Yves Jeanneret 

La communication souhaite identifier certaines questions que pose à la pensée sémiotique, entendue comme un mode de problématisation de la genèse du social, l’incursion conjointe dans le social d’un complexe hétérogène d’objets, discours, pratiques donnnant naissance à un être culturel nommé, figuré, acté comme « de l’information » avec ses déclinaisons rhétoriques (e-choses, cybermachins, trucs 2.0, 3.0, 4.0, etc.), entité qui entretient une relation à la fois avec u concepts mathématique, un héritage documentaire et médiatique, une discipline industrielle (l’informatique) sans jamais lever l’ambiguïté entre ces définitions incompatibles. Cet ensemble composite mais engagé dans une histoire commune porte explicitement la prétention de redéfinir ce qu’est le social, avec comme conséquence que la sémiotique devrait se transformer, se renier ou s’effacer devant un monde de donné(es). Or, paradoxalement, l’accession de la vie des signes au sein de la vie sociale – ou sociable – au statut de ressource principale de l’économie, la puissance de l’ingénierie des transmutations sémiotiques et la mobilisation des formes au service d’une redéfinition du rapport entre usage et échange sont au coeur de ces évolutions. Dans ce contexte, les profondes ambiguïtés qui marquent la « société de l’information » et les « technologies de l’information » sont moins un accident que le travail définitionnel pourrait pallier qu’une condition de la réquisition des sujets de la communication dans une industrie désormais vouée à produire de la valeur par une industrialisation de la trivialité. Convoquant sans cesse la valeur et la puissance sous l’espèce de la circulation de l’information, cette industrie des passages qualifie paradoxalement les objets non comme des moyens de transmission mais comme des territoires, des mondes, des expériences, voire le mode d’existence possible du social. Dans ce contexte, la succession, à une vitesse inédite, de l’engouement et du discrédit pour des prédilections sémiotiques successives, dans une forme de vie privilégiant l’urgence (une aspectualité incohative du toujours déjà obsolète) exige une description et une interprétation prenant en compte plusieurs niveaux d’analyse et plusieurs espaces-temps. Pour prendre quelques exemples, les caractéristiques matérielles des panoplies médiatiques et documentaires qui régissent les conditions pratiques de la communication ; la coïncidence de la reproduction et de de la décontextualisation et des formes ; les effets des transmutations sémiotiques sur l’interaction entre sujets via les textes ; la capacité de ces dispositifs, mixtes d’inscriptions et de pratiques, à réaliser une réquisition des sujets dans une forme de vie. La communication s’appuiera sur des études sémiotiques et sémio-sensibles menées en sciences de la communication, dans l’esprit d’un dialogue au sein du projet sémiotique qui, par définition, traverse les disciplines sans qu’aucune d’entre elles puisse le revendiquer. Elle posera aussi la question de la relation que le travail sémiotique peut entretenir avec les expression mal formées mais puissantes qui définissent la réalité de l’aura de ce monde technique qui se veut plus que de la technique, à partir de l’examen des tactiques de différents courants de recherche pour se valoriser en tant que pensée sur des dynamiques qui échappent à la pensée.

Eglantine Schmitt
Proxem – UTC

Proxem est un éditeur de logiciels qui propose des solutions d’analyse sémantique des big data textuelles. La massification des données textuelles produites par les individus conduit les organisations à rechercher des outils et des techniques qui permettent d’analyser ces vastes volumes pour les organiser, hiérarchiser, synthétiser et en extraire du sens. Les clients de Proxem font appel à ses services afin de mieux comprendre les comportements de leurs
consommateurs, d’améliorer leurs produits et services et la satisfaction globale des clients. Dans ce but, les technologies d’analyse sémantique prolongent l’héritage de la statistique textuelle et de la linguistique de corpus avec la promesse de passer de l’analyse du lexique à l’analyse des concepts par la combinaison de méthodes symboliques, algorithmiques et statistiques. Cette démarche permet d’identifier et de pondérer, dans des contenus d’opinion, des motifs de satisfaction et d’insatisfaction. Une fois reconnus dans le texte, ces motifs peuvent être mis en lien de façon statistique avec des thématiques, des types d’offres, mais aussi des données de segmentation client de type sociodémographique ou comportementales.

Afin d’illustrer cette démarche, je présenterai un retour d’expérience concret sur le processus d’analyse d’avis consommateurs issus du web ou des données internes de l’entreprise. Après avoir décrit ce que l’on entend par corpus, je décrirai les différentes étapes de catégorisation et d’extraction d’information qui permettent de faire ressortir dans un vaste ensemble de contenus exprimant une opinion, des informations pertinentes pour des problématiques
métier. Je présenterai ensuite plus précisément mon rôle d’analyste chez Proxem en développant les enjeux techniques, méthodologiques et épistémologiques posés la production de rapports d’étude reposants sur l’exploitation et l’interprétation des résultats d’une analyse sémantique par un logiciel.

Je proposerai également un retour réflexif sur mon activité professionnelle à la lumière des développements théoriques proposés par la thèse de philosophie des sciences que je mène en parallèle de mon activité professionnelle. On verra ainsi les connaissances nouvelles qui peuvent émerger à travers la massification des données disponibles et le développement des nouveaux outils et méthodes nécessaires pour les traiter, ainsi que les limites théoriques et pratiques d’une telle démarche.

La formation du champ patrimonial à l’aune de ses controverses

Yvon Lamy

 

Je souhaite m’intéresser à ce qui fait socialement parlant « patrimoine » de nos jours en l’enracinant dans sa genèse étatique : la filiation politico-administrative relie en effet la création du Monument historique de la première moitié du XIX° siècle à l’expansion des patrimoines culturels de la seconde moitié du XX°[1]. Tourné vers ce qui est, doit ou peut être occasion publique de souvenir pour une collectivité, le fait patrimonial relativise le monopole de protection du Monument historique fondé sur les législations de 1887 et de 1913. Il en atténue aussi la doctrine de restauration due à Viollet-Le-Duc. Surtout, il en élargit l’esprit de sauvegarde jusqu’à l’appliquer aux collections « subjectives » et muséographiques, aux productions locales, aux traditions collectives et à leurs pratiques tant profanes que sacrées. Alors même que historiquement il prend sa source dans la protection publique du monument, c’est lui qui désormais place le monument à égalité avec les espèces de biens, de lieux et de symboles mémoriels que les collectivités reconnaissent avoir en héritage. Je considérerai ici cette évolution d’optique sur le versant des controverses qui l’ont accompagnée. Dans une première période qui va de la Monarchie de Juillet (1830) au Ministère des Affaires culturelles sous la V° République (1959), les différents agents de l’Etat inspectent le monument, le protègent par le classement et le restaurent en indiquant sa position dans l’histoire. La chaîne des opérations s’apparente aux étapes de consécration d’une propriété nationale. Mais elle n’arrive à son terme qu’au prix de contradictions entre administration centrale et propriétaires privés, et de luttes entre volonté étatique et autonomie des collectivités. Plusieurs décennies après, en regroupant la plupart des directions artistiques et culturelles, le Ministère des Affaires culturelles ouvre une seconde période : l’intérêt général se déplace de la sauvegarde des monuments, vers la célébration d’un héritage, creuset des traditions anthropologiques dans un espace donné. La décentralisation des années 1982 et 1983 se proposera de dépasser les conflits en germe entre ‘volonté d’Etat et projets des collectivités’ en conférant à ces dernières l’administration directe de leurs propres patrimoines. Elle ouvrira la porte à des formes contemporaines de mobilisation de masse, comme le montre la Journée annuelle du patrimoine depuis 1989. Sur la longue durée, ce processus de presque deux siècles est émaillé par deux groupes de controverses sur le sens de l’action publique en matière de passé national : le premier est dominé par la question du droit de propriété et celle du critère esthétique. Le second l’est par la question de l’héritage culturel et de sa valorisation par chaque collectivité. C’est pourquoi, je distinguerai le temps de l’étatisation médiatisé par des débats savants, au parlement et dans les commissions de classement (A) et le temps de la décentralisation, couplé avec celui de l’internationalisation sur l’initiative de l’UNESCO, tous deux médiatisés par le sentiment commun d’être d’un lieu et d’une histoire et de se tenir culturellement responsable de leur évolution (B).

 

[1]. La bibliographie des auteurs et ouvrages est référée en notes infrapaginales. Yvon Lamy, « Du monument au patrimoine. Matériaux pour l’histoire politique d’une protection » Genèses. Sciences sociales et histoire. N° 11 Patrie, patrimoines. Mars 1993.

Jean-Paul Demoule : Les Français et leur archéologie : du refoulement à la marchandisation

L’archéologie du territoire national a longtemps été abandonnée aux notables locaux, menant des fouilles en bénévoles, car elle ne jouait aucun rôle dans l’identité nationale. Le seul passé culturel des élites françaises était celui de la Grèce, de Rome et de l’Orient ; et ce sont seulement ce passé que l’on trouve dans le grand musée national au centre de la capitale, le Louvre. Et ce sera dans ces pays que la France créera de grands instituts archéologiques. La situation ne changera vraiment qu’à partir des années 1970, quand la crise économique, les angoisses écologiques et les tensions liées à l’immigration provoqueront des interrogations identitaires, et un intérêt croissant pour l’archéologie. Aussi, à partir des années 1980 l’archéologie préventive se développe à marches forcées, avec des moyens multipliés en trois décennies par un facteur 100. Toutefois les réglementations européennes ont transformé ces dernières années l’archéologie préventive en un « marché », avec toutes les dérives, constatées par divers rapports, quant à la qualité scientifique des travaux ; tandis qu’un important décalage subsiste entre l’intérêt du grand public et les élites politiques, qui continuent à marquer leurs réticences, tout comme avec les élites médiatiques, notamment télévisuelles, qui peinent à transmettre les nouvelles connaissances acquises.

 http://www.unilim.fr/colloquesemiodefisshs/wp-content/uploads/sites/16/2015/11/Educ.Landowski.28oct.pdf

Eric Landowski.  Sémioticien.  Ancien directeur de recherche au CNRS (Paris, Sciences-po).  Actuellement directeur de recherche associé aux universités de Limoges (Centre de recherche sémiotique), de Vilnius (Centre sémiotique A.J. Greimas) et de São Paulo (PUC, Centre de recherche socio-sémiotique).  Directeur de la revue Actes Sémiotiques (en ligne).  Auteurs de quatre essais de socio-sémiotique (La Société réfléchie, Seuil, 1989 ; Présences de l’autre, PUF, 1972 ; Passions sans nom, PUF, 2004 ; Les interactions risquées, Pulim, 2005).  Publication la plus récente : « The Greimassian Semiotic Circle », in M. Grishakova et al. (eds.), Theoretical Schools and Circles in the Twentieth Century Humanities, London, Routledge, 2015.

Roberto Casati

Les mots pour le dire

L’apprentissage ainsi que l’éducation posent la question, avant tout, du progrès individuel, loi de développement cognitif, psycho- physique nécessaire au devenir de la personne. Ils posent aussi la question du lien entre le progrès individuel et le progrès collectif, celui-là  devant participer aussi au mieux-vivre collectif et réciproquement. Or, il se trouve qu’un troisième type de progrès, celui de la technologie, est posé dans la société contemporaine comme naturellement porteur, initiateur du progrès individuel. L’on peut, entre autres, penser aux notions de « natifs numériques », de « multitâche » et d’« accès à la connaissance ». En me fondant sur des travaux récents en Sciences Cognitives, je déconstruirai ces notions. Plus largement, avons-nous compris de façon adéquate la portée de la « migration numérique » ? Sommes-nous en train d’utiliser les mots corrects pour la décrire ? Dans les deux dernières années, après la publication d’un livre sur « le colonialisme numérique », j’ai commencé à recueillir des données sur les façons de décrire les activités, les objets et les comportements centrés autour de  « la vie en ligne » et de la façon dont nous sommes censés concevoir la vie « pré-numérique ». Je vais présenter une liste de ces descriptions, afin de suggérer quelques redescriptions conceptuelles – dont l’adéquation est fondée sur des données empiriques venant des sciences cognitives – qui peuvent nous aider à questionner la responsabilité du système éducatif, des adultes vis-à-vis des plus jeunes, dans une société technologique.

Biographie

Roberto Casati: Je suis né à Milan, en Italie, en 1961. Directeur de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), je travaille à l’Institut Jean Nicod (ENS-EHESS). J’ai étudié avec Andrea Bonomi et Giovanni Piana à Milan, en Italie, où j’ai obtenu suis mon doctorat (sur les événements) en 1992. Je suis également titulaire d’un doctorat de l’Université de Genève (sur les Qualités secondes, 1991), sous la direction de Kevin Mulligan. J’ai travaillé sur divers projets de recherche sur philosophie de la perception, en particulier sous la direction de Barry Smith, et ai enseigné dans plusieurs universités, dont SUNY Buffalo. Plus récemment, j’ai été professeur invité à l’Université IUAV, Venise, à l’Université de Turin, l’Université de Columbia, et à Darmouth College. J’ai dirigé des projets de recherche financés par le CNRS, le MENRT, et la Commission européenne. J’ai été notamment responsable, pour l’Institut Nicod, du Réseau d’excellence Enactive (IST-2002 002114).

J’ai publié dans revues telles que Analysis, Proceedings of the Aristotelian Society, Studia Leibnitiana, Journal of Aesthetics and Art Criticism, Perception, Trends in Cognitive Science, Journal of Visual Language and Computing, Dialectica, Australasian Journal of Philosophy, Philosophical Studies, Philosophical Psychology, Behavioral and Brain Sciences. Cette distribution quelque peu atypique reflète mon intérêt interdisciplinaire comme philosophe des sciences cognitives, axé sur le statut psychologique des notions intuitives (comme celle d’objet, d’événement, de couleur, sons, et les régions de l’espace atypiques comme les singularités topologiques et les ombres) et sur la méthodologie appropriée pour étudier ces notions. Ayant reçu une éducation parallèle en tant que graphiste, je suis également intéressé par les questions liées à l’étude cognitive de l’art et aux artefacts cognitifs.

J’entretiens une collaboration de longue date avec Achille Varzi de l’Université Columbia; nous avons co-auteuré nombre d’articles, co-édité 3 volumes, et écrit ensemble deux ouvrages de référence, Holes and Other Superficialities (1994), et Parts and Places (1999), tous deux publiés par MIT Press, ainsi que deux livres pour le grand public, dont Petites histoires philosophiques (Albin Michel), traduit en 8 langues. J’ai également collaboré avec Jérôme Dokic de l’EHESS sur La philosophie du son, Chambon 1994.

La découverte de l’ombre (Albin Michel) a été traduit en huit langues. Mon dernier ouvrage, Contre le colonialisme numérique (Albin Michel, versions italienne et espagnole) a suscité un débat sur la présence du numérique à l’école.

