse d’un homme plus âgé alors c’est vrai que de nos jours il y a beaucoup de jeunes filles qui préfèrent les hommes plus âgés […] parce que ça a failli m’arriver et heureusement j’ai freiné alors c’est pour ça d’un côté je me suis mise un peu à la place d’Éloïse […]

Note de bas de page 4 :

 Sur ce processus de l'identification, voir les travaux de Jean- Marc Talpin et leurs références dans la bibliographie qui accompagne cet article.

Le discours de Muriel procède d'abord à un résumé relativement neutre et académique de ce roman (c'est l'histoire de...). Puis rapidement la lectrice en rapproche le propos de la condition amoureuse des jeunes filles d'aujourd'hui (c'est vrai que de nos jours il y a  beaucoup de jeunes filles) pour finalement évoquer son cas personnel (ça a failli m'arriver). La fin de cette séquence discursive, dans laquelle dominent les pronoms de première personne, évoque le processus fréquent d'identification4 du lecteur avec le personnage (je me suis mise un peu à la place d'Héloïse), quand l'expérience narrée de celui-ci rejoint l'expérience vécue de celui-là. On peut considérer que l'évocation de cette identification constitue un indice de la mise en place d'une posture réflexive de la part de la lectrice et la manifestation du « se comprendre devant le texte» décrit par Ricœur. On voit également que cette compréhension de soi devant le texte lu construit l'intégration de la jeune lectrice au groupe des « jeunes filles d’aujourd’hui » et rapporte son expérience personnelle à celle d'un groupe social. C'est en ce sens que l'on peut considérer qu'il n'y a pas simplement identification du lecteur au personnage mais plutôt construction du sujet dans un espace social identifié et donc réflexivité. Une fois cette première étape de l’appropriation établie, la lectrice revient au texte pour l'objectiver et l'analyser en tant que texte. Dans cet exemple, c'est la dimension lexicale du texte qui est exploré, comme le développe la séquence discursive suivante :

mais autrement il est bien l’auteur il a vraiment bien écrit j’ai bien aimé […] parce que ça explique pas mal de détails que beaucoup de personnes ne se rendent pas compte en fin de compte aimer un homme plus âgé c’est important […] elle [Héloïse, le personnage du roman] dit « mon seul espoir. Mon rayon de lune qui m'attend là-haut » alors elle a été tellement amoureuse qu'en fin de compte plus rien ne comptait d'autre pour elle alors c'est sûr que ça arrive bon moi je sais que moi je n'en suis quand même pas arrivée jusque là mais autrement - E: D'accord qu'est-ce qui t'a gênée en revanche dans le texte parce que tu as souligné des choses – M : certains vocabulaires comme « simulacre » je ne vois vraiment pas du tout à quoi « fulgurant » je vois ce que ça veut dire maintenant et « la laideur insensée des jours » je pense qu'elle devait se lasser d'attendre d'être avec lui je pense « tous les mensonges toutes les expressions haineuses » enfin je ne sais pas et puis « perfide » voilà enfin le vocabulaire du texte […] j'ai souligné « je pars et j'emporte avec moi l'empreinte de tout ce que je vais quitter » je vois ce que cela veut dire disons que quand on quitte un endroit qu'on aime c'est vrai que .. on emporte tout avec soi donc ... elle elle ne laissera rien derrière elle elle va ... elle partira sans rien laisser derrière elle