 

 

LA CURATION COLLABORATIVE DE DONNÉES
Nouvelles compétences, nouveaux outils

Grâce aux plateformes de social bookmarking comme Delicious ou Diigo, les internautes ont pu expérimenter la mise en commun des mémoires personnelles pour former une mémoire collective, la catégorisation coopérative des données, les folksonomies émergeant de l’intelligence collective, les nuages de tags qui montrent le profil sémantique d’un ensemble de données. En participant à l’aventure de la plateforme Twine créée par Nova Spivack entre 2008 et 2010, certains utilisateurs ont mesuré les points forts de la gestion collective de données centrée sur les sujets plutôt que sur les personnes. Mais ils ont pu aussi toucher du doigt l’inefficacité des ontologies du Web sémantique – utilisées entre autres par Twine – dans la curation collaborative de données. Les succès de Twitter et de son écosystème confirment la puissance de la catégorisation collective des données, symbolisée par le hashtag, qui a finalement été adopté par tous les médias sociaux. Les tweets sont des métadonnées contenant l’identité de l’auteur, un lien vers les données, une catégorisation par hashtag et quelques mots d’appréciation. Cette structure est fort prometteuse pour la gestion personnelle et collective des connaissances. Mais parce que Twitter est fait d’abord pour la circulation rapide de l’information, son potentiel pour une mémoire collective à long terme n’est pas suffisamment exploité. Certaines plateformes de curation de données comme Pinterest, Bitly, Trove, Evernote ou Scoop.it! sont plus orientées vers la mémoire à long terme, mais les données restent encore compartimentalisées par langues et par thèmes. Le développement des moteurs de recherche sémantiques, des techniques de traitement du langage naturel et des « big data analytics » n’ont pas réussi à faire franchir à l’intelligence collective un seuil décisif. 
La curation collaborative de données se trouve au coeur des problèmes d’appropriation de l’information dans le contexte des flux de mégadonnées dans les réseaux à partir de sources hétérogènes. Je présenterai un modèle des nouvelles compétences requises pour traiter ces flux dans le nouveau médium ainsi qu’une réflexion prospective sur les modes de catégorisation du futur. En effet, ni les langages documentaires classiques (conçus au XIXe et XXe  siècle), ni les folksonomies en langues naturelles, ni les ontologies formelles (incompatibles entre elles) ne peuvent exploiter adéquatement la puissance de calcul et d’enregistrement ubiquitaire du médium algorithmique contemporain. Il faudra donc repenser radicalement la catégorisation des données afin de surmonter l’opacité sémantique qui fragmente l’intelligence collective et limite son développement.

Biographie
Pierre Lévy est membre de la Société Royale du Canada et titulaire de la Chaire de Recherche du Canada en Intelligence collective à l’Université d’Ottawa, où il est professeur titulaire au département de communication. Ses recherches portent sur la constitution d’une science de la cognition humaine qui soit simultanément capable d’intégrer les complexités de l’herméneutique et d’exprimer ses modèles par des fonctions calculables. Les premiers résultats de ses travaux sont exposés dans La sphère sémantique (2011) chez Hermès-Lavoisier en français et chez ISTE-Wiley en anglais (The Semantic Sphere).
Outre La sphère sémantique, Il a déjà publié plus d’une douzaine d’ouvrage, traduits dans une quinzaine de langues, parmi lesquels:
Cyberdémocratie, essai de philosophie politique, Odile Jacob, Paris, 2002.

World Philosophie (le marché, le cyberespace, la conscience), Odile Jacob, Paris, 2000.

Cyberculture. Odile Jacob, Paris, 1997.

Qu’est-ce que le virtuel ? La Découverte, Paris, 1995.

L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace. La Découverte, Paris, 1994.

Jean-François Bordron 

L’efficacité symbolique, sa rhétorique et ses modes opératoires.

L’efficacité de certaines pratiques étonne. La cure dirigée par un shaman, telle que Lévi-Strauss l’a décrite, en est un exemple classique. On en connaît la forme, qui mobilise un récit et des analogies morphologiques, mais non les raisons de son efficience. L’efficacité symbolique apparaît en un sens comme un cas limite des effets de la rhétorique dont l’art tend à modifier les attitudes mentales des interlocuteurs. On sait que la métaphore est un moyen important dans la pratique de l’hypnose. Il se peut aussi, comme l’a montré Mary Douglas, que l’analogie fournisse la figure fondamentale par laquelle les groupes sociaux constituent leurs identités et surtout les croyances qui les accompagnent. Que l’analogie puisse servir à établir des croyances, voire susciter des actes de foi, implique directement la question de la vérité, même sous une forme qui peut paraître étrange. Si l’analogie semble, quant à sa forme, nous éloigner de la vérité ordinairement comprise, son efficience paraît au contraire nous en rapprocher.

Jacques-Marie Aurifeille

L’ETUDE DES COMPORTEMENTS EN SCIENCES DE GESTION : OBJECTIFS ET CONTRAINTES

Les sciences de gestion obéissent à une conception finaliste. Il ne s’agit pas d’identifier des lois absolues, immanentes, mais d’atteindre des objectifs économiques dans un univers incertain et changeant. Globalement, ces objectifs reviennent à produire de la richesse ou à n’en pas détruire.
L’expérience montre que la variété des stratégies possibles est un facteur essentiel d’optimisation de l’objectif économique. Autrement dit, la libre concurrence est censée assurer le meilleure gestion des ressources humaines, matérielles et financières.
La concurrence implique que l’offre varie selon les offreurs. Pour être préférés, ils doivent affirmer leur différence en fonction de critères que les demandeurs perçoivent et apprécient. Malheureusement, la différence est une variable éminemment volatile, dépendant de l’évolution des modes de vie, des progrès techniques et des stratégies des concurrents, les trois facteurs interagissant constamment.
Les Sciences de gestion ont donc à la fois la chance d’un objectif précis – la profitabilité – et la malchance qu’il dépende d’un facteur incertain : la différence. L’étude du comportement des agents vise à surmonter cette difficulté.

Les comportements étudiés en Sciences de Gestion sont variés et interagissent souvent : l’individu n’est pas le groupe, la perception n’est pas la mémorisation, pas plus que la préférence n’est la décision d’achat, et la réalisation de l’acte diffère souvent de sa répétition.
Une multitude de variables de comportements sont donc susceptibles de déterminer la différenciation et la profitabilité des offreurs, et toutes ces variables ne peuvent pas s’additionner ou se soustraire comme si elles avaient le même rôle. Les ensembles de variables eux-mêmes sont flous, d’autant qu’un souci de clarté ou de nouveauté, favorisé par la multidisciplinarité des Sciences Humaines et par les progrès technologiques (ex. scanner cérébraux), risque parfois d’amplifier le chaos théorique.

On présentera d’abord les principaux concepts et démarches utilisés pour identifier et analyser les variables de comportement en vue d’établir une relation durable et mutuellement profitable, symbolique ou matérielle, entre offreur et demandeur. Compte tenu du temps imparti et de l’étendu du sujet, les exemples présentés relèveront principalement du marketing et de la communication.
Les limites de ces concepts et démarches seront ensuite présentées, aux fins de susciter discussion et échanges.

Per Aage Brandt

Violence et identité – Pour une sémiotique du symbolique performatif

 

L’un des phénomènes les plus caractéristiques de notre jeune siècle est, depuis sa première année, le “terrorisme” à grande échelle, usage métonymique de la violence meurtrière pour signifier non-verbalement un conflit et une position dans ce conflit. Cette pratique produit non seulement la peur du “terrible”, du côté d’une population cible, mais aussi le renforcement, chez le “terroriste”, de la croyance en une “identité” transcendante et passionnelle, celle de l’instance imaginaire qui signerait implicitement ou explicitement l’acte terrifiant. L’identité du “terrible” se fait ainsi “respecter” par sa violence. La terreur renforce, ou même crée, l’existence imaginaire de cette identité – ethnique, raciale, religieuse – qui vit de ce “respect”.

            La passion identitaire et communautaire se constitue grâce à un ensemble de pratiques “symboliques”, au sens de l’exercice de la force performative inhérente aux actes langagiers (speech acts). Dans la vie sociale, ces actes symboliques sont des gestes performatifs, auto-référentiels, voire auto-célébratifs, qui opèrent en créant une théâtralisation forte du dire et du corps, une mise en scène de l’instance énonciative dans sa présence agissante et déictique. Les actes symbolico-langagiers existent sans doute depuis les premiers âges de notre espèce. Or, désormais soutenue par les nouveaux dispositifs techno-communicationnels de notre siècle, cette performativité théâtrale, médiatisée, devient extrêmement forte et percutante, tout en reprenant des formes archaïques et ouvertement sacrificielles.

Déclarer, promettre, menacer, appeler, conjurer, toujours en donnant à voir la corporalité spectaculaire, maintenant mondialement spectaculaire, du dire et surtout le rapport corporel du dire à la mort, celle de l’énonciataire victime ou celle d’un énonciateur auto-sacrificiel, ce sont là les expressions créatrices d’identités collectives plus fortes que jamais, parce qu’insaissisables, et de plus en plus vides de contenu. L’acte langagier comme drame absurde collectif, non plus sous forme d’acte communicatif interpersonnel, mais comme pur geste acéphale, sans visage et sans échange, – tel serait l’élément caractéristique de notre nouvelle “sémiosphère”.

Mots-clé : Acte langagier, Symbolique, Énonciation, Violence, Identité, Terrorisme.

Eric Landowski, Décider ? Impasses et dépassement

 

Résumé

 

La figure virile du Décideur est au cœur de notre idéologie.  Dans l’imaginaire narratif, elle tend à se confondre avec celle du Héros (façon Grand Timonier), alors que l’indécision fait l’anti-héros (à la Gontcharov).  Mais l’image du capitaine capa­ble de fixer le cap, et de le tenir, hante aussi notre vision de la marche de toutes nos institutions, qu’il s’agisse du pilotage des petites familles, ou des grandes, de la ges­tion des entreprises, du gouvernement des Etats, ou même, désormais, à plus grande échelle, de la gouvernance mondiale qui s’esquisse face aux périls encourus par la communauté humaine dans son ensemble.  A chacun de ces niveaux, devant l’émer­gence de « problèmes » toujours nouveaux et qui s’imposent pour ainsi dire d’eux-mêmes parce qu’ils menacent à divers degrés le devenir ou la survie des collectivités, il faut quelqu’un, un homme, une équipe, une « instance » quelconque « de déci­sion » qui soit à même de « mettre à plat » les situations inédites, de concevoir des réponses possibles, de délibérer afin de trancher au mieux entre les alternatives, et finalement — au risque assumé de se fourvoyer — d’agir conformément à une ligne de conduite définie.

Cette configuration, ce schéma décisionnel qu’on peut dire « canonique », paraît aller de soi.  Du point de vue sémiotique, l’explicitation (et la critique) du dispositif actantiel et des mécanismes modaux qui le sous-tendent est d’autant moins problé­matique qu’il obéit très exactement à la modélisation de l’action fournie par la gram­maire narrative qu’A.J. Greimas mit en place dès les années 1970 et qui n’a rien perdu aujourd’hui de son utilité.  Son application à l’analyse de quelques processus de décision tirés de l’histoire ou pris dans l’actualité nous permettra de cerner un cer­tain nombre de « problèmes sociétaux » dont on verra qu’ils ne surgissent peut-être pas tant de l’extérieur — du « cours des choses » — que du schéma décisionnel lui-même.  Nous les envisagerons à partir d’une syntaxe articulée autour des notions de « décideur », d’« exécutant » et de « situation » : problème du pouvoir de décision, de sa légitimité et des conditions de possibilité de son exercice, problèmes liés au devoir de décider, problèmes dérivant du risque de toute prise de décision, problèmes concernant la responsabilité des parties prenantes, etc.

Mais notre propos consistera surtout à montrer que cette configuration n’est pas la seule envisageable.  Après avoir constaté les impasses auxquelles conduit l’hégémo­nie qu’elle exerce sur nos esprits, nous plaiderons pour une toute autre vision : non pas en faveur de l’indécision mais pour un dépassement du niveau où se situe l’alter­native entre décider ou ne pas décider, faire ou ne pas faire, faire ceci ou faire cela.  Un tel dépassement nécessite un changement de régime d’interaction face à « l’au­tre » — vis-à-vis « des autres » à qui nous avons affaire (amis ou ennemis, parte­naires, clients, etc.), à l’égard de « l’environnement », et plus généralement face à « la situation », de quelque ordre qu’elle soit.  Or, pour cela, il faut d’abord un chan­gement de régime de sens, c’est-à-dire une manière de construire la situation qui obéisse à d’autres principes sémiotiques que ceux dans lesquels nous enferme toute notre tradition de pensée, suivie en cela par les théories sémiotiques standards.

A un régime technocratique qui, à force de régularité et de trompeuse sécurité, programme (à la B. Latour) l’insignifiance (problème sociétal majeur) en cherchant à éliminer toute marge de choix et jusqu’à l’existence même de sujets susceptibles de « décider » de leur sort, — à un régime « démocratique » privilégiant la vision volon­tariste et quelque peu illusoire de décideurs parfaitement conscients de leur propre désir, sûrs de leurs choix et disposés à assumer leurs responsabilités vis-à-vis des tiers-exécutants qu’ils manipulent « pour leur bien », — enfin, à un régime « fata­liste » où les sujets délèguent la « décision » à une instance qui les transcende (le ha­sard, le destin, l’arbitraire de quelque puissance supérieure), nous opposerons le régi­me d’une « écologie » du sens et de l’interaction, où l’acte — le faire ou le ne pas faire, le faire ceci ou cela — ne résulte plus à proprement parler de la « décision » de quiconque face à un monde objet mais découle d’un ajustement sensible entre la dynamique d’une situation et ceux qui la vivent[1].

[1] A titre d’illustrations du fonctionnement de ce dernier régime de sens dans divers domaines d’interaction et face à divers types de situations, voir par exemple :

 

Maria Cristina Addis, « Forme d’aggiustamento. Note semiotiche sulla pratica dell’aikido », in A.C. de Oliveira, As Interaçoes sensiveis, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013.

Pierluigi Cervelli, « Fallimenti della programmazione e dinamiche dell’aggiustamento. Sull’ autoproduzione dello spazio pubblico in una periferia di Roma », ibid.

João Ciaco, « Estratégias de marketing, estratégias de sentido », ibid.

 — id., A inovação em discursos publicitários : comunicação, semiótica e marketing, São Paulo, Estação das Letras e das Cores, 2013.

Paolo Demuru, Essere in gioco, Bologne, Bononia University Press, 2014 ;

 — id., « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015 (http://epublications.unilim.fr/revues/as/5 466).

Eric Landowski, « Modes, modèles, modes d’être », Présences de l’autre, Paris, PUF, 1997, pp. 146-149 ;

 — id., « Deux formes de motivations », Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005, pp. 34-39 ;

 — id., « Faire être, faire croire, faire sentir », ibid., pp. 40-43 ;

 — id., « L’homme-machine », Avoir prise, donner prise, Actes Sémiotiques, 112, 2009 (http://epubli cations.unilim.fr/revues/as/2852) ;

 — id., «  Shikata ga nai ou Encore un pas pour devenir sémioticien ! », Lexia, 11-13 (Culto/Worship), 2012, 4e partie.