Dans ces extraits, Muriel a relevé des mots et des expressions qui selon elle « expliquent pas mal » ce que signifient « aimer un homme plus âgé ». L'analyse formelle du texte est donc en quelque sorte déclenchée par l'étape précédente d’appropriation réflexive. Toutefois le sens de ces éléments lexicaux n'est pas directement accessible à Muriel. Elle doit donc se livrer à un travail d'élucidation qui se construit par un va-et-vient entre l'identification des séquences lexicales dans le texte romanesque et l'élaboration d'hypothèses interprétatives qui prennent appui conjointement sur l'histoire racontée et sur l'expérience vécue, telle que l'indique par exemple l'énoncé souligné et dans lequel se succède la référence au personnage (elle a été tellement amoureuse), la référence à une expérience constatée dans la société (c'est sûr que ça arrive), la référence à l'expérience personnelle (moi je n'en suis quand même pas arrivée jusque-là). On retrouve la succession mise en évidence plus haut dans la première appropriation réflexive : personnage, groupe social et sujet lecteur. On peut en déduire que l'analyse formelle s'inspire ou se nourrit de l’appropriation réflexive. Toutefois, on remarquera aussi que dans ce bref extrait, ce procédé n'est pas toujours à l’œuvre. Ainsi l'élucidation de l'énoncé extrait du roman « je pars et j'emporte avec moi l'empreinte de tout ce que je vais quitter » est construite par référence au personnage et à une expérience générale, mais sans référence à l'expérience personnelle, certainement parce que la lectrice ne l'a pas vécue. Ainsi cet exemple met en évidence que l'appropriation réflexive d'une histoire romanesque qui consiste pour le lecteur à construire dialectiquement la compréhension du récit et la compréhension de soi conduit le lecteur à s’engager dans une analyse formelle et objective du texte.

IV. Appropriation réflexive et analyse générique

Le deuxième exemple extrait du corpus des entretiens montre comment l'appropriation réflexive du texte conduit le lecteur à interroger la notion de genre. Paul a 20 ans et prépare un baccalauréat professionnel mécanique auto. En cours de français, le professeur a proposé la lecture d'une nouvelle de Tahar Ben Jelloun « L'amour fou » extraite du recueil Le premier amour est toujours le dernier paru au Seuil en 1995. Cette nouvelle raconte l'histoire de Sakina jeune chanteuse égyptienne talentueuse qui repousse un soir les avances d'un cheikh fortuné et puissant. Sakina oublie vite cet épisode, d'autant que sa carrière prend un tour international et surtout qu'elle rencontre un jeune homme Fawaz, intelligent, prévenant et promis à un avenir brillant. Les deux jeunes gens s'aiment et Fawaz demande la main de Sakina, que ses parents émerveillés accordent bien volontiers. Une fois le mariage célébré, Fawaz devient nerveux et se retient d'honorer sa jeune épouse. Un jour, il lui annonce que son patron lui a commandé une affaire importante pour laquelle il doit faire un voyage lointain. Sakina peut l'accompagner. Arrivés à destination, Fawaz livre Sakina à son patron, qui n'est autre que le cheikh qu'elle a insulté quelques mois plus tôt et dont elle complétera le harem.

Paul qui aime les histoires d'amour a apprécié cette nouvelle de l'écrivain marocain. Un des motifs principaux de cet intérêt est que Paul se retrouve dans le personnage de Fawaz qui selon lui lui ressemble :

E : Alors qu'est-ce que tu as aimé là-dedans – P : L'histoire d'amour et les personnages parce que moi je suis plutôt comme le personnage de Fawaz je suis pareil j'aime bien parler j'aime bien faire plaisir etc et je me revoyais dans cette histoire-là donc moi je voulais que ça continue comme moi je l'aurais voulu […] je ne sais pas trouver une fille belle intelligente qui chante bien elle a du succès partout et je me disais voilà c'est la femme que moi j'aimerais avoir donc moi vu que je suis comme lui je disais allez là je vais continuer franchement […] – E : D'accord donc quand tu lis une histoire comme ça et qu'il y a un personnage qui te plaît qui te ressemble tu – P : Je lis encore plus oui je me mets dans sa peau […] je continue en fait de lire mais pour moi donc je dis que c'était moi

Cette séquence discursive décrit comment l'appropriation réflexive du récit de Tahar Ben Jelloun construite par le processus d'identification entre le lecteur et le personnage produit une double dynamique : tout d'abord sous la forme d'une projection imaginaire du lecteur dans l'histoire lue (c'est la femme que moi j'aimerais avoir), ensuite en enclenchant la poursuite de l'activité de lecture elle-même (je continue en fait de lire). Premier constat, l'appropriation réflexive constitue un moteur de la lecture.