Luís Pessôa, Narrativas da segurança no discurso publicitário : um estudo semiótico, São Paulo, Editora Mackenzie, 2013.

Jean-Paul Petitimbert, « Entre l’ordre et le chaos : la précarité comme stratégie d’entrepri­se
 », Actes Sémiotiques, 116, 2013 (http://epublications.unilim.fr/revues/as/1437).

Eric Landowski.  Sémioticien.  Ancien directeur de recherche au CNRS (Paris, Sciences-po).  Actuellement directeur de recherche associé aux universités de Limoges (Centre de recherche sémiotique), de Vilnius (Centre sémiotique A.J. Greimas) et de São Paulo (PUC, Centre de recherche socio-sémiotique).  Directeur de la revue Actes Sémiotiques (en ligne).  Auteurs de quatre essais de socio-sémiotique (La Société réfléchie, Seuil, 1989 ; Présences de l’autre, PUF, 1972 ; Passions sans nom, PUF, 2004 ; Les interactions risquées, Pulim, 2005).  Publication la plus récente : « The Greimassian Semiotic Circle », in M. Grishakova et al. (eds.), Theoretical Schools and Circles in the Twentieth Century Humanities, London, Routledge, 2015.

Pression décisionnelle et configurations de l’opinion à l’ère numérique

(Erik Bertin, agence MRM//McCANN, Institut d’Etudes Politiques de Paris)

 

Le numérique et sa place dans nos existences reconfigure l’horizon d’attentes des individus en-dehors même de la sphère numérique. A titre d’exemple, de nombreuses études sur les comportements d’achat montrent que les attentes des individus –et leur appréciation- en situation d’achat « hors ligne » sont sous-tendues par le système de valeurs diffusé par l’axiologie du numérique : comparabilité, immédiateté de l’accès, étendue du choix, compétitivité des prix, etc.).

Plus globalement, il reconfigure les processus signifiants du sujet dans ses interactions avec son environnement, au-delà même du rapport au discours (et au texte).

Un des défis du XXIème siècle consiste en la renégociation de l’accès au sens engagé par la mutation numérique de la société et ses multiples effets. Parmi ces enjeux, et les questions soulevées par les médiations numériques : l’effet d’amplification sans précédent du rapport entre l’individuel et le collectif, entre l’unique et le multiple. Ces transformations, qui sont plus des changements de degré que de nature, sont réalisées ou rendues possibles par l’actant internet. Une des caractéristiques essentielles d’Internet est qu’il n’est pas seulement un média qui transmet et qui rend accessible, mais avant tout un média qui transforme. La transformation médiatique fondamentale inhérente à internet consiste à agréger les conduites individuelles et à les convertir en grandeurs collectives. Les comportements individuels sont sans cesse enregistrés et convertis en valeurs numériques, c’est-à-dire en grandeurs quantitatives. Toute interaction numérique entraîne l’enregistrement des traces de l’activité du sujet (lecture, production) par l’actant internet, pour modifier en retour les interfaces et les contenus qu’elles proposent, dans une dynamique de rétroaction permanente. Qui n’a pas été surpris, les premières fois, par la puissance indiscrète de l’algorithme d’Amazon, qui peut « programmer » par anticipation à partir de la consultation d’un livre, des sélections affinitaires pertinentes d’autres ouvrages ?

Internet est par essence un actant de la manipulation. Il effectue en permanence des opérations de sélection et de classement dans la masse des données, pour le compte du sujet-utilisateur. Mais il le fait en imposant un mode de hiérarchisation de l’information au destinataire.  

En outre, l’actant internet produit des formats médiatiques numériques qui exercent une forte pression prescriptive sur l’utilisateur, à travers des formats d’écriture tels que ceux diffusés par les réseaux sociaux, et par des formats cognitifs qui orientent les schémas d’action des utilisateurs sur les interfaces numériques.

Deux phénomènes sont particulièrement affectés par ces transformations portées par la société numérique : il s’agit de l’interaction entre la dynamique de la décision et celle de l’opinion.

 

Hyper proposition et pression décisionnelle

Cette société numérique (et notamment celle du Web 2.0.) a engendré une ère d’hyper proposition :

–        multiplicité des sources énonciatives (« horizontalisation » de la société numérique, mise en concurrence généralisée entre toutes les propositions  qui circulent dans l’espace de communication[1]);

–        multiplicité des propositions commerciales ;

–        multiplicité des contenus proposés, 

–        multiplicité des possibilités d’action et des parcours possibles sur une interface numérique.

Dans cet espace d’hyper proposition, chacun est en rivalité pour la popularité, l’influence et la réputation. La modification des critères d’autorité de la source sur Internet rend possible cette concurrence et cette concomitance généralisées. Car la multiplicité des sources d’énonciation, et l’égalité d’accès, modifient en profondeur le régime véridictoire. Le certain, le vraisemblable et le crédible ou le plausible ne sont plus l’apanage d’une autorité modalisée selon le savoir et/ou le pouvoir. Autrement dit, dans cet espace, chacun est crédible ou en tout cas légitime.

Dans son parcours numérique, le sujet est ainsi confronté à une amplification de la pression décisionnelle. Internet manipule le sujet en le poussant continuellement à prendre position et à sélectionner au sein de cette massification. Et cette pression décisionnelle prend de multiples formes: décision sur la sélection à opérer dans les résultats de recherche ; décision d’accéder à tel contenu plutôt que tel autre ; décision épistémique de croyance dans les jugements portés par l’actant collectif concernant un produit, un service (hôtels, restaurants, etc.), une vidéo, une marque, sous la forme de dispositifs tels que étoiles, échelles, grades, commentaires ; décision individuelle d’accepter de voir une vidéo, de faire circuler un contenu, de marquer son adhésion à une instance énonciative quelconque par un « like » ; décision de réaliser son acte d’achat ou de l’interrompre au stade de son actualisation, lorsqu’il est prêt à être définitivement validé. Autant de microdécisions individuelles –et permanentes- qui viennent s’agréger dans un acte de jugement collectif quantifié. Sur la plupart des sites de commerce électronique ou d’offre culturelle (cinéma), cette quantification s’opère par l’établissement d’une note globale, à partir de l’agrégation algorithmique des notes laissées par les internautes[2].  

L’amplification et la prééminence des pratiques de choix/de sélection liée aux pratiques numériques a une conséquence forte sur le mode d’accès au sens : le parcours du sujet numérique, confronté constamment à des alternatives, à des choix se déploie en permanence sur l’axe paradigmatique. Plus largement, la prévalence de la sélection, du choix à opérer comme mode d’accès au sens montre le poids de l’axe paradigmatique comme centre de gravité des processus signifiants engendrés par le numérique => c’est ce qu’illustre la « délinéarisation » des parcours signifiants sur internet. Elle se manifeste notamment par l’hypertrophie de la sélection dans les parcours digitaux (ou/ou) pour construire sa propre syntagmatique [comme la paradigmatisation des choix à opérer sur un site pour atteindre un objectif donné]. La prééminence de la liste comme mode d’organisation et d’accès au sens en est aussi une manifestation. Tout comme l’importance de la syntaxe tabulaire[3] dans les dispositifs « Note+Avis » du Web social. Ces dispositifs de nature tabulaire traitent simultanément (et non linéairement) un grand nombre d’informations grâce à des procédures absentes de la syntaxe linguistique : symétries spatiales, proximités, contrastes, continuités, etc.

Au fond, cette pression décisionnelle impose au sujet constamment de prendre position dans cet espace d’hyper proposition, en actualisant les virtualités que présentent les dispositifs numériques. Elle le pousse à sélectionner dans le multiple.

La décision relève pleinement de l’épisode narratif de l’épreuve décisive, et de l’éclat d’intensité qui le caractérise. Pour autant, la nature de ces « microdécisions » et leur aspectualité (accumulation, itération, fréquence) tendent à en réduire la portée. D’autant que la plupart de ces microdécisions n’ont que des effets limités, en ce sens qu’elles transforment faiblement l’être ou le faire du sujet –qu’il s’agisse de noter, de liker, ou de décider de croire tel ou tel sujet évaluateur pour faire un choix.

La très grande diffusion de ces dispositifs dans les parcours numériques risque d’affaiblir la valeur de la prise de décision, en la banalisant. La succession des microdécisions tout au long du parcours numérique du sujet tend à uniformiser ces décisions, en les réduisant à leur statut commun de programme d’action sensori-moteur manifesté par le même geste : la décision « cliquable ».

Le sujet est donc confronté à la pression permanente du choix, de la sélection dans l’hyper proposition. Injonction lui est faite de prendre position : de « liker », de partager, de noter, etc. Il est alors en position de producteur de jugement.  Mais il est aussi orienté et influencé en permanence dans ses choix par la masse des jugements qui le précèdent. Et il se trouve alors en position d’utilisateur de cette masse d’avis et d’opinions de l’actant collectif. La pression permanente du choix exercée par l’hyper proposition alimente donc la dynamique de l’opinion sur internet.

 

Formes de l’opinion à l’ère numérique 

Où qu’il aille, le sujet se trouve confronté à des dispositifs qui donnent forme et efficience à une sorte « d’opinion publique numérique ». C’est là la conséquence d’une des transformations de l’ère numérique, qui organise la mise en scène publique de l’opinion individuelle. Sans en modifier la nature, les médias numériques amplifient la dynamique de l’opinion, telle qu’elle était définie auparavant. Au XIXème siècle, et longtemps après, l’élaboration de l’opinion prenait corps dans la sphère privée, dans l’héritage des cercles de lecture où l’on faisait usage de sa raison, avant de se diffuser à la sphère publique[4]. De même, dans la société de consommation, les clients exprimaient leur avis dans une sphère privée, soit par le bouche à oreille, soit dans un colloque singulier avec la marque ou l’entreprise, par la médiation de questionnaire de satisfaction, courrier de réclamation, et toutes formes d’échange avec un service client.

Dans la société numérique, le sujet se trouve engagé en permanence dans des processus de désignation et de sanction, pour sélectionner le « meilleur objet ». Ces pratiques de désignation collectives révèlent par leur ampleur la place centrale des procédures de légitimation dans les médiations numériques. Ces pratiques s’imposent comme de véritables normes d’interaction sociale.

Différentes formes sémiotiques les prennent en charge : formes binaires comme le « like », formes scalaires, procurant une représentation graduelle à l’évaluation à travers des étoiles (Amazon, FNAC), des points (Trip Advisor), des smileys et objets figuratifs de toute sorte. La forme discursive élémentaire est le syntagme combinant un contenu et un indice numérique apportant une sanction quantitative à l’intérêt et à l’adhésion que ce contenu a suscité (voir exemples). Ce type de syntagme connaît aujourd’hui un très grand degré de diffusion et s’impose comme une norme dans les usages numériques.

Le rôle prépondérant de la note[5], et plus généralement de l’indice numérique, dans ces dispositifs, illustre la prééminence de la légitimité quantitative, aux effets véridictoires rassurants. La quantification des prises de position est devenue un format générique. Il contribue à la fabrique d’une « légitimité numérique » à travers les pratiques internet, légitimité par le nombre. La question soulevée est donc celle des effets de sens produits par la quantité dans les dispositifs de désignation, et de construction de l’opinion. Une grandeur numérique massive, sanction collective de l’opinion, tout comme un nombre restreint, introduisent une orientation dans la perception du sujet. Son rôle croissant tente de lui donner une prise face au vertige de l’hyper proposition, en réduisant l’incertitude. Parée de la réalité incontestable du chiffre, l’opinion numérique n’est plus une instance de jugement au savoir incertain[6]. Le régime de croyance qu’elle instaure pour le sujet est celui de la certitude rassurante.

Mais la grandeur numérique et anonyme efface les énonciations individuelles et la question de la compétence du sujet. L’effacement du sujet derrière le dispositif facilite aussi le refus de se constituer en énonciataire de l’opinion émise. Le jugement transformé en clic constitue un « passage à l’acte » plus ou moins déresponsabilisé et désinhibé, à travers le geste anonyme qui l’actualise. A travers ce geste, le sujet semble s’inscrire dans une sorte de proto énonciation, en sachant vaguement qu’il ne fera rien d’autre que participer aux flux globaux de la masse parlante[7]. Ainsi les dispositifs de désignation poussent la majorité « passive » à multiplier les assertions sans discussion, à travers des formats binaires ou scalaires, tandis que la minorité active s’approprie une forme d’opinion en expansion (l’actualisation discursive et déployée de l’avis personnel).

 

En outre, la valeur numérique dans ces dispositifs actualise un processus d’accumulation continu. La mise en discours du comptage manifeste une suite numérique « ouverte », c’est-à-dire sans horizon définitif. L’énonciataire se trouve exposé à un processus d’accumulation toujours inachevé, qui appelle exclusivement son augmentation. Cette orientation augmentative[8] des grandeurs numériques, propre à ces dispositifs du Web social, suggère l’hypothèse d’un « effet d’enrôlement », à l’œuvre dans ces processus de désignation. Ainsi, ce mouvement massif d’augmentation collective joue vraisemblablement un rôle d’attracteur, invitant le sujet à rejoindre l’orientation collective dominante. Cet effet d’enrôlement semble d’autant plus plausible qu’il fait écho aux dynamiques sociales de la notation, qui montrent que plus les contributeurs sont nombreux, plus l’envie de participer à son tour est forte[9].

Cette fonctionnalité [10] d’amplification numérique continue joue un rôle central. Elle actualise la mise en scène du procès continu (et orienté) de construction de l’opinion numérique. Elle produit un double effet de légitimation par la représentation de la sanction collective (incontestable, sur le plan véridictoire) et par l’effet d’enrôlement (appel au vote).

L’opinion publique numérique a ceci de caractéristique d’exister en tant que forme. Grâce aux dispositifs de visualisation et de mise en scène des valeurs quantitatives, les formats numériques donnent une « forme » à l’opinion –une forme manifestée et dynamique qui permet de saisir ses évolutions, comme un phénomène continu et graduel. L’opinion, devenant une forme « représentée », accède ainsi à l’existence sémiotique [représentation de la représentation].

Par ailleurs, ces processus de mise en scène de l’opinion pourraient conduire à une modification des pratiques interprétatives, en même temps que grandit la place d’un nouvel actant collectif qu’on pourrait appeler le tiers lecteur. Ce tiers lecteur constitue une nouvelle forme dynamique de l’opinion numérique. Que l’on arrive sur une plateforme sociale, un site ou un forum, les contenus ont déjà été évalués (notation + commentaire) et classés par ce tiers lecteur. Autrement dit, tout lecteur reçoit désormais un contenu à travers le filtre des jugements de tiers qui précèdent et qui sont mis en scène. À l’inverse, l’absence de marque appréciative sur un sujet ou un objet médiatisé oriente la réception. Car l’absence d’activité évaluative dans cet espace discursif constitue une forme de sanction par le tiers lecteur absent.

Le colloque singulier qui jusque-là fondait la rencontre entre un lecteur et un texte se reconfigure autour du rapport intermédié aux contenus par la présence grandissante de ce tiers actant : « 87% ne sont pas d’accord avec cet article » ; « 2,5 millions de personnes ont vu cette vidéo », etc. Il est fort probable que la numérisation des livres et sa large diffusion s’accompagne à l’avenir de commentaires et de diverses marques d’appréciation de la praxis collective dans les marges des ouvrages. Ainsi se diffuse un dispositif à double niveau, qui oriente inévitablement l’acte de lecture : une sorte de simulacre mettant en scène le contenu et sa « première » réception.

Tout l’enjeu est de comprendre et de déterminer dans quelle mesure ce tiers lecteur et ses marqueurs d’appréciation influencent le processus énonciatif et plus spécifiquement le processus de formation de l’opinion personnelle. Cet horizon évaluatif permanent ne permet plus un accès « pur » au contenu, dès lors qu’il est accompagné d’une mise en discours de sa réception par un tiers lecteur. Nous voici confrontés au paradoxe de l’opinion numérique : l’injonction à exprimer un avis sur tout, qui se heurte à la difficulté  à  se forger un avis véritablement personnel puisqu’on est confronté d’abord à l’avis des autres…

Enfin, ces reconfigurations de l’opinion à l’ère numérique font émerger un autre rôle actantiel. Car cette opinion numérique, qui sélectionne et désigne le « meilleur objet » ou le « meilleur représentant », ne présente pas de différence de nature avec la formation de l’opinion dans l’espace public : elle est composée en effet d’une minorité « active », qui fait usage de sa raison et de l’argumentation publique (qui commente, donne des avis, note, partage, propose), et d’une majorité « attentive », formée par le grand public utilisateur, influencée dans ses opinions et ses décisions par la minorité active. Dans la pratique, la grande majorité des internautes consomment et consultent mais ne contribuent pas[11].

Autrement dit, la minorité exerce régulièrement une sanction sur différents objets, et sur la base d’une compétence épistémique diverse (un savoir « empirique », fondé sur l’expérience et la préférence personnelles, ou un savoir « expert », fondé sur une reconnaissance professionnelle). Et la majorité attentive se trouve confrontée à un double processus de décision, dans sa quête permanente du « meilleur objet » : le choix de l’objet lui-même (un bien, un contenu, une personne), et celui de l’appréciation réalisée sur cet objet. En d’autres termes, cette société de l’hyper proposition fait émerger une nouvelle compétence épistémique, au service de la décision : la compétence d’évaluateur de l’évaluation (ou méta évaluation, qu’on pourrait définir comme l’évaluance). Comment être un utilisateur compétent de l’appréciation réalisée (quelle qu’elle soit) ?

Dans ce processus en cours, l’évaluation pourrait prendre l’ascendant sur l’objet évalué. On tend à accorder son attention première aux évaluations sur l’hôtel avant d’examiner l’hôtel lui-même. Le discours de désignation et d’appréciation devient ainsi un objet de valeur en soi, un bien autonome, que l’on consomme et que l’on évalue. Il tend à s’établir comme un nouveau format de connaissance et de gestion de la valeur du monde numérique contemporain.

 

Micro décision « cliquable » et dramaturgie de la sanction

L’importance de ces processus de désignation a des conséquences sur la dynamique narrative induite par ces pratiques signifiantes. Ces formats médiatiques concentrent les parcours du sujet sur la sanction et sa mise en scène. A travers les notations et les appréciations, la sanction est devenue la forme narrative par excellence, et s’est répandue dans tous les niveaux de l’existence numérique… Cette focalisation sur le drame du choix et de la décision, semble caractéristique du mode d’existence du numérique[12].

Ces dispositifs guident l’énonciataire vers l’événement de l’affrontement et de la sanction : comparateurs d’offres, systèmes de notation et de commentaires, geste d’adhésion ou de rejet du « like », procédures électives. A la fois mise en scène du processus de sanction collectif et incitation performative à sanctionner individuellement, ces dispositifs « dramatisent », en l’intensifiant, la trivialité de l’existence numérique quotidienne. Ils font écho également à la forme des « battles », programmes TV qui narrativisent de manière canonique l’épreuve du Duel régulé par la sanction du vote collectif (Dîner presque parfait, The Voice, etc.). La dramaturgie du duel et de la sanction qu’il entraîne actualise la structure polémique qui régit puissamment la sphère numérique et communicationnelle.

Conclusion

La contagion des pratiques de désignation du « meilleur représentant » n’est cependant pas une révolution liée aux formats médiatiques du numérique. Mais le numérique accentue et amplifie le phénomène de l’opinion, par son « enablement » technologique. Changement de degré plus que de nature, cette injonction à prendre position ne va pas sans risque. L’extrême généralisation de ces dispositifs risque d’affaiblir la valeur de la désignation collective autant que de la prise de décision.

 

 

 

[1] G. Bronner, La démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013.
[2] T. Beauvisage, J.-S. Beuscart, K. Mellet, M. Trespeuch, « Notes et avis de consommateurs sur le Web. Les marchés à l’épreuve de l’évaluation profane », Réseaux, 177, p. 137.
[3] J.-M. Klinkenberg, « A quoi servent les schémas ? Tabularité et dynamisme linéaire », Protée, 37 (3), 2009, p. 66.
[4] J. Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, p. 170-171.
[5] D. Pasquier, « Les jugements profanes en ligne sous le regard des sciences sociales », Réseaux, 183, 2014, p. 14.
[6] E. Landowski, La société réfléchie, Paris, Seuil, p. 43-44.
[7] Ces observations sur la dimension énonciative de l’opinion numérique doivent beaucoup à des échanges avec Jacques Fontanille sur le sujet.
[8] Voir C. Zilberberg , Eléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006.
[9] T. Beauvisage, J-S. Beuscart, K. Mellet, M. Trespeuch, op. cit., pp. 182-183.
[10] Selon Badir, le média apparié à une machine développe des fonctionnalités : accentuations fonctionnelles, permutations fonctionnelles, etc. Badir S., La sémiotique aux prises avec les médias, Semen [En ligne], 23, 2007, p. 5-6, consulté le 12 avril 2014. URL : http://semen.revues.org/4951
[11] V. Cardon, idem.
[12] Voir L. Manovitch, Le langage des nouveaux médias, Les presses du réel, 2010.

Ivan Darrault-Harris : De la phylogénèse a l’ontogénèse : la transmission des valeurs éthiques et morales

 

En lien avec nos recherches et travaux menés depuis de nombreuses années, un défi sociétal redoutable est bien celui de la grande résistance (et cela est quelquefois peu dire) du peuple adolescent aujourd’hui à partager avec les adultes les valeurs éthiques et morales communes.

Deux phénomènes interdépendants constituent le cadre sociétal global de la problématique que nous envisageons, au plus près, à nos yeux, d’une des  thématiques de ce colloque centrée sur la question de l’Éducation et l’Apprentissage.

D’une part, l’allongement considérable de la période dite de l’adolescence : la génération de l’après deuxième guerre mondiale a clos son adolescence dix ans plus tôt que les adolescents d’aujourd’hui, qui n’entrent dans l’âge adulte, l’  « adultité », qu’à 26 ans en moyenne. On doit donc prendre en compte une tripartition de cette période distendue et vers l’amont et vers l’aval : la pré-adolescence, commençant fort tôt (on trouve des comportements pré-adolescents dès l’âge de 9-10 ans.Mon expérience clinique le confirme : faux-selfs adolescents précoces), l’adolescence proprement dite (la période de la puberté physiologique, de 11-12 à 16-18 ans) et la post-adolescence (encore appelée « adulescence »), jusqu’à 26 ans, jusqu’à l’indépendance financière, l’occupation d’un logement indépendant de l’habitation parentale, la constitution d’un couple et l’entrée dans le monde professionnel. Si l’adolescence, naguère, se terminait sur des critères physiologiques (caractères sexuels apparus, croissance terminée), elle se clôt aujourd’hui sur des critères fournis par la sociologie.

Le second phénomène bouleversant les relations intersubjectives et intergénérationnelles est celui de l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux. Et chacun a pu constater avec quelle célérité et quelle virtuosité le peuple adolescent s’est approprié blogs, forums, mails et sms (on notera l’abandon spectaculaire des communications téléphoniques orales au profit de l’écrit). Complémentaire à notre expérience clinique de quelques dix années dans un service hospitalier, l’autre corpus à la base de nos recherches existe sur le site <filsantejeunes.com>, auquel nous avons pu avoir accès (40 000 échanges dans les forums, 6000 mails) grâce à la collaboration avec l’agence Think out chargée d’une étude des contenus des correspondances adolescentes sur le site.

Si, y compris dans le passé récent, la transmission des valeurs, par la voie discursive et/ou pratique, s’opérait de manière quasi monopolistique de la génération adulte à celle adolescente, aujourd’hui, un volume considérable de transmissions passe au sein des réseaux sociaux de toutes natures et, bien plus, cette transmission touche en plein, à rebours, la strate adulte, si prompte et prête par ailleurs à récupérer et assumer les valeurs prônées par les adolescents.

Cela dit, le paysage actuel de l’assomption des valeurs adultes par les adolescents est passablement conflictuel : l’héritage semble globalement rejeté, à commencer par le plus précieux, le langage, puisque nous assistons au développement inédit d’une créativité langagière adolescente intense et d’autant plus inintelligible qu’elle est temporellement instable, renouvelée de manière permanente (cf. les travaux de J.-P. Goudaillier). Sans oublier l’habituel rejet des impératifs de la Loi, et l’engagement préoccupant dans de multiples conduites à risque – un très lourd problème actuel de société – qui échappent largement aux programmes de prévention, passablement inadaptés à nos yeux. Seraient donc repoussées jusqu’aux valeurs fondamentales, quasi instinctives, de Santé et de Vie.

En bref, les adolescents semblent manifester en toutes occasions, par leurs discours et comportements, une redoutable altérité, qui induit sans doute, chez leurs aînés, une certaine démission sémiotique à lire et interpréter ces discours et ces pratiques : pour caricaturer, un peuple hors-la-loi et suicidaire.

À l’éthosémioticien de relever ce défi de lutter contre cette dyslexie adulte et la proposition d’analyses éclairant, sur nouveaux frais, ce conflit de transmission des valeurs, avec toutes les conséquences positives attendues quant à la transmission, avant toute chose, d’un monde sensé, et le rejet de conduites mettant en danger santé et vie même. Tout en reconnaissant que les adolescents ne sont pas si rejetants qu’ils le paraissent des valeurs, mais, au contraire, engagés dans un cheminement de quête qu’il faut mettre au jour. A l’assomption des valeurs dans une visée paradigmatique, assomption souhaitée par les adultes, il faut opposer une visée syntagmatique, celle des adolescents, qui induit bien des malentendus et des condamnations.

Mais il serait évidemment illusoire de croire à un âge d’or du passé, un âge de la transmission sans problème des valeurs des adultes aux adolescents. Même si, aujourd’hui, nos adolescents sont volontiers dénoncés, redisons-le, comme manifestant une inquiétante altérité.

Voici une déclaration que je me plais régulièrement à citer :

« Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain. Parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible… Notre monde atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut être loin. »

Hésiode, Les Travaux et les jours (VIIIème s. av. J.-C.)

 

*

 

Quant à l’approche sémiotique, quelle peut être en l’occurrence sa légitimité, quand les faits culturels semblent d’emblée appartenir de droit à l’approche sociologique, voire psycho-sociologique ?

La sémiotique du comportement – l’éthosémiotique – s’efforce de décrire, d’analyser, de comprendre l’engendrement de la signification verbale et non verbale au sein des séquences comportementales observables du sujet humain. Et de modéliser cet engendrement sous la forme d’un parcours génératif constitué de strates (des plus profondes aux plus superficielles : ainsi celle des signifiants du comportement observable) reliées par des règles de conversion.

Présentation très rapide et très abstraite, mais qui s’éclairera, espérons-le, grâce aux exemples concrets qui vont suivre.

Singularité de la culture des adolescents ?

En conformité, ici, avec certains sociologues, je suis en désaccord avec une conception pluralisante des « cultures adolescentes » qui  constaterait une pure et simple addition, explosion de loisirs, d’activités, de pratiques diversifiées. Et la multiplication de groupes, de tribus, consacrant l’éclatement du peuple adolescent. Ce pluriel aboutit à dissoudre l’objet d’investigation et, surtout, conduit à renoncer à chercher ce qui fait sa cohérence. Cible centrale de notre recherche.

Or il existe bien, par hypothèse, une cohérence.

Et c’est bien la reconnaissance de cette cohérence, de cette identité culturelle de l’adolescent en quête d’identité qui peut amener à une réduction, pour le moins, de cette oppression dont sont victimes les adolescents, à une réconciliation des générations, à la fin de cette « guerre froide » (Michel Fize) inter-générationnelle.

De l’éthique à la morale

 Je voudrais montrer que la relation de l’adolescent avec la Loi, l’Autorité, l’Impératif et la Morale – donc la question centrale du respect et de la transmission des Valeurs – peut légitimement apparaître comme un lieu des plus prégnants d’oppression sur fond d’incompréhension.

Et ce d’autant plus que les valeurs morales exigées s’imposent comme indiscutables, non négociables, transcendantes au Social. Ces valeurs précèdent tout un chacun lors de sa venue au monde.

Là encore et peut-être surtout, c’est le temps spécifique de l’adolescence qui risque d’être opprimé, en ce sens qu’est exigée une intériorisation précipitée, prématurée des valeurs morales, quand l’adolescent, si l’on suit sur cet itinéraire la belle analyse de Paul Ricœur, est totalement pris, d’abord, dans un difficile cheminement éthique, cheminement préalable, nécessairement, à l’inscription dans un univers moral.

Expliquons-nous, même si trop succinctement.

Le triangle éthique, selon Ricœur, est formé d’un pôle-je, d’un pôle-tu et d’un pôle-il, neutre, marquant respectivement les étapes d’un itinéraire, de l’éthique vers la morale.

Au pôle-je on trouve une liberté en première personne, qui se pose et s’atteste par l’action. L’adolescent croit fondamentalement qu’il peut initier des actions nouvelles dans ce monde. Position éthique de liberté, qui permet, comme le dit le philosophe, de « s’arracher au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins ». Cette question est primordiale et marque la première étape éthique : « On peut (…) appeler éthique cette odyssée de la liberté à travers le monde des œuvres, ce voyage de la croyance aveugle je peux à l’histoire réelle (je fais). »

Renforcé dans son pouvoir-faire par l’émergence du nouveau corps, l’adolescent ne peut pas ne pas ressentir, déjà, l’inadéquation entre son désir d’être et toute effectuation. Même si se teinte de tristesse l’affirmation joyeuse du pouvoir-être.