Cette première approche conduit Paul à analyser le personnage de Fawaz au regard de son expérience personnelle et conjointement à expliquer son propre comportement et sa propre histoire.

E : Alors est-ce que tu penses toi aussi que Fawaz c'est un héros ou est-ce que toi tu ne penses pas ça – P : Pour moi ce n'est pas un héros c'est un escroc et je me vois là-dedans aussi mais moi j'ai fait des choses comme ça par rapport à quelque chose que j'ai fait bien ensuite ça veut dire que moi aussi j'ai fait rêver des filles je leur ai dit oui je t'aime etc. etc. etc. d'accord mais ce n'était pas pour leur faire du mal au contraire j'ai connu une fille qui fumait de la drogue qui fumait du hasch et cette fille je voyais qu'elle était malheureuse moi franchement ce que j'ai fait je lui ai parlé comme maintenant je l'ai fait rêver et je lui ai dit écoute si tu veux de moi tu arrêtes et franchement cette fille elle a arrêté mais je ne suis pas sorti avec elle mais elle a arrêté et quand je suis arrivé je lui ai dit écoute moi j'ai joué le jeu je ne voulais pas te faire du mal mais le mal que tu te faisais il était plus donc moi je vais te faire du mal maintenant je vais te dire non mais toi mais elle a arrêté

Dans cet extrait, le lecteur délaisse rapidement l'évocation du personnage fictif pour raconter son histoire personnelle. Le récit de cette historie est assez complexe : il mêle l'interprétation antéposée du récit même de l'événement qui fonctionne comme une prolepse (j'ai fait des choses comme ça … ça veut dire que moi aussi ...), le récit lui-même au passé composé et à l'imparfait (j'ai connu une fille qui fumait de la drogue), les paroles prononcées (je lui ai dit …). De plus le discours est saturé de pronoms de première personne (je, moi), de la conjonction mais qui marque la différence entre le lecteur et le personnage fictif et donc construit la distinction du lecteur, et qui marque l'antonymie entre le comportement affiché et le projet réel et donc insiste sur la valeur, voire la noblesse, du comportement du lecteur. Enfin, le discours développe le topos du mal qui vise doublement à dramatiser la situation et à renforcer la justification du comportement et du mensonge du lecteur.  Ces différents éléments sont autant d'indices de la construction par le lecteur du « se comprendre devant le texte ».

Une fois établie l'appropriation réflexive du récit, Paul poursuit l'analyse à propos de la construction de la nouvelle et il critique les choix de l'auteur quant à son issue.

E : Est-ce que tu t'attendais à cette fin – P : Non pas du tout […] je me suis dit ils vont partir en lune de miel et puis je ne sais pas moi je me suis dit peut-être il va lui arriver un truc un accident ou je ne sais pas moi enfin plein de trucs comme ça mais je ne m'attendais pas à ça je me suis dit je ne sais pas moi elle va continuer à chanter il va la suivre il va laisser son boulot pour elle parce qu'il est amoureux d'elle etc. - E : Tu voyais une belle fin – P : Oui oui une belle fin mais alors que là franchement je ne sais pas vous avez vu de toute façon j'étais démoralisé grave […] je me suis dit à la fin Fawaz il va connaître le prince parce que ça ce n'était vraiment pas parce que je voyais que c'était tout beau donc je ne pouvais pas tomber sur une fin comme ça et quand on a lu à la fin j'étais grave dégoûté je disais je serais à sa place moi je ne l'aurais pas emmenée quoi [...] mais à la fin arrivé à la fin aux dernières phrases je n'aurais pas enfin je n'aurais pas fait ça je lui aurais dit écoute laisse tomber je ne viendrai pas voilà […] mais je n'aurais pas fini la fin comme ça (rires)

Ainsi l'analyse réflexive que construit Paul débouche sur une analyse critique des choix narratologiques qui questionne d'abord la conception du personnage qui au final ne semble pas très vraisemblable au regard de l'expérience personnelle du lecteur et ensuite l'économie générale de la nouvelle et son ancrage générique : la trahison finale de Fawaz semble peu compatible avec l'histoire d'amour. On le voit, comme dans l'exemple précédent, l'appropriation réflexive menée par le lecteur le conduit à analyser les caractéristiques formelles et ici plus particulièrement génériques du texte.