Avec le pôle-tu de l’éthique est liquidé le manque de la position dialogique de la liberté en seconde personne. Seul le tiers du chemin éthique est accompli, depuis la position solipsiste  de l’exigence d’affirmation de la liberté.

Il faut affirmer aussi la volonté que la liberté de l’autre soit.

L’Autre s’impose donc, avec son visage, comme le propose Emmanuel Levinas. Toute l’éthique naît donc de ce redoublement de la tâche dont nous parlions : faire advenir la liberté de l’autre comme semblable à la mienne.

On peut saisir ici toute l’importance de l’Autre, du Pair, pour l’adolescent. Et comprendre qu’un nouveau moment négatif se profile : non plus l’inadéquation de moi à moi-même (du désir à l’effectuation de l’acte), mais l’opposition d’une liberté à l’autre, l’affrontement dans la sphère de l’action. « On touche ici à ce qu’il y a de plus primitif dans l’expérience du mal, à savoir le meurtre, comme on le voit dans le récit biblique d’Abel et de Caïn.»

Avec le pôle-il apparaît la médiation de la règle.

Ce il, les linguistes le nomment la non-personne, hors communication, hors la dyade je-tu, représenté dans notre langage par des termes neutres : une cause à défendre, un idéal à réaliser, des valeurs qui ont des noms abstraits : justice, fraternité, égalité.

Le terme neutre, la règle, est cette médiation entre deux libertés celles du je et du tu.

Ce que l’adolescent découvre, c’est que chaque projet éthique, le projet de liberté de chacun d’entre nous, surgit dans une situation qui est déjà éthiquement marquée : choix, préférences, valorisations se sont cristallisés dans des valeurs trouvées quand on s’éveille à la vie consciente.

Il en va de même avec le langage : j’entre dans une conversation qui m’a précédé et qui continuera après moi.

Nul ne commence le langage, malgré l’illusion de la créativité langagière, comme nul ne commence l’institution. Et il est impossible, comme vous savez, de remonter au commencement de la règle.

Il faut donc prendre la mesure de ce que le rapport le plus intime se détache sur un fond d’institutions : le eux n’égale pas le nous. Difficile de dépasser cette déception ! Le phénomène de la bande d’adolescents ne serait-il pas à comprendre comme la tentative justement d’instaurer un nous sans aucune référence, transitoirement, à un eux ?

On vient de reparcourir l’itinéraire de la constitution de l’éthique, sans aborder encore la dimension morale.

On passe radicalement de l’éthique à la morale avec les notions d’impératif et de loi. Et surtout avec l’interdiction. Voilà un facteur négatif nouveau, par rapport au sentiment d’inadéquation de soi à soi-même, ou de conflit avec la liberté de l’autre : il s’agit ici de scission, selon le mot même de Ricœur.

Entre un préférable, déjà objectivé, et un désirable, un peu égoïste, la règle fait figure de norme. Apparaît le Il faut, comble du neutre, règle devenue étrangère à mon projet de liberté comme à mon intention de reconnaître la liberté d’autrui.

Ici commence la sévérité de la moralité. Et la Loi peut apparaître.

Nous venons de le voir, seul un être scindé est capable de conscience morale : une part de moi-même commande à l’autre : je suis à la fois celui qui commande et celui qui obéit.

C’est donc un problème éthique que de restituer la moralité, avec ses impératifs et ses interdictions, par rapport à l’intention éthique primordiale : ma liberté, ta liberté, la règle.

Je veux ici insister que sur le fait que la Loi est le moment terminal de la constitution du sens et présuppose tous ceux qui le précèdent.

Qu’ajoute donc la Loi à l’impératif comme interdiction ? Le facteur absolument anonyme d’une exigence d’universalisation.

La morale accèderait ainsi à un niveau aussi rationnel que la science.

On prend ici toute la mesure du parcours considérable à accomplir entre le point de départ, ma liberté d’adolescent décuplée par toutes les potentialités du corps en mutation et le point d’arrivée, La loi, exigence anonyme et universelle.

Progressivement, l’adolescent est amené à rencontrer l’inévitable question de l’universalisation possible et souhaitable de ses propres désirs.

 

En conclusion, de manière synthétique, l’oppression dont est victime la culture des adolescents serait due, tout d’abord, à ce que nous avons désigné comme démission sémiotique : démission, de la part des adultes, à s’engager dans la lecture, souvent difficile et nous renvoyant à notre dyslexie, des comportements et discours adolescents.

Ce qui peut apparaître comme rejet, négation de valeurs – ainsi la Tempérance, la Santé, la Vie même, la Loi – ne l’est, de fait, nullement.

Concernant la valeur de Vie, contenu si fondamental aux yeux des sémioticiens, c’est la quête compulsive d’une Vie auto-engendrée qui est visée, celle d’un nouveau corps en mutation marquant le deuil du corps infantile hétéro-engendré par le couple parental.

Et pour ce qui est des valeurs morales, et, d’une manière générale, de la Loi, apparemment bafouée, c’est bien parce que cette Loi constitue l’étape terminale de tout un cheminement éthique parcouru, à son rythme, par l’adolescent.

La source du conflit entre adolescents et adultes se situe dans la non-compréhension et la non-tolérance de la nécessité de toute une syntagmatique s’achevant dans l’affirmation des valeurs communes avec le monde adulte. Tout en constatant que les adolescents eux-mêmes ne facilitent nullement cette compréhension, en devenir permanent qu’ils sont.

Syntagmatique difficultueuse, avec des arrêts, des retours en arrière, des démissions, mais aussi des progressions accélérées, bref, une quête multidimensionnelle qui a besoin d’un accompagnement compréhensif, d’une aide, d’une présence sémiotisante active.

Et l’étude des échanges entre pairs sur Internet, que nous n’avons pu aborder ici, montre le développement de véritables relations thérapeutiques sur fond de transmission de valeurs essentielles, vitales dont l’efficacité est justifiée par le recul  significatif des suicides, par exemple, depuis le développement des réseaux sociaux.

Ceux et celles qui ont achevé leur quête perçoivent parfaitement la position de leurs pairs en difficulté dans l’amont de ce cheminement, tout particulièrement dans l’assomption douloureuse d’un corps échappant aux canons diffusés par les médias. Ils leur adressent des réponses surprenantes d’empathie et d’adéquation.

 

Bibliographie :

 

Assoun, P.-L., Leçons psychanalytiques sur Corps et Symptôme, tome 1 : Clinique du corps, Anthropos, Paris, 1997.

Gouttas, C., Granier, J.-M. et Mathé, A., Les trois corps adolescents. Traitements linguistiques automatiques et analyse sémiotique du « corps » dans les données textuelles de Fil Santé Jeunes (Agence Think-out, Paris), à paraître (www.think-out.fr).

Darrault-Harris, I., « Les Figures de l’autorité : de l’univers familial à l’univers scolaire », in Huerre, P. (éd.), Questions d’autorité, Éd. Enfance et Psy, Paris, 2005, pp. 65-78.

Darrault-Harris, I., (en coll. avec C.Moreau-Carbone) « Les manières de dire l’absentéisme », in Huerre, P.(éd.), L’absentéisme scolaire, Hachette, Paris, 2006, pp.115-128.

Darrault-Harris, I. (en coll. avec J.-P. Klein), Pour une psychiatrie de l’ellipse, postface de P.Ricœur, (Édition originale : 1993, PUF), édition revisée et augmentée : Limoges, PULIM, 2010, 278 p.

Darrault-Harris, I., « S’engendrer par le langage. La parole adolescente »,  Enfance & Psy, 36, 2007, pp. 41-49.

Darrault-Harris, I., (en coll. avec J.Fontanille) : Éd. de Les Âges de la vie, Sémiotique de la culture et du temps, PUF (coll. Formes Sémiotiques), Paris, 2008, 382p.

Girard, É. & Kernel, B., Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents, Albin Michel, Paris, 1996. 

Goudaillier, J.-P., Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,  Maisonneuve et Larose, Paris, 2001.

Ricœur, P., Encyclopaedia Universalis,  article « Éthique ».

 

 

Ivan DARRAULT-HARRIS (né en 1945)

Professeur des Universités Émérite en Sciences du Langage

CERES-EA 3648 – Université de Limoges

Co-directeur (1999-2011) du séminaire de sémiotique de l’EHESS de Paris

Co-responsable actuel du Séminaire de Sémiotique de Paris

 

Vice-président honoraire du Collège National de Psychiatrie Français

Membre du Collège International de l’Adolescence

Docteur honoris causa de l’Université de Cuyo (Mendoza, Argentine), 2013.

Fondateur de la psychosémiotique et de l’éthosémiotique

Psychosémioticien en exercice dans le service de Psychiatrie infanto-juvénile de l’Hôpital de Blois (1990-2001).

 

Axes principaux de recherche:

 

– L’ontogenèse précoce, normale et pathologique, du sujet.

– La Formation de thérapeutes psychomotriciens (création de cursus universitaires en Argentine).

– Analyse Sémiotique des discours et comportements des adolescents: la prévention de conduites à risque.

– Étude sémio-anthropologique de groupes d’indiens du Brésil (guarani, terena, kadiwéo, bororo).

 – La perception de l’œuvre d’art, études sémio-cognitives en collaboration avec Jean Petitot (analyses de la peinture de la Renaissance allemande).

 

Quelques chapitres ou ouvrages:

 – 2001 (en coll. avec Sonia Grubits) :  Psicossemiotica na Construçao da Identidade Infantil. Um estudo da produçao artistica de crianças Guarani/Kaïowa (Approche psychosémiotique de la construction de l’identité infantile. Une étude des productions artistiques de l’ethnie guarani/kaïowa), Casa do Psicologo, Livraria e Editora Ltda, Universidade Catolica Dom Bosco, Campo Grande (Brésil), 266 p.

 –   2002: « La sémiotique du comportement », in Hénault, A. (Ed.), Questions de sémiotique, PUF, collection « Premier Cycle » , 758p., pp. 389-425.

  – 2008 (en coll. avec J.Fontanille) : Éd. de Les Âges de la vie, Sémiotique de la culture et du temps, PUF (coll. Formes Sémiotiques), Paris, 382p.

–   2009 – (en coll. avec S.Grubits) Identité et Représentation. La création plastique des adolescents guarani et kadiwéo du Brésil, en hommage à Lévi-Strauss pour son centenaire, Lambert-Lucas, Limoges (265 p.)

– Pour une psychiatrie de l’Ellipse (en coll. avec J.-P. Klein), PUF, 1993, postface de Paul Ricœur, réédition augmentée, PULIM, 2010 (préface de J. FONTANILLE). 

 

Denis Bertrand – Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Education, crise et pathos de la transmission

 

L’éducation est liée à la transmission, elle en est même le vecteur canonique supposé, entre la famille et l’école. On s’attachera ici à quelques éclairages sémiotiques sur un aspect de l’éducation scolaire : quels sont les liens particuliers de l’enseignement avec la transmission ?

S’il est une thématique récurrente à ce sujet, plus profondément enfouie dans le temps que ne laissent supposer les débats contemporains[1], c’est bien celle de la crise. Elle semble faire corps avec la pratique éducative. Une crise si durable ou si itérative qu’elle en met à mal le concept même, marqué dans sa définition par l’aspect ponctuel. Emile Durkheim écrit en 1906 : « Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, [l’enseignement secondaire] traverse une crise très grave qui n’est pas encore parvenue à son dénouement. »[2] Hannah Arendt, en parlant vers 1954 de « la crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne », trouve « un de ses aspects les plus caractéristiques » dans « la crise périodique de l’éducation »[3], devenue aux Etats-Unis un problème politique tel que les journaux en font un sujet majeur. Explicitement proclamée, cette crise peut aussi être induite, comme c’est le cas chez Pierre Bourdieu qui la place, à travers sa critique des Héritiers, au principe même de l’action pédagogique : « Toute instance (agent ou institution) exerçant une action pédagogique ne dispose de l’autorité pédagogique qu’au titre de (…) détenteur par délégation d’un droit de violence symbolique. »[4] Plus récemment, Denis Kambouchner constate au début de son ample essai L’Ecole, question philosophique, qu’il est difficile d’éviter l’emploi du mot « crise » à propos de l’école. Et ce mot, si souvent considéré comme « consubstantiel de “l’expérience moderne du temps” » conduit l’auteur à se demander si « une ‘crise’ omniprésente, permanente et apparemment insurmontable mérite encore son nom ».[5] Bref, qu’elle le mérite ou non, la quasi-synonymie entre crise et éducation peut être considérée comme un titre de problème : les deux termes font en quelque sorte cause narrative commune. Le foyer de ce problème est sans doute lié à l’essence même de l’éducation qui est, comme l’observe H. Arendt, la « natalité » : des nouveaux venus font irruption dans un monde ancien, déjà constitué et institué, un monde qu’ils ne pourront maintenir, prolonger ou transformer, au-delà de la disparition des aînés, que par l’entremise de la relation éducative. La finitude hante l’éducation.

Elle est donc, par définition, transmission inquiète. Or, loin de la fluidité d’un continuum, le processus apparaît comme heurté, semé d’obstacles, en proie à des résistances, soumis au phénomène discontinu de la crise. Celle-ci met face à face des générations, et elle oppose aussi, au sein de la génération éducatrice, les tenants de propositions et de stratégies antagonistes. Notre hypothèse est de considérer que ces phénomènes détourent, de l’extérieur, certaines propriétés de la transmission elle-même et les difficultés d’ordre rationnel qu’elle soulève. On s’interrogera ainsi sur ce que de tels phénomènes révèlent du pathos de la transmission, comme s’ils en circonscrivaient quelques apories majeures. Il s’agira, en somme, de faire apparaître, conformément au projet du colloque, une sémiologie interne à l’univers éducatif ; et plus précisément d’en suggérer une lecture en en rapportant les traits majeurs à des opérations énonciatives – au sens qu’on peut donner à cette expression dans un contexte sémiotique.

La sémiologie de la crise en question s’organise, à l’instar d’une forme de vie,  en grands domaines qui, du plus général au plus particulier, du plus abstrait au plus concret, des tréfonds de la mémoire jusqu’à l’immédiateté du présent, dessinent une cartographie de zones signifiantes où s’inscrivent, de manière congruente, des confrontations modales, des conflictualités narratives, des tensions aspectuelles, et surtout des enjeux passionnels. Une typologie de ses manifestations peut être esquissée.

Le socle en est sans doute constitué, sur le plan axiologique, par la crise de l’utopie éducative, celle qui, comme le suggère le nom lui-même, vise à e-ducere, à conduire d’un espace étranger vers un espace de transformation rêvée. Cette crise de l’utopie se traduit par tout un ensemble de perturbations modales, d’ordre véridictoire et boulestique, affectant l’illusion des vérités d’objets et la force de conviction des sujets (Bourdieu stigmatise la figure du bon prof : « l’adhésion enchantée du maître et de l’élève à l’illusion d’une autorité et d’un message sans autre fondement ni origine que la personne du maître. »[6]) C’est ainsi que la crise est aussi celle du sens et celle des contenus qui ne peuvent acquérir une valeur en dehors de cette adhésion convergente. L’analyse, par Michel Foucault, de l’apparition des disciplines au XVIIe siècle fait se superposer les deux acceptions du terme : son sens somatique, à travers les dispositifs de contrôle des corps, et son sens cognitif, comme « principe de contrôle de la production du discours », de la segmentation de ses contenus, de ses hiérarchies internes et de l’ordre de sa progression. Bref, il met en évidence la bi-valence du terme réunissant sur chaque versant les traits d’une « police » dont la propriété centrale est la « réactualisation permanente des règles »[7]. C’est bien autour de ce problème que prend forme l’antagonisme le plus prégnant, entre ce qu’H. Arendt appelle le « pathos de la nouveauté » qui peut être opposé au « pathos de la persistance » : les mots « réforme », au niveau institutionnel, et « innovation », au niveau pédagogique inscrivent leurs enjeux dans ce récit de gestion problématique d’un héritage. 

Sur un plan actantiel, l’individuel et le collectif se mêlent étroitement. Ils  sont associés dans la crise de l’autorité et celle de l’institution qui lui est coextensive. En deçà de la perspective narrative de la sanction (positive ou négative, forcément sélective), le problème est plus profondément centré sur « ce qui fait autorité » au sein d’une communauté d’égaux. Or, la crise du collège unique et de l’uniformité éducative résulte sans doute de la mise en question de ce régime particulier de l’autorité qui implique l’intériorisation d’une hiérarchie au sein de l’égalité (par exemple à travers le concept d’excellence, celle des « modèles », notamment incarnés par les anciens). Relève aussi du même ordre de crise actantielle celle de la forme-classe, dont les pédagogies novatrices cherchent à transcender les contraintes spatiales et les relations qu’elles induisent.

Sur le plan énonciatif enfin, celui de la parole du maître et des interactions qu’elle est supposée générer, D. Kambouchner met l’accent, non sans catastrophisme, sur la  crise des actes de langage devenus inopérants : nommer, annoncer, rappeler, interroger, prescrire, apprécier, corriger, rassurer, expliquer, etc. qu’ils soient d’ordre cognitif, pragmatique ou esthésique : tout le faire croire, le faire savoir, le faire faire… et le faire aimer qui coule à l’abîme. Kambouchner peut dire que le professeur dans un état de crise de l’enseignement est celui qui, réflexivement, ne peut plus se faire entendre (bi-valence réunie ici aussi : ni se faire écouter, ni se faire comprendre…).

En définitive, on cherchera au terme de ce parcours à inscrire les zones de crise, liées en propre à l’éducation, à l’intérieur de la problématique de l’énonciation, et même au sein d’une générativité de l’énonciation où les problèmes identifiés prennent place sur tel ou tel de ses paliers. Succinctement esquissées, nous aurions donc les strates suivantes : la plus profonde est celle de la praxis énonciative qui génère l’usage et fait fusionner toute énonciation individuelle dans un collectif d’énonciation impersonnel, la « masse parlante » avec ses « formations discursives », qui se meut de convocation du déjà là, du déjà dit, du déjà éprouvé, en, parfois, révocation – pour la différence, la singularité, l’innovation. Sur ce socle émerge la dimension personnelle de l’énonciation, avec ses opérations bien connues (débrayage, embrayage) et ses dispositifs sous-jacents d’instances, celles identifiées par J.-Cl. Coquet bien sûr – comportant l’assomption centrale, et réflexive, du sujet – mais aussi celles qui s’ancrent dans les thématisations diverses (rôles et situations), avec leurs registres, leurs rumeurs, leurs humeurs et leurs stratégies. On songe naturellement aux tropismes de Nathalie Sarraute. Les opérations s’incarnent, ensuite, dans une itération énonciative, le long de la chaîne du texte, qui est définie précisément en sémiotique comme la « textualisation ». On pourrait presque considérer tout cursus de scolarisation comme un apprentissage de la textualisation : car les contraintes d’expression, avec toute la complexité (structurelle, générique, etc.) qu’elle impose implique, dans tous les cas, la puissance impérative d’une « perspective », qui se spécifie en « point de vue » du côté du sujet et en « focalisation » du côté de l’objet : vastes enjeux. Enfin, la manifestation elle-même est le lieu des marques énonciatives les plus diverses, directes ou indirectes, et de leurs ruses pour asseoir le sujet sur la scène du sens (cf. J. L. Fiorin, As Astúcias da Enunciação, São Paulo, Ed. Atica, 2001).

Dans leurs linéaments énonciatifs et co-énonciatifs, les pratiques de l’enseignement configurent son voisinage sémiotique avec la crise. Mais elles révèlent aussi, en creux,  les apories de la transmission. Enjeux de forte sensibilisation passionnelle, les difficultés multiculturelles que cette transmission oppose à l’exercice d’une rationalité cognitive continue trouvent peut-être une part de leur résolution dans une forme plus archaïque, et donc plus résistante en termes de transmission : celle du rituel.

 

Nota. Nos réflexions prendront appui, outre les références citées, sur trois piliers de notre expérience personnelle : quarante trois ans d’enseignement (secondaire et supérieur), la participation à des recherches pédagogiques « innovantes » (créativité et simulations globales), la participation à la conception des Programmes de Français (Langue et Littérature), de la classe de 5e à la Terminale L, et la rédaction des Documents d’accompagnement de ces programmes, entre 1995 et 2001, au Ministère de l’Education Nationale.

[1] Cf., entre autres, le débat politique sur les nouveaux programmes d’Histoire en France au printemps 2015.
[2] E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France (1904-1912) Paris, PUF, « Quadrige », 1999, p. 118 (cité par D. Kambouchner, L’Ecole question philosophique, réf. Infra, p. 269).
[3] H. Arendt, « La crise de l’éducation », in La crise de la culture (1954), Paris, Gallimard, Folio, « Essais », 1972.
[4] P. Bourdieu et J.-Cl. Passeron, La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
[5] Denis Kambouchner, L’école, question philosophique, Paris Fayard, 2013, p. 12.
[6] P. Bourdieu et J.-Cl. Passeron, La Reproduction…, op. cit., p. 83.
[7] M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1973, p. 37.

Denis Bertrand, est professeur à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis et à l’Ecole de la Communication de SciencesPo-Paris. Il co-dirige le Séminaire de sémiotique de Paris. Ses travaux sémiotiques explorent les domaines de la littérature et des arts ainsi que la communication sociale, médiatique et politique. Il intervient, au sein des médias, dans le champ sémiotique (Public Sénat, France 5). Il a publié de nombreux articles et quelques ouvrages sémiotiques dans ses spécialités. Il est président de l’Association Française de Sémiotique, et membre du Conseil Scientifique de la Ville de Paris.

Michael Rinn – Université de Bretagne Occidentale

Sémiopragmatique des discours de haine : du pathos au sublime

Critique du discours pathétique

 L’Internet se substitue aux médiateurs traditionnels de la mémoire humaine (cercles familiaux, communautés religieuses, entités nationales et institutions scientifiques), tout en fragmentant infiniment la réalité sociale. Il risque de déstabiliser les critères d’évaluation nécessaire à la validation objective de la raison sociale. On peut penser que les discours constituant le savoir institutionnel revêtent dès lors un statut épistémologique de plus en plus précaire, renforçant l’argumentaire pathétique soutenu par les négationnistes du génocide nazi en quête de légitimité de leur idéologie raciste. Notre contribution proposera de mener une analyse rhétorique des passions, adoptant une perspective aristotélicienne destinée à étudier le fonctionnement de cette sophistique contemporaine. Mélangeant racisme et radicalisme politico-religieux, cette sophistique islamiste paraîtra particulièrement apte à démontrer le fonctionnement profondément agonique, conflictuel, destructeur, voire terroriste de ce type de discours. Elle permettra de relever les structures de sens élaborées par leurs précurseurs occidentaux[1], les stratégies argumentatives spécifiques dont se servent les orateurs, leurs contradictions internes et la circularité de leur travail de persuasion. Compte tenu de la portée émotionnelle de ces sites, on peut se demander dans un premier temps s’il s’agit vraiment d’une pratique discursive destinée à entraîner l’adhésion de l’opinion publique par la pertinence des arguments soutenus. Compte tenu du fait que les négationnistes cherchent à nier une réalité historique vraie mais qui paraîtra à jamais non vraisemblable[2], certains ont hésité à s’engager dans un débat qui consiste à vouloir prouver des faits établis[3] et de suivre Aristote dans un passage tiré des Topiques :

Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse, ni tout problème : c’est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d’arguments, et non pas quand c’est un châtiment qu’elle requiert, ou quand il suffit d’ouvrir les yeux.         (Topiques 105a5)

Cependant, la présence massive du pathos négationniste sur Internet montre l‘urgence d‘élaborer de nouveaux concepts d’analyse de l‘usage des émotions, tant sur le plan techno-scientifique qui tend à déshumaniser l‘entour humain, que sur le plan des sciences du langage largement démunies de modèles critiques. Adoptant un régime sémiologique qui interfère texte, image, son, couleur, rythme pour s‘adresser à des publics variés, les sites négationnistes procèdent par cumul et par sélection des stratégies de persuasion selon le principe de modulation fonctionnelle[4]. Notre réflexion rhétorique des sites islamistes, esquissant une typologie comparative avec des sites occidentaux, cherchera à montrer comment ils articulent deux stratégies argumentatives : le brouillage référentiel et la polyphonie informationnelle. La première stratégie consiste à emprunter au domaine de l‘ethos destiné à susciter l‘attention des internautes par l‘image d‘un hôte passionné. La seconde puise dans le pathos par lequel l‘orateur négationniste vise à émouvoir l‘auditoire virtuel en se livrant à une polémique virulente envers ses adversaires déclarés. L‘usage des passions agressives, renforçant les liens entre l‘orateur et le public, consiste à écarter, voire à éliminer le contradicteur.

 

L‘orateur sous l‘emprise des passions

 Afin de comprendre le fonctionnement du premier type de site, nous nous proposons d’analyser celui de Russ Granata, négationniste américain (http://www.russgranata.com)[5]. Du point de vue rhétorique qui est censé régir ce type de site destiné à gagner de nouveaux adhérents au déni de la Shoah, la première prise de contact entre l’hôte et ses visiteurs virtuels paraît déconcertante. La présentation de la page d’accueil est confuse : différents graphismes juxtaposent des types d’écritures antiquisants et modernes, des colonnes verticales et horizontales empêchent une hiérarchisation claire des rubriques, enfin un mélange de voix locutrices renforce l’impression de se trouver dans un univers sémio-discursif cacophonique. Or les modèles théoriques proposés par les sciences du langage afin d’analyser les composantes argumentatives de l‘image ne permettent pas de mener une approche critique adapté à cet ensemble iconique embrouillé[6]. Il paraît urgent d’élaborer de nouveaux concepts méthodologiques adaptés à cette stratégie communicative qui se caractérise par le renouvellement incessant des moyens technologiques qu’il met en œuvre. Une question est particulièrement importante : comment analyser la mise en page électronique instable, interférant simultanément images iconiques, sons et textes, alors que les modes de lecture critique réfèrent toujours dans un univers de sens stable ? En l‘occurrence, on peut constater comment l’action rhétorique des négationnistes consiste précisément à déstabiliser les références historiographies.

 Le visiteur du site de Russ Granata assiste au grand jeu d’images en couleurs qui cherche à capter son regard. Le tout paraît teinté d’amateurisme. Si l’on a quelque peine à mettre en relation les signes distinctifs du blason avec ce visage bénin, l’ethos de l’orateur, c’est-à-dire l’image qu’il cherche à donner de lui-même[7], semble brouillé lorsque le visiteur s’intéresse à sa notice biographique (http://www.russgranata.com voir rubrique intitulée «Biographical Sketch»[8]). Il y apprendra que Russ Granata est effectivement un grand-père et que, matelot sur le porte-avions Houston durant la Seconde Guerre mondiale, il a vu décoller et atterrir George Bush père, pilote de guerre et futur président des Etats-Unis. Cette rencontre fortuite semble avoir été un des grands moments de la vie de Russ Granata. Selon le concept de l’ethos oratoire, ses exploits guerriers peuvent témoigner de son caractère vertueux, de même que son regard de grand-père pourrait susciter la bienveillance des internautes. Mais si l’on se réfère à la théorie aristotélicienne, on reconnaît l’absence de la troisième condition nécessaire pour gagner l’adhésion des visiteurs : la démonstration du bon sens[9]. En effet, comment mettre en relation le patriotisme de naguère dont se prévaut Russ Granata avec son engagement passionné aux côtés des ennemis des Etats-Unis d’aujourd’hui ? En effet, en activant les entrées rangées dans la colonne gauche de la page d’accueil, on peut découvrir des liens avec les sites de l’extrême droite américaine («World War II – An alternative vision», «The Historical Review Press», «The Institute for Historical Review») et avec ceux de négationnistes européens (l’«AARGH» de Serge Thion et le «Zundelsite» de Ernste Zündel). Mais Russ Granata entretient également des liens étroits avec le radicalisme islamiste diffusé par le site «Radio Islam» géré par Ahmed Rami.

 On peut conclure que le site de Russ Granata n’a pas encore été conçu dans la logique des nouveaux médias. Rien ne paraît plus contraignant pour l’internaute qu’une mise en place confuse d’une page d’accueil, un concept communicatif contradictoire et un hôte qui se présente comme un homme du passé. Cependant, il faut souligner que le brouillage sémiologique, mélangeant les codes iconiques, typographiques et géométriques, le site de Russ Granata se caractérise d’abord par le brouillage référentiel en cumulant dans un même espace communicatif des approches historiographiques contradictoires. Cela permet de mieux comprendre pourquoi la faiblesse argumentative des discours négationnistes peut renforcer le déploiement du pouvoir de conviction. L‘affichage de l‘homme passionné contribue ainsi au renforcement de sa stratégie de communication.

 Tel paraît également le cas du site «Radio Islam» (http://www.radioislam.org et http://rami.tv (consulté 18-11-2015). Sur une fiche biographique non datée (tout laisse à croire qu‘il s‘agit d‘un document établi en 1994)[10], Rami est présenté comme un «militant islamiste, mais d‘un islamisme […] qui dépasse le débat sur le folklore et les rites (sic)». Se déclarant lui-même «autodidacte», il affirme avoir «publié de nombreux ouvrages […] sur la question palestinienne, l‘Etat d‘Israël et les rapports conflictuels entre Musulmans et Juifs». Par ailleurs, dans une interview accordée le 8 juillet 1994 au magazine Maroc-Hebdo, interview reproduite sur son site, A. Rami affirme avoir été invité par les autorités iraniennes à se rendre à Téhéran durant les années 1990, soutenant que son cas aurait suscité l‘intérêt «au plus haut niveau de la République islamique». Par là, Rami semble vouloir sous-entendre que la position négationniste défendue aujourd‘hui par régime de Mahamoud Ahmadinejad trouve inspiration dans ses idées développées il y a déjà plus de quinze ans.