V. Discussion

Ces deux lecteurs très différents ont lu des ouvrages très différents qu'ils abordent d'abord par une appropriation réflexive, c'est-à-dire en rapportant le texte à leur expérience personnelle, qui, leur permet, dans une double dynamique, de comprendre le texte et selon la formule de Ricœur de « se comprendre devant le texte  » (1986 : 60), et qui les conduit à le questionner tant au niveau sémantique que dans sa facture stylistique, structurelle, générique etc. L'appropriation réflexive ne restreint donc pas l'interprétation du texte au seul horizon du lecteur mais elle conduit celui-ci à l'explorer en tant que texte. On peut ainsi considérer que l'appropriation réflexive constitue une véritable heuristique herméneutique. Ce point appelle une discussion ou du moins de revenir sur des descriptions de modèles de lecteur et de lecture.

Dans l'ouvrage qu'il publie en 1986, La lecture comme jeu, Michel Picard décrit la lecture comme un jeu entre trois instances qui composent le lecteur : le « liseur », qui représente la personne réelle en chair et en os, le « lu », qui représente la part fantasmatique du lecteur qui se laisse prendre par le texte et ses effets et le « lectant », qui au contraire est capable de distance critique et de considérer le texte comme une construction. Ici, dans les discours que nous avons recueillis, on remarque que ces trois instances sont mobilisées et plus précisément qu'elles sont en interaction et composent un système complexe. On a en effet montré que le « lectant » qui fait preuve de distance critique est activé en quelque sorte par le liseur qui se retrouve dans le texte, voire par le lu (par exemple Paul) qui s'y projette. De ce fait, il paraît difficile de suivre Jean-Pierre Jouve quand il amende cette proposition de Michel Picard en supprimant l'instance du « liseur », au motif que « le concept est peu opératoire pour une analyse textuelle » (Jouve, 1992 : 35).

De la même manière, ces discours de lecteurs réels suggèrent de revoir la dichotomie habituellement admise entre les modalités de lecture référentielle et les modalités distanciées et établissant les secondes comme supérieures au premières. Cette dichotomie prend des formes et des expressions variées quand elle oppose, pour ne citer que quelques exemples, une « réception quasi-pragmatique » qui entraîne l’illusion référentielle vs une « réception réflexive » (Stierle, 1979 : 300-312), une « lecture avortée », « de l’ordre de la contemplation », à fonction « consumériste », vs une « lecture épanouie », « de l’ordre d’une intervention», à fonction « élaboratrice » (Ricardou, 1982 : 16), une lecture « avertie » (celle du relecteur) vs une lecture « naïve » (Jouve, 1992 : 21), une lecture de « participation » vs une lecture de « distanciation » (Dufays, 1997 : 46), une lecture « pragmatiquement ancrée » possible « en référence, non pas à des livres, mais à des schèmes éthicopratiques d’expériences » vs un lecture « littérairement ancrée », se faisant « par référence à d’autres lectures, dans un fonctionnement de références littéraires relativement autonomes » (Lahire, 1993 : 115). Or comme nous l'avons mis en évidence, il apparaît que, plutôt qu'une dichotomie, il faut concevoir la compréhension du texte davantage comme un processus dynamique dans lequel la réflexivité enclenchée par l'investigation du texte à partir de l'expérience personnelle du lecteur conduit à une analyse de sa facture et de ses fonctionnements et constitue une véritable heuristique herméneutique.