 L‘argumentation proposée par le site porte également sur la politique intérieure du Maroc, son pays d‘origine. A. Rami appelle ouvertement au renversement du régime mis en place par le roi Hassan II : «[…] il n‘y a, devant nous, qu‘une seule alternative et une seule réponse : une révolution islamique, éclairée, intelligente, tolérante et liberatrce (sic)» (http://www.radioislam.org) (consulté le 18-11-2015). Se présentant comme un «combattant pour la paix», A. Rami semble donc vouloir œuvrer en faveur d‘un changement politique du Maroc. Ainsi, une section entière du site est consacrée à ce qu‘il appelle la «tragédie marocaine». Un entretien accordé à l‘hebdomadaire marocain Almichaal publié le 29 mars 2007[11] à la suite d‘un attentat sur un cybercafé à Casablance perpétré le 11 mars 2007 permet de constater une radicalisation de son discours politico-religieux, mélangeant antisémitisme avec antisionisme. Selon A. Rami, l‘ensemble des pays du Maghreb seraient gouvernés par «des régimes dictatoriales (sic) terroristes et illégitimes», victimes de manipulations juives. Israël aurait passé une alliance avec «le régime stupide algérien» pour renforcer le conflit avec le Maroc au sujet du Sahara, par l‘intermédiaire du Polisario, mouvement des rebelles qui réclame l‘indépendance du Sahara qualifié par Rami de «ramassi de méprisables vulgaires mercenaires politiquement prostitués». Par ailleurs, maîtres du «secret» et des «complots», les Juifs se serviraient des Etats-Unis comme une «marionnette» pour mieux atteindre «leurs objectifs sataniques». Appelant à une «résistance totale» pour contrer la «guerre totale» qu‘aurait déclenchée Israël, en collaboration avec les régimes du Magreb, Rami finit l‘interview en exprimant l‘espoir que les Palestinens et les Marocains obtiendraient leur indépendance au moment où les Etats-Unis retrouveraient la leur, une fois qu‘ils se seraient affranchis du «lobby juif». En effet, après avoir lancé «l‘attaque du 11 Septembre (sic)», ce dernier aurait entraîné les Etats-Unis à «déclarer la guerre à l‘Islam».

 Ce qui renforce l’ambiguïté argumentative de ce discours qui emprunte largement aux théories du complot juif à l‘antisémitisme occidental, c’est l‘actualisation à la fois historique et contemporaine de l’idéologie (néo)nazie dans le contexte arabo-musulman. L’ambiguïté provient du fait que la mémoire des années noires de l’Occupation allemande est sollicitée pour dénoncer l’injustice subie par le peuple palestinien dans les territoires occupés. Il semble paradoxal de constater qu’A. Rami cherche en même temps à idéaliser le régime nazi en diffusant Mein Kampf, accompagné du «testament» de Hitler. Comme la plupart des textes diffusés par le site, ces deux ouvrages sont traduits dans de nombreuses langues européennes. On peut penser que le renversement des données historiques répond à une stratégie discursive visant à diaboliser le judaïsme en général et le sionisme en particulier. On reconnaîtra l’argumentaire traditionnel de l’antisémitisme allant du complot juif au peuple déicide – Rami se posant en l’occurrence comme le défenseur du christianisme, en passant par la publication du Protocole des Sages de Sion. La traduction en arabe de cet opuscule de la police tsariste indique à la fois l’antisémitisme affiché par A. Rami et sa volonté de soulever le sentiment antisioniste auprès de son public arabophone.

 Les nombreuses références bibliographiques, de même que les forums de discussion auxquels les internautes sont invités à participer montrent l’étroite imbrication de l’idéologie négationniste dans l’islamisme radical prôné par A. Rami. Ainsi, un photoreportage montre ce dernier en compagnie de Robert Faurisson, négationniste français de la première heure, rendant visite au camp de concentration de Dachau, cela pour nier la politique d’anéantissement du régime nazi. D’autres pages sont réservées à des négationnistes occidentaux anciens et contemporains, comme Roger Garaudy, Jürgen Graf ou Serge Thion. En conclusion, nous constatons que le brouillage sémiologique opéré par A. Rami, rappelant le dilettantisme passionné de Russ Granata, contribue à un brouillage référentiel particulier : les « thèses » négationnistes alimentent une rhétorique islamiste centrée sur l’antisémitisme et l’antisionisme.

 

L‘usage des émotions dans le discours de haine

 Le deuxième type de site négationniste emprunte largement au domaine argumentatif du pathos. L‘orateur vise à émouvoir le public des internatautes pour favoriser l‘adhésion à ses idées. Le site de Serge Thion intulé «L‘Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerres et d‘Holocaustes» (sic) (http://vho.org/aaargh) (consulté le 03-12-2004[12]) nous servira de modèle d‘analyse. Exclu du CNRS en raison de son engagement en faveur du négationnisme, S. Thion adopte la stratégie discursive de la polyphonie informationnelle destinée à faire imposer sa pensée négationniste[13]. Bénéficiant d’une formation universitaire, il excelle dans l’art de la polémique. Mais contrairement à ce qu’il préconise, à savoir «[placer les arguments opposés] aussi près que possible des siens pour que la comparaison soit faite, pour qu’elle éclaire l’esprit du lecteur qui cherche sa vérité» (consulté le 03-12-2004), S. Thion vise à déstabiliser la doxa historiographique par l’attaque et la disqualification des personnes présentées comme ses interlocuteurs. Ainsi, dans une section consacrée à la présentation de sites antinégationnistes (consultée le 03-12-2004), il adopte l’argumentation de ce que Marc Angenot appelle «pathos agressif[14]», procédé rhétorique destiné à réduire la sympathie des internautes envers les opposants de l’orateur. Le type de discours pratiqué par S. Thion se caractérise ainsi par l’abandon de la dialectique argumentative en faveur d’un renforcement progressif des intensités affectives, procédure qui s’articule par le biais des figures discursives de la véhémence[15].

 On notera d’abord la procédure macrostructurale du sarcasme qui, à l’opposée de l’ironie, ne laisse peu de doute sur le sens conféré au discours. S. Thion qualifie les concepteurs du site «Nizkor» (http://www.nizkor.org) de «rabbins […] assez bornés, intellectuellement», tandis que ceux du site «Amnistia» (http://www. amnistia.net) sont comparés à des «luminaires». À un degré pathémique plus fort, on reconnaît la figure de l’objurgation qui met en exergue quelque défaut supposé de l’adversaire pour le critiquer. Ainsi l’utilisation des guillemets à «„survivant“» pour mettre en doute la personnalité de Harry W. Mazal qui gère un important fond de documentation (http://www.mazal.org) Sur l’échelle des expressions émotives, la figure de la categoria est placée au niveau supérieur. Elle désigne l’accusation qui se présente sous forme d’une assertion directe de la culpabilité de l’opposant. Au sujet de Michel Fingerhut du site «Ressources documentaires sur le génocide nazi et sa négation» (http://www.anti-rev.org), S. Thion affirme qu’il s’agit d’«un ancien officier de Tsahal. Comma ça, les choses sont claires. On sait qui on en face (sic) de soi». Plaçant l’action rhétorique actuelle de M. Fingerhut dans le cadre de sa prétendue appartenance ancienne à l’armée israélienne, l’assertion se transforme en accusation, jetant le discrédit sur l’adversaire.

 Portant la tension émotive toujours plus loin, la figure de la bdelygmia (en grec «nausée, ordure, obscénité») consiste à provoquer chez le récepteur une aversion extrême pour le sujet visé. Ainsi, S. Thion, qualifiant les collaborateurs du centre Simon Wiesenthal de Paris (http://www.wiesenthal.com/paris01.html) de «flicaille» et de «racaille», exprime son aversion envers leur conduite dans le but de persuader son public d’adopter la même réaction pathique. Enfin, au plus haut degré sur l’échelle des figures de la véhémence, on reconnaît finalement l’ara qui allie exécration à imprécation. S. Thion s’en sert afin de porter un jugement péremptoire sur le travail de persuasion mené par ses adversaires. Ainsi, l’action du site Amnistia (http://www.aministia.net) est comparée à une «dénonciation crapoteuse», tandis que l’enregistrement vidéo des témoins survivants diffusé sur le site «Survivors of the Shoah Visual History Fondation» (http://www.vhf.org) serait un «beau gâchis [qui] ne mérite guère que la poubelle». Pour conclure, nous constatons que S. Thion, en disqualifiant radicalement les adversaires qu‘il prétend reconnaître, cherche à les rendre antipathiques auprès du public des internautes afin de valoriser sa propre démarche persuasive.

 L‘exemple du site islamiste oumma.com (http://oumma.com) (consulté le 18-11-2015) qui se présente à l‘internaute comme une plate-forme généraliste donnant accès à un journal en ligne, à un programme de télévision, ainsi qu‘à une riche source documentaire d‘articles de presse et de critiques littéraires, se caractérise également par l‘usage de la polyphonie informationnelle. La multiplication du pôle émetteur rend difficile, voire impossible, une construction cohérente de son ethos oratoire[16], ce qui risque de rendre méconnaissable le public cible. En l‘occurrence, on peut penser qu‘il s‘agit d‘un auditoire de publics divers sans attachements politiques particuliers, composé de musulmans francophones ou de personnes intéressés à l‘Islam et à des questions religieuses. Or, contrairement au cas précédent qui se caractérise par la personnalité même de son gérant, le visiteur du site constatera la retenue affichée par l‘hôte dont l‘identité reste insaisissable, retenue qui permet à oumma.com de fonctionner comme une véritable tribune oratoire polyphonique.

 Aussi peut-on reconnaître d‘abord ce que l‘on pourrait appeler une „voie musulmane modérée“, œuvrant en faveur du dialogue entre les traditions religieuses et les civilisations. La plus illustre sur le plan médiatique est sans doute celle de Tariq Ramadan qui s‘exprime dans un article intitulé «Antisémitisme et comunautarisme : des abcès à crever» publié sur le site de oumma le 29 octobre 2003 (http://oumma.com/Antisemitisme-et-communautrisme) (consulté le 18-11-2015). Le discours paraît plaider en faveur de la pondération, voire de la modération, afin de soutenir la liberté d‘expression des citoyens européens. Qu‘il s‘agisse de «l‘autre voix juive» ou de «l‘autre voix arabe et/ou musulmane» qui s‘érigent contre des positions extrémistes adoptées par leurs propres partis, T. Ramadan appelle au combat contre «la confiscation de la parole». Ce message s‘adresse particulièrement aux participants du Forum social européen (FSE) qui s‘était Paris en septembre 2003. Le FSE, issu du mouvement altermondialiste issu d‘un grand rassemblement à Porto Alegre au Brésil en janvier 2001, a été accusée par l‘opinion publique d‘adopter des positions propalestiniennes trahissant parfois l‘antiséminisme. En prodiguant des conseils aux participants au FSE, T. Ramadan emprunte au genre rhétorique du délibératif : «Le FSE doit refuser les expressions de racisme. […] Qu‘importe d‘où viennent les individus, qu‘importe leur culture ou leur religion si, dans leur volonté commune de changer le monde, ils refusent de façon déterminée de différencier les victimes et de distinguer les bourreaux.»

 Or, c‘est précisément l‘appel à la tolérance mutuelle entre propalestiniens et proisraéliens qui renforce le but argumentatif extrémiste sous-jacent à ce discours. La juxtaposition entre tous les bourreaux et leurs victimes consiste à vouloir mettre sur un même plan la politique d‘extermination des nazis avec celle de l‘occupation des territoires palestiniens par Israël. Le pivot argumentatif bien connu consiste ici à accuser les Juifs de causer leur propre perte, en l‘occurrence de procéder au «chantage à l‘antisémitisme», provoquant ainsi des réactions hostiles de la part de la communauté musulmane. On peut donc constater que sous couvert d‘un appel à la modération, T. Ramadan emprunte à la stratégie négationniste que consiste à banaliser la Shoah. D‘autres articles diffusés sur le site empruntent à une stratégie discursive similaire, mélangeant des prises de positions religieuses „éclairées“ avec relativisme historiographique. Ainsi «En quoi l‘Islamisme est un faux», par Jameleddine Héni (http://oumma.com/En-quoi-I-Islamisme-est-un-faux) (consulté le 18-11-2015) ou «De l‘accusation d‘antisémitisme comme arme de dissuasion» (http://oumma.com/De-l-accusation-d-antisemitisme) (consulté le 18-11-2015). Ce dernier avertit le lecteur du danger de l‘«accusation d‘antisémitisme» qui peut conduire à des prises de positions partisanes, réduisant la possibilité de comprendre les tenants et aboutissants du conflit israélo-arabe au Moyen-Orient.

 Plusieurs auteurs du site se servent de cette stratégie dramatisation discursive qui consiste à associer des notions tirées de contextes historiques différents. En l‘occurrence, associer le dire au déjà dit confère non seulement un sens à ce qui reste à dire, mais tend également à resémantiser le déjà dit. Ainsi François Burgat, directeur de recherche au CNRS, dans un article daté du 10 décembre 2006 intitulé «Les nouveaux ˝intochables˝ les kilotonnes ˝démocratiques˝» (http://oumma.com/Les-nouveaux-intouchables-et-les) (consulté le 18-11-2015). Empruntant une tonalité fortement polémique, l‘auteur fustige les puissances occidentales d‘aujourd‘hui qui continueraient à soutenir Israël, alors que la population palestinienne serait livrée à son sort. Comme l‘indique le segment suivant tiré du deuxième paragraphe de l‘article («les ruines du ghetto qu‘est devenu Gaza»), le discours conduit non seulement à une lecture erronée de l‘Histoire européenne moderne et récente. Elle manipule également la perception de la situation actuelle au Proche Orient.

 En Europe, la conception des quartiers de résidence forcée a conduit à l‘isolement des Juifs, les rendant vulnérables à l‘égard du pouvoir en place et les exposant régulièrement à la vindicte populaire. Les nazis ont réinstauré les ghettos pour mener à bien leur politique d‘extermination. Quant à Gaza, ville palestinienne située à proximité de la Méditerranée fondée dans l‘Antiquité grecque, elle se situe au centre d‘un territoire destiné  par l‘ONU à faire partie d‘un Etat palestinien indépendant. Occupée par Israël à plusieurs reprises depuis les années 1950, la bande de Gaza a acquis un statut d‘autonomie depuis plus d‘une décennie. Même si sa population souffre de son isolement géographique et économique en raison du conflit israélo-arabe, sa situation ne peut pas être comparée avec celle encourue par les Juifs dans les ghettos européens du XVIe au du XXe siècles. La charge émotionnelle visée par le discours consiste à dramatiser la situation actuelle qui règne à Gaza en la comparant au passé meurtri des ghettos juifs, ce qui le conduit en même temps à banaliser ce dernier, car la vielle de Gaza n‘est pas menacée de destruction totale.

 Les exemples suivants puisent dans le registre des figures de la véhémence dont la finalité consiste à combattre les idées défendues par un adversaire (souvent non déclaré), voire à vouloir exclure ce dernier de la scène publique. L‘article de Bruno Guigue intitulé «La conférence de Téhéran et les Faurisson pro-israéliens» paraît exemplaire. (http://oumma.com/La-conférence-de-Teheran-et-les) (consulté le 18-11-2015). Dans son commentaire du 20-12-2006 consacré à une conférence internationale à Téhéran destinée à soutenir les ˝thèses˝ du déni de la Shoah, conférence qui s‘est au mois de décembre 2006 en présence de nombreux négationnistes européens, dont le Français Robert Faurisson, B. Guigue, politologue et diplômé d‘ENS et d‘ENA, qualifie la mémoire du génocide nazi d‘«arme redoutable d‘intimidation massive». On reconnaît ici l‘usage du sarcasme qui, contrairement à l‘ironie, affirme la moquerie exacerbée de l‘énonciateur. La locution renvoie de façon hyperbolique aux «armes de destruction massive» qui ont défrayé dans les chroniques de la presse internationale avant le déclenchement de la seconde guerre en Iraq au début des années 2000. Comme les forces occidentales n‘ont jamais pu découvrir ces armes, l‘opinion publique s‘est rendue compte que ces dernières avaient servi de prétexte à l‘administration américaine pour se lancer à la conquête de l‘Iraq. B. Guigue semble ainsi vouloir présenter la mémoire de la Shoah comme une sorte de chimère dont se servirait les Israéliens pour asservir d‘autres pays.

 Dans un passage ultérieur, le lecteur peut découvrir une attaque personnelle lancée à l‘adresse d‘un opposant : «Grand prêtre de cette nouvelle inquisition, Alain Finkielkraut les voit partout, ces antisémites, il les traque sans relâche, il les bombarde d‘anathèmes». Critiquant l‘opinion qui continue à apporter son soutien à Israël, B. Guigue met la figuration discursive à un degré passionnel plus élevé. On peut reconnaître la categoria qui consiste à affirmer directement la culpabilité de l‘accusé. En l‘occurrence, Alain Finkielkraut serait coupable d‘abuser de sa notoriété de philosophe et d‘intellectuel engagé pour adopter le rôle d‘un prédicateur fanatique combattant des ennemis imaginaires. L‘expression «les Faurisson pro-israéliens» paraît emprunter au même procédé stylistique. Référant au nom de Robert Faurisson, négationniste français notoire, B. Guigue incrimine ces adversaires d‘adopter des procédés argumentatifs détournés visant à nier une réalité historique. Or le contexte précédent situe cette locution à un degré d‘intensité émotionnel plus élevé : «Antisémites, les familles palestiniennes de Gaza réduites en cendres par les obus de Tsahal ?» En effet, les adversaires qualifiés de «Faurissons pro-israéliens» seraient non seulement responsables de nier les procédés d‘extermination qu‘appliquerait l‘armée israélienne à l‘encontre de la population palestinienne vivant dans la bande de Gaza, mais accuseraient de surcroît cette même population d‘afficher une attitude antisémite. On peut reconnaître une figure de la véhémence appelée la bdelygmia (ou abominatio en latin) qui consiste à provoquer chez le lecteur une forte aversion à l‘égard du sujet visé. B. Guigue cherche ainsi à partager avec le public d‘oumma.com son horreur devant l‘attitude affichée par ses adversaire, ignorant sciemment la jonction qu‘aurait Israël entre occupation de territoires et extermination de populations. Ainsi la tournure «Oradour-sur-Méditerranée», empruntant toujours à la bdelgymia destinée à provoquer une réaction passionnelle de la part des lecteurs français à l‘encontre d‘Israël.

 Enfin, dans l‘article intitulé «Philippe Val : une caricature d‘intellectuel» publié le 01-03-2006 (http://oumma.com/Philippe-Val-une-caricature-d) (consulté le 18-11-2015), le journaliste Lounis Aggoun cherche à porter au plus loin le véhémence discursive. Revenant sur la polémique déclenchée par la publication de caricatures du prophète Mahomet dans un journal danois, caricatures reprises par le magazine français Charlie Hébdo le 8 février 2007 au nom de la liberté d‘expression, l‘auteur s‘en prend à son directeur Philippe Val qui avait publiquement pris la défense de sa rédaction : «il reste à nous interroger sur nous-même, pour comprendre pourquoi l‘on ne ressent à écouter Philippe Val […] qu‘une pressante envie de vomir». Aussi peut-on inscrire le but l‘argumentaire proposé par L. Aggoun dans la perspective de l‘ara, figure rhétorique de l‘antipathie extrême destinée à provoquer chez le destinataire un sentiment de révulsion. Ce programme discursif est développé dans les quatre partie qui composent le texte : «Philippe Val apprenti dictateur» , «Philippe Val apprenti censeur» ; «Philippe Val apprenti intellectuel ˝négatif˝» ; «Philippe Val apprenti sorcier» sans toutefois parvenir à démontrer les causes de son ressentiment. Dans la première partie, L. Aggoun est contraint de qualifier Philippe Val de «médiocre apprenti dictateur» dont la seule capacité serait de proférer «quelques mots déséquilibrés». On peut rapprocher cet argument ad hominem[17] à l‘objurgation qui consiste à dénoncer un défaut auprès de l‘adversaire. Dans la section suivante, l‘énonciateur se plaint qu‘un de ses livres qu‘il présente comme un ouvrage majeur n‘ait pas retenu l‘attention de Charlie Hébdo, accusant son directeur d‘être un censeur d‘une «affligeante indigence». Même si le procédé discursive ressemble à l‘objurgation, le reproche adressé à Philippe Val manque de cible en raison de la démonstration de ses propres faibles : apparemment, L. Aggoun supporte mal de ne pas avoir été cité par Charlie Hébdo.

 La troisième partie cherche à montrer que Philippe Val ne dispose que d‘une «culture poussive», reproche qui n’articule pas une figure de la véhémence au degré fort. Enfin, la dernière partie reprend d‘abord les différentes caractéristiques que nous venons d‘analyser. Philippe Val serait à la fois «un piètre apprenti dictateur», «un médiocre apprenti censeur» et «un grotesque apprenti intellectuel négatif». De surcroît, L. Aggoun l‘accuse de « manipulation» pour le qualifier d‘«apprenti sorcier». Sans vraiment développer le programme discursif inscrit dans l‘ara, procédé rhétorique de l‘antipathie radicale, l‘article de L. Aggoun finit sur une juxtaposition de deux notions qui empruntent à la même figure appelé categoria : «pitre…Val-Taire». La première notion consiste à récuser la crédibilité de Philippe Val, accusé de jouer le jeu des puissances occidentales. La seconde associe en forme de mot-valise le nom du journaliste à l‘action récusée qui consiste à rend silencieux des voix différentes, dont celle de l‘énonciateur, L. Aggoun. On peut constater un effet de redondance destiné à renfoncer l‘accusation portée à l‘égard de Philippe Val qui serait une sorte d‘anti-modèle de Voltaire, comme le suggère la prosodie lyrique empruntée en fin de parcours : «Pauvre Voltaire, tiré du sommeil du juste pour découvrir qu‘il a pour piètre apôtre de ses épîtres le… pitre… Val-Taire».

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Au terme de notre réflexion, force est de constater la charge persuasive de pathos négationniste. L‘analyse permet de montrer comment les émotions font partie de l‘argumentation. En cela, le modèle holistique d‘Aristote, intégrant discours, caractère de l‘orateur et passions du public trouve une actualisation sur l‘agora virtuelle. Par ailleurs, l‘étude de cas nous a permis de souligner la globalisation de la sophistique négationniste. Ancré dans l‘Histoire européenne, le déni de la Shoah sert aujourd‘hui de modèle argumentatif au radicalisme islamique. L‘extrémisme affiche par Russ Granata et Ahmed Rami se caractérise par la construction de l‘image d‘un orateur passionné dont la visée argumentative consiste à brouiller les références historiques. Si cette démarche paraît peu convaincante, loin s‘en faut, on aurait tord de sous-estimer la portée persuasive de l‘amateurisme dont ils se targuent. C‘est précisément leur émotivité ˝authentique˝ qui inspire confiance dans ce monde désenchanté d‘aujourd‘hui qui paraît régit par le seul profit économique.

 L‘analyse du pathos agressif de la section suivante nous a permis de relever le fonctionnement de la stratégie polyphonique. Celle-ci vise à banaliser le déni du génocide en jetant systématiquement le discrédit sur les porteurs du savoir institutionnel. Le modèle discursif adopté par Serge Thion paraît exemplaire à cet égard. La gradation choisie sur l‘échelle des émotions répond à la place que l‘énonciateur confère à l‘opposant dans la hiérarchie du savoir. Cette distribution des rôles qui répond à la modélisation fonctionnelle sous-jacente à la sophistique négationniste vise à asseoir la légitimité du déni du génocide. L‘exemple du site oumma.com nous a permis de prendre la mesure de la maîtrise de cette démarche rhétorique complexe. Les articles que nous avons retenus sont tous signés par leurs auteurs qui authentifient leurs paroles, alors que l‘identité du site lui-même reste en retrait. Cette scénographie des voix agrandit l‘auditoire potentiel des internautes, tout en facilitant un ciblage plus précis. Or la radicalisation progressive des discours, partant d‘une argumentaire pseudo-modéré d‘un Tariq Ramadan, à la polémique ad hominem de Lounis Aggoun, en passant par le sémantisme erroné de François Burgat, permet de renforcer l‘enchaînement descendant entre antisionisme, antisémitisme, islamisme et totalitarisme. Le pathos négationniste paraît ainsi indiquer la menace de la barbarie contemporaine.


[1]Pour une approche historiographique du négationnisme, voir P.-A. Taguieff, 1998, La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française, Paris, Editions Mille et une nuits et V. Igounet, 2000, Histoire du négationnisme en France, Paris, Editions du Seuil.
[2]Dans un article de recherche, nous avons essayé de définir cette co-présence paradoxale du vrai, non vraisemblable comme un topos, stéréotype discursif qui régit la représentation langagière de la Shoah. Voir M. Rinn,  2005, «Imre Kertész. Une écriture de l’extrême contemporain», in Esthétique du Témoignage, C. Dornier et R. Dulong (dir.) Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, pp. 61-69.
[3]Lire à ce sujet le premier chapitre de D. E. Lipstadt, 1993, Denying the Holocaust, New York, Macmillan.
[4] Cf. M. Rinn, «Cybernégationnismes», in Mots. Les langages du politique, n°80, 2006, p.48.
[5]Créé selon en avril 1999, le site de Russ Granata a disparu fin 2004. Sur une page révisionniste américaine qui lui rend hommage, on peut apprendre que Granata est décédé le 14 août 2004 en Californie. Toutefois, son site demeure accessible sur d’autres cites négationnistes.
[6]Voir les travaux du Groupe µ, 1992, Traité du signe visuel. Pour une sémiotique de l’image, Paris, Editions du Seuil, de P. Fresnault-Deruelle, 1993, L’éloquence de l’image, Paris, P.U.F et de J.-M. Adam et M. Bonhomme, 1997, L’argumentation publicitaire, Paris, Nathan.
[7]Plusieurs recherches récentes ont contribué à renouveler l’approche de l’ethos oratoire. Voir R. Amossy (dir.), 1999, Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Paris-Lausanne, Delachaux et Niestlé et D. Maingueneau, 2004, Le discours littéraire, Paris, Armand Colin, p. 203-221.
[8] Le site, hors ligne depuis le décès de l’hôte en 2004, est toujours accessible sur Metapedia http://web.archive.org/web/20030127163545/http://www.russgranata.com/ (consulté le 18-11-2015). Il est également référencé sur d’autres sites négationnistes comme l’Adelaide Institute (http://www.adelaideinstitute.org/Dissenters/mattogno_denial.htm) (consulté le 18-11-2015) ou Wilhelm Tell (http://www.tellme1st.net/rockyview/200212/Ety_holocaust_rev/appdx.htm) (consulté le 18-11-2015).
[9]Nous nous référons au passage suivant de la Rhétorique d’Aristote : «Il y a trois choses qui donnent de la confiance dans l’orateur ; car il y en a trois qui nous en inspirent, indépendamment des démonstrations produites. Ce sont le bon sens, la vertu et la bienveillance. […] Par suite du manque de bon sens, on n’exprime pas une opinion saine» (I, 1378a) (Ch.-E. Ruelle (trad.), 1991, Paris, Le Livre de Poche).
[10] A. Rami est né en 1946 au Maroc. De 1963 à 1966, il enseigne l‘arabe dans différents lycées. En 1966, il entre à l‘Académie militaire marocaine de Meknès et sera intégré deux années plus tard à l‘Etat major des blindés.  En 1971 et 1972, A. Rami participe aux tentatives de coup d‘Etat manqués et passera une année dans la clandestinité. En 1973, il parvient à gagner la Suède où il obtient l‘asyle politique et la nationalité suédoise. Lire également un article sur A. Rami publié par le journal russe Pravda le 15 juilllet 1997 intitulé «Rami n‘est pas achetable». Traduit en français, il est également accessible sur le site http://rami.tv/PAVDA.HTM (sic) (consulté le 18-11-2015).
[11] Cet entretien est diffusé sur http://rami.tv (consulté le 18-11-2015).
[12] A la suite d’une plainte de l’Union des étudiants juifs de France, la justice française ordonna aux fournisseurs d’accès en 2005 de filtrer l’accès au site (ordonnance confirmée par la Cour d’appel de Paris en 2006, puis par la Cour de cassation en 2008). Depuis, AAARGH a migré vers d’autres adresses (http://gudeian.50megs.com/). Enfin, le site reste accessible sans conraintes à l’étranger.
[13] Par « polyphonie informationnelle », nous entendons la multiplication de la source énonciative destinée à rendre indéfininissable le but argumentatif.
[14]Voir M. Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982, p. 35.
[15]Pour une définition exhaustive de ces figures de discours, voir l’article d’A. W. Halsall intitulé «Figures de la véhémence chez Shakespeare et Hugo», in La parole polémique, G. Declercq, M. Mural et J. Dangel (éds.), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 263-281.
[16] Voir le développement sur le site de Russ Granata dans la section précédente.
[17] Voir Gilles Declerc, «Avatars de l‘argument ad hominem : éristique, sophistique, dialectique» in La parole polémique, G. Declerc, M. Murat et J. Dangel (éds), Paris, Honoré Champion, 20003, pp. 327-376